Pour la mémoire et la justice
Ça ne change rien à la tragédie, ça ne ramènera pas les victimes et « los desaparecidos », c’est quand même une nouvelle qui redonne (un peu) foi en l’Homme : formellement identifié par un juge chilien puis retrouvé aux États-Unis où il coulait des jours tranquilles, l’assassin de Victor Jara va être traduit en justice. Une mesure que l’on doit à l’obstination de la famille du grand auteur-compositeur-interprète, emblème de la démocratie de Salvador Allende et défenseur des humbles. Il n’y aura fallu qu’un peu de patience, puisque le procès, s’il se déroule à la rentrée prochaine, aura « seulement » demandé quarante-deux ans : le chanteur fut en effet torturé et exécuté le 16 septembre 1973, douze jours avant qu’il ne fête ses quarante et un ans et cinq jours après le putsch du sanguinaire Pinochet.
En ces temps de tragédie qui semblent aller en s’accélérant, une telle information – pour anecdotique qu’elle puisse paraître, comme un détail de ciel bleu éclairant un océan de grisaille – a valeur de symbole universel. Parce que Victor Jara ne chantait pas pour passer le temps, comme il l’écrivit dans son superbe Manifiesto, son inspiration poétique se doublant d’une indignation sociale, à l’instar de ses compatriotes Pablo Neruda et Violeta Parra. Mais aussi parce que la chanson mondiale lui a rendu hommage au cours des décennies suivantes. Témoin, celle-ci de Julos Beaucarne (1975) qui, tout en rappelant la fin de l’histoire, dénonce le fait qu’Henry Kissinger, alors responsable de la politique américaine étrangère sous la présidence de Nixon, aurait sinon fomenté du moins encouragé et soutenu avec la C.I.A. le coup d’État militaire qui allait faire des milliers de morts au Chili.
Quelque quarante ans plus tard, le 3 janvier 2013, la justice chilienne faisait incarcérer quatre anciens militaires, dont Hugo Sanchez, l’un des deux officiers responsables de l’exécution du chanteur. Le second, identifié depuis 2009 et retrouvé en Floride où il tenait un commerce de voitures d’occasion, faisait déjà l’objet depuis décembre 2012, mais en vain, d’une demande d’extradition de la part du juge chilien Miguel Vázquez. Finalement, à la mi-avril 2015, un juge d’Orlando, Roy Dalton, a ordonné que Pedro Barrientos, c’est le nom de l’assassin, réponde au moins de ses actes devant un tribunal américain. La famille de Victor Jara – en particulier sa veuve Joan et leurs filles Manuela et Amanda – qui s’est battue tout ce temps pour obtenir justice, peut commencer à vivre un peu en paix…
Pedro Pablo Barrientos est le triste individu qui porta le coup de grâce au troubadour, d’une balle à bout portant dans la nuque, après l’avoir torturé en compagnie d’autres militaires. Quand on retrouva le corps de Victor Jara (emmené et abandonné par son assassin dans un coin désert de la capitale, jeté parmi d’autres cadavres), on découvrit qu’il avait été criblé de balles… Quarante-quatre balles de fusil, exactement (outre celle dans la nuque), tirées par deux jeunes soldats aux ordres de Barrientos et Sanchez.
Mais avant cela – les témoignages des compagnons du chanteur, rescapés de l’enfer du stade Chile (aujourd’hui Estadio Victor-Jara) où allaient se dérouler encore tant d’autres horreurs, le montrent aujourd’hui –, battu, supplicié, Victor Jara eut encore le courage d’écrire un poème, connu sous le titre Estadio Chile, dénonçant le fascisme. Un poème resté inachevé car les bourreaux, pleins de haine, s’en prirent alors aux mains du chanteur-poète... Les versions diffèrent quelque peu, mais qu’importe, la torture, le désir et le plaisir de faire souffrir furent bien réels : les mains massacrées à coups de crosse ou les doigts tranchés par une hache, Victor Jara n’eut que le temps de tracer au crayon sur le carnet d’un de ses compagnons d’infortune (conservé précieusement aujourd’hui à la Fondation Victor-Jara) ces vers aussi éloquent qu’ultimes : « Canto, qué mal me sales / cuando tengo que cantar espanto ! / Espanto como el que vivo / como el que muero, espanto » (« Ma chanson, comme tu es mal faite / quand je dois chanter l’épouvante / L’épouvante comme celle que je suis en train de vivre / L’épouvante, comme celle qui me tue. »)
Deux jours plus tard, le 18 septembre 1973, sa dépouille était enterrée semi-clandestinement dans l’espoir que l’oubli efface jusqu’au souvenir de son nom… C’était compter sans la chanson, sa force émotionnelle et son pouvoir d’évocation plus durables que tous les fascismes. Deux ans plus tard, en 1975, Jean Ferrat rappelait dans Le Bruit des bottes (album La femme est l’avenir de l’homme) ce drame chilien sans savoir encore que la dictature de Pinochet verrouillerait le pays jusqu’en 1990 : « Quand un Pinochet rapplique / C'est toujours en général / Pour sauver la République / Pour sauver l’ordre moral / On sait comment ils opèrent / Pour transformer les esprits / Les citoyens bien pépères / En citoyens vert-de-gris / Il se peut qu'on me fusille / […] À moins qu’avec un hachoir / Ils me coupent les dix doigts / Pour m'apprendre la guitare / Comme ils ont fait à Jara… »
Victor Jara ! Rien que l’énoncé de son nom fait frémir d’émotion… et de bonheur pour ceux qui, comme moi, l’écoutaient déjà dans la seconde moitié des années soixante. Comme on écoutait l’Argentin (et grand « maestro » de la chanson latino-américaine) Atahualpa Yupanqui. Avec bonheur et ferveur, pour leur poésie d’autant plus belle qu’accessible à tous, pour leurs mélodies inoubliables… et pour leur révolte contre l’injustice. Au Chili, la misère et l’exclusion étaient alors le lot commun de la majorité de la population, le pouvoir et la richesse aux mains d’une toute petite caste.
Dans le domaine de la musique, deux voix essentielles s’élevaient dans le silence, fondatrices du mouvement de la Nueva canción chilena, pour contester cet état de fait et chanter la beauté du monde : celle de Victor bien sûr mais aussi de Violeta Parra, l’auteur de Gracias a la vida – l’une des plus belles chansons qu’on ait jamais écrites –, qui connaîtra elle aussi un destin funeste ; Violeta se suicidera de désespoir en 1967, un an seulement après avoir rendu grâce à la vie avec cette chanson immortelle, hymne absolu à la vie sous toutes ses formes.
La même année que Violeta Parra enregistre Gracias a la vida, Victor Jara – qui a bien d’autres cordes à son arc que celle de chanteur – prend la direction du collectif Quilapayun... dont les membres, on le sait, seront contraints en 1973 de s’exiler en France. Au cours des sept dernières années de sa vie, il multiplie les succès populaires et devient une véritable icône, mais une icône aussi humble et accessible que le commun des mortels. Te recuerdo Amanda (Je me souviens de toi, Amanda), El Derecho de vivir en paz (Le droit de vivre en paix), Canto libre, Abre tu ventana (Ouvre ta fenêtre), Plegaria para un labrador (Prière pour un laboureur), Ni chicha ni limona… Tant et tant d’autres jusqu’à son manifeste en chanson, où, au passage, il fait référence à son amie disparue : « Aquí se encajó mi canto / como dijera Violeta / Guitarra trabajadora / con olor a primavera… »
Je ne chante pas pour chanter
Ni pour montrer ma belle voix
Je chante parce que la guitare
Contient de l’amour et du bon sens
Elle a un cœur terrestre
Et des ailes de colombe
Elle est comme l’eau bénite
Qui sanctifie joies et peines
Là se situe ma chanson
Comme l’aurait dit Violeta :
Guitare au travail
Au parfum de printemps
Ce n’est pas une guitare de riches
Ni quoi que ce soit qui lui ressemble
Ma chanson est de ces tremplins
Qui permettent d’atteindre les étoiles
Car le chant a un sens
Quand il palpite dans les veines
De celui qui mourra en chantant
Les vérités véritables
Pas les flatteries éphémères
Ni les célébrités étrangères
Mais le chant d’une alouette
Qui atteindra le bout de la terre
Là où tout parvient
Et où tout commence
Le chant qui a montré du courage
Sera toujours une chanson nouvelle
…toujours une chanson nouvelle…
Je l’ai dit, nombreuses sont les chansons à travers le monde qui ont rendu hommage au troubadour chilien… ou continuent de le faire. C’est ainsi qu’un grand chanteur argentin, Leon Gieco, évoque les mains tranchées du guitariste dans Chacareros de dragones. En France, on peut notamment citer Gilles Servat avec une chanson en breton, Gwerz Victor C'hara, d’après le récit de l’écrivain chilien Miguel Cabezas, témoin oculaire des événements ; Pierre Chêne avec Qui était cet homme ? (« “Maintenant chante encore” / a dit un officier / En levant ses mains rouges / il s’est mis à chanter / Et la foule a repris / le chant du supplicié / Alors pour qu’il se taise / les soldats ont tiré / Qui donc était cet homme / égaré parmi nous / qu’on entendait chanter / lorsque grondaient les loups ?… »), ou encore le Sétois Angel Girones avec la méconnue Les Mains.
Enfin, à l’occasion des trente ans de cette tragédie, nous est venue de Suisse romande cette Chanson pour Victor Jara de Michel Bühler qui, au-delà du rappel des faits, dresse un constat terrible : celui de la mémoire refoulée, du pardon refusé et qui pose la question de l’honneur bafoué…
Il fallut attendre le 5 décembre 2009 pour que la dépouille de Victor Jara fût exhumée puis transférée au Cimetière Général de Santiago, après trois jours d’hommage populaire. La cérémonie se déroula en présence de sa veuve Joan, de ses deux filles Manuela et Amanda, ainsi que de l’ancienne présidente du Chili Michelle Bachelet. Une page se tournait, celle de l’oubli délibérément entretenu. Une autre s’ouvrait, celle de la reconnaissance. Entre autres nouvelles chansons consacrées dès lors à Victor dans le monde entier par de jeunes artistes et groupes, sans parler des reprises (comme celle du Manifiesto, sur scène et en version originale, par Bruce Springsteen !), le Québécois Jean-François Lessard, dans Victor, a tiré la morale de cette abomination : « C’est pas une fable / C’est pas un conte / C’est une histoire / pour mes enfants / Afin qu’ils sachent / Qu’un vrai héros / Ça peut n’avoir / Comme armes / Qu’un tour de chant… »
L’ordre implacable venu de Washington, rappelle Michel Bühler… La lettre de Julos Beaucarne à Kissinger… Que croyez-vous qu’il soit arrivé à celui-ci ? Que des « honneurs » qui sonnent comme autant de déshonneurs. Car il n’y a pas que dans les états-majors que « l’honneur, on connaît pas », dans les salons de Washington aussi… N’est-ce pas, madame Hillary Clinton, peut-être future présidente des États-Unis, qui vous permettez de voir en ce « grand Américain » non seulement « un ami » personnel mais surtout de louer en lui son « attachement à la démocratie » ?!
Juste histoire de rafraîchir un minimum les mémoires courtes : Salvador Allende fut élu démocratiquement et renversé par un militaire félon (qui devait avoir l’assassin par procuration de Federico Garcia Lorca pour idole, car le putsch de Pinochet ne fut qu’une redite de celui de Franco… dont les États-Unis d’Amérique furent ensuite le premier pays à reconnaître le régime – no comment…), et l’avocate de la famille Jara a déposé plainte pour délits de « torture, assassinat et crimes contre l’humanité », rappelant que la dictature de Pinochet avait causé bien d’autres victimes, accompli bien d’autres exactions, se comptant par milliers…
J’eus l’occasion d’en parler de vive voix (et avec l’émotion que vous imaginez) avec Joan Jara, la veuve de Victor (née Joan Turner, citoyenne britannique), un jour de chagrin mais aussi d’incommensurable amitié partagée. Le jour où l’on organisa avec Paroles et Musique, c’était en octobre 1983, une grande soirée au Casino de Paris en hommage à notre collaboratrice Régine Mellac, brusquement disparue au cours de l’été précédent. Prof d’université, journaliste, Régine – qui n’arrêtait pas de bourlinguer en Amérique latine, parfois à ses risques et périls – incarnait l’adresse parisienne par excellence de tous les chanteurs latino-américains contraints à l’exil.
Ce soir-là (il en reste heureusement un double 33 tours, La Mémoire chantée de Régine Mellac – notre photo – que Paroles et Musique diffusa ensuite par correspondance), le Casino de Paris était archicomble. Non seulement la salle mais aussi la scène car (grâce en particulier à nos collaborateurs Jacques Erwan, Marc Legras et Jacques Vassal) jamais il n’y eut en France pareil rassemblement d’artistes et groupes espagnols et latino-américains, tous venus chanter ou jouer pour notre amie, qui était aussi la leur : Pajaro Canzani, Cuarteto Cedron, Paco Ibañez, Illapu, Lluis Llach, Francisco Montaner, Isabel et Angel Parra (les enfants de Violeta), Quilapayun, Uña Ramos, Osvaldo Rodriguez, Pedro Soler, Mercedes Sosa, Daniel Viglietti, etc.
Il n’y avait alors que dix ans d’écoulés, depuis le coup d’État au Chili, mais je me souviens d’avoir évoqué avec Joan Jara la nécessité, pour la mémoire collective, qu’elle s’attelât un jour à l’écriture de cette tragique histoire mais aussi de la sienne propre avec Victor… Vingt-cinq ans plus tard, en 2008, le livre, son livre, traduit en français, parut en Belgique sous le titre Victor Jara, un chant inachevé. Un récit pathétique où Joan fait découvrir son mari à travers l’homme et l’artiste. « Près de 400 pages d’émotion, soulignait Serge Dillaz dans Chorus, d’admiration et de colère où la conscience politique affleure à chaque sentiment. »
L’histoire d’une passion amoureuse se conjuguant à une vision commune du monde. « L’amour sert ici de révélateur, poursuivait Dillaz : il est le levier d’une révolte, d’un engagement qui vont faire basculer le couple dans l’Histoire. Car l’œuvre de Victor Jara a valeur de symbole : les couplets de ce chanteur assassiné par les soldats de Pinochet témoignent du combat contre l’arbitraire. Ils ont inspiré toute une génération de chanteurs latino-américains. » Son œuvre, sa chanson, c’est-à-dire « le condensé d’un patrimoine populaire placé au service de la lutte sociale. Édifiant, à un moment où l’on veut nous faire croire que l’art chansonnier est à jamais synonyme de divertissement puéril… Victor Jara, en tout cas, était persuadé du contraire. On l’a fait taire. »
Victor Jara, 28 septembre 1932-16 septembre 1973 ; pas même 41 ans. Aujourd’hui, quatre décennies ans après son exécution par des « barbares casqués » qui n’avaient rien à envier à ceux d’aujourd’hui, par exemple aux auteurs masqués des attentats parisiens de janvier dernier, fascistes de tous bords qui n’ont dans la tête et le cœur que la haine de l’autre et de ce que l’humanité peut créer de meilleur, ennemis communs de la démocratie et de la liberté, ses anciens camarades de Quilapayun entretiennent la flamme de la mémoire. Et du rêve d’un monde enfin libéré de la barbarie. On le verra à la fin de cette vidéo, après leur chanson si emblématique de la lutte contre l’oppression, El pueblo unido jamas sera vencido, quand ils expliquent que « le rêve existe. Et comme tous les rêves, il se construit de ce que nous avons vécu. Notre rêve à nous est un pays démocratique qui respecte les droits humains, où il y ait de la justice, de la réconciliation, où il y ait du respect et de la vénération pour les héros tombés… »
Je déplorais récemment la grève du rêve de notre société de consommation passive. Mais, même si on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens (et empêcher les tragédies de se produire), avec l’identification de l’assassin de Victor Jara et le procès qui se profile enfin à l’horizon, on avance, on avance... « Hasta la victoria, siempre » ? En tout cas, « hasta la justicia », la plus élémentaire des justices, seule condition du pardon sinon de l’oubli. Le poète n’écrivait-il pas dans El derecho de vivir en paz, que notre chanson est « feu de pur amour, c’est une colombe du colombier, c’est une olive de l’olivier, c’est le chant universel, la chaîne humaine qui fera triompher le droit de vivre en paix. » Viva Jara !