La révolte, le dégoût et la colère
J’ai regardé cette semaine à la télé, sur une chaîne d’information continue, un débat sur le thème des migrants qui m’aurait fait pleurer s’il ne m’avait révolté… Que dis-je, « révolté » ? Dégoûté, oui, écœuré ! L’objet de cet écœurement ? La déclaration d’un député s’exprimant au nom du parti LR, vous savez ce groupement politique qui a usurpé le qualificatif « Les Républicains » sans qu’aucune institution officielle n’y voie à redire, alors qu’on a toujours appris aux citoyens français que la République était « une et indivisible » – donc qu’elle ne pouvait donner lieu à aucune appropriation par une partie d’elle-même (et encore moins par un parti !). De la République, de la Liberté, des migrants et du racisme ordinaire…
J’y viens… Mais auparavant, puisqu’il est question des « Républicains » et que ce blog, me dira-t-on, est spécialisé dans la chanson (elle-même considérée comme le meilleur reflet de l’air du temps…), comment passer sous silence le fait que la maire LR de Montauban vient d’être mise en garde à vue pour détournement de fonds publics ?! Elle qui a condamné, de façon arbitraire et irréversible (du moins dans ce chef-lieu du Tarn-et-Garonne, car il est question d’une renaissance à Castelsarrasin), le festival « Alors… Chante ! à Montauban » à la veille de sa trentième édition !
Une aberration culturelle doublée d’une faute politique à l’encontre de ses concitoyens et de l’équipe d’une manifestation qui ajoutait une plus-value nationale à la réputation de sa ville. Mais aujourd’hui, on découvre (enfin, il y a longtemps qu’il y avait anguille sous roche) que la gestion de cette même ville n’était pas franchement un modèle d’honnêteté ni de légalité. Et qu’il y avait des sous (destinés à la Culture ?) qui se perdaient en route… Forcément, on ne peut pas soutenir tout le monde et ses copains, l’œuvre d’utilité publique et les coquins. Face à la crise, devant la restriction des budgets, des choix s’imposent : à Montauban on a fait les siens. Comment ne pas y voir un lien, aussi, avec le changement de nom de son parti, pourri par l’affaire Bygmalion (toujours en cours d’instruction), et ne pas donner raison à ceux et celles qui voient en certains de ses membres de véritables « ripouxblicains » ? Il y a de quoi en pleurer…
Le débat télé ? J’y viens. La question était : que faire de tous ces migrants qui frappent à la porte de l’Europe, fuyant pour la plupart leur pays en guerre ? L’Érythrée en particulier, aux portes de laquelle j’ai vécu à la fin des années 1970 lorsque la jeune République de Djibouti, « havre de paix, de rencontres et d’échanges », accueillait des réfugiés de toutes parts de la Corne de l’Afrique suite à la guerre de l’Ogaden, par centaines puis par milliers. Et que l’Érythrée se battait, depuis quarante ans déjà, contre l’Éthiopie pour récupérer son indépendance ; on voit le résultat aujourd’hui… Les camps de réfugiés, je m’y suis rendu plus d’une fois ; j’y comptais des amis « Médecins sans frontières » qui se dévouaient corps et âme pour ces pauvres hères en quête de paix. Faméliques, malades, blessés.
J’y ai accompagné des artistes de passage à Djibouti pour s’y faire ponctionner du sang qui pétait la forme, car il y avait carence et urgence en la matière. Et nos amis toubibs ne manquaient pas la moindre occasion de jouer les vampires… C’est ainsi que chez certains Afars, certains Issas, coule aujourd’hui le sang de Graeme Allwright, de Francis Bebey, d’Henri Dès, de Leny Escudero, de Marc Ogeret, de Rufus ou de Jacques Serizier, par exemple, que nous avons contribué à faire venir là-bas, dans cette terre a priori si étrangère à la chanson française, avec mes amis « cultureux » Dominique Chantaraud et Bernard Baños-Robles. Un peu plus tard arriveraient, sur nos conseils, une Anne Sylvestre et un Claude Nougaro, alors que nous-mêmes étions de retour en France pour y célébrer les noces des Paroles et de la Musique. « Il serait temps que l'homme s’aime / Depuis qu’il sème son malheur / Il serait temps que l’homme s’aime / Il serait temps, il serait l’heure / Il serait temps que l’homme meure / Avec un matin dans le cœur / Il serait temps que l’homme pleure / Le diamant des jours meilleurs… »
Cette digression pour mieux faire comprendre ma révolte, mon dégoût et ma colère, face aux propos de cet élu paradant à la télé, les couleurs de la République en bandoulière. Il rappelait pourtant en préambule que l’Érythrée est sans doute aujourd’hui la dictature la plus extrême de la planète avec des camps de concentration à vie, des familles séparées à jamais, des tortures jusqu’à ce que mort s’en suive, des exécutions incessantes par centaines, par milliers… Toutes choses connues et reconnues, sauf par les autruches, mais la vérité est toujours bonne à rappeler. Et puis, ce couperet inattendu, en substance : « Tous ces migrants qui se présentent à nos frontières, Érythréens pour la plupart, il faut les renvoyer aussitôt chez eux. »
Je n’en croyais pas mes oreilles, pendant que me revenait à l’esprit Le Siècle des réfugiés, de Leny Escudero :
Ils sont souvent les en-dehors
Ceux qui n’écriront pas l'histoire
Et devant eux c’est la nuit noire
Et derrière eux marche la mort…
Le député (communiste) qui lui donnait la réplique lors de ce débat était presque aussi effaré que moi (à sa place je me serais étranglé ou peut-être même que j’aurais tenté de l’étrangler !) : « Mais vous venez justement de dire que ces gens-là ont fui le pire régime de la planète… et vous voudriez les renvoyer chez eux ?! » Et l’autre (je préfère oublier son nom), l’air de rien, comme n’y pouvant rien, au comble de l’ignominie : « C’est la loi, ces gens-là sont sans papiers, il faut appliquer la loi et les renvoyer chez eux. » Son interlocuteur, impassible (comment donc a-t-il fait ?!) mais n’en pensant pas moins, j’imagine : « Mais, c’est les envoyer à une mort certaine… » Et l’autre, tenez-vous bien, vil, dégradant, méprisable ; incroyable mais vrai, plus lâche que Ponce Pilate : « C’est la loi… la loi de la République » !!!
Le droit d’asile, la France pays des Droits de l’Homme ? Cet élu n’en a visiblement jamais entendu parler. Mais se servir de la République pour justifier sa position (qui est celle, semble-t-il, du président de son parti) à l’encontre de réfugiés sans défense, j’ai rarement entendu plus abject dans la bouche d’un (pseudo-) démocrate ! Oh ! Liberté, Liberté chérie… réveille-toi, poète, ils deviennent fous !
Voilà, nous en sommes là. Et ça n’est pas du temps de Pétain et de la collaboration, c’est aujourd’hui, ça se passe en France en l’an 2015 et le roi des cons, ne cherchez pas à l’extérieur de l’Hexagone, il est français, ça c’est sûr ! Con ? Oh ! combien je voudrais qu’il ne fût que con… Mais si dangereux, si populiste, courant après les voix les plus extrêmes… Des cons dangereux, remarquez, cela prolifère en ces temps difficiles. Y a qu’à jeter un regard, côté Serbie, vers la Hongrie qui construit là un nouveau mur de la honte pour empêcher les migrants de passer ! C’est aujourd’hui en 2015 en Europe et que fait donc l’Europe ? Elle cherche à appauvrir encore plus la Grèce au lieu d’accueillir des réfugiés qui n’ont d’autre choix, pour sauver leurs vies, celles de leurs familles, que de prendre le chemin de l’exil.
Ils sont toujours les emmerdants
Les empêcheurs, les trouble-fête
Qui n’ont pas su baisser la tête
Qui sont venus à contretemps
Et je pense à mes parents. Oui, pas à mes ancêtres, ça n’était pas il y a des siècles, c’était hier… Mes futurs parents : mon père, ma mère, ma tante, mes oncles, ma grand-mère, fuyant le franquisme, armé par les nazis et les fascistes, après l’avoir combattu jusqu’au bout du bout. Je les « revois » arrivant, à pied et en guenilles, dans le froid et la neige, à la frontière franco-espagnole en février 1939, après trois ans de résistance à l’horreur... Cinq cent mille Républicains, les vrais, ceux-là, les vrais de vrais ! Il a fallu quelques semaines au gouvernement français pour ouvrir la frontière, les autoriser à passer… Il est vrai que les franquistes étaient à leurs trousses et que ça aurait fait tache dans le tableau que de laisser Franco et ses sbires massacrer un demi-million de personnes à quelques dizaines de mètres du « pays de la Liberté ». Ils sont donc passés… et on les a parqués dans les premiers camps de concentration de l’Histoire de France. Mais bon, c’est une autre histoire, ils sont passés et on a évité leur extermination en masse. Merci la France. Je ne serais pas là, autrement, pour écrire ces lignes.
Alors qu’il mettrait plusieurs années encore à rencontrer ma future petite mère, mon père a vécu ensuite ce qu’ont vécu beaucoup d’autres républicains espagnols, d’incroyables (més)aventures, dans le maquis et au service de la collectivité française (compagnies de travailleurs forcés, bûcheron, charbonnier, homme à tout faire…). Un peu-beaucoup comme dans l’admirable téléfilm de Jean Prat, L’Espagnol, tourné en 1967 d’après le merveilleux roman éponyme de Bernard Clavel (1959). L’occasion de diffuser ici le début de sa première partie : « l’Espagnol » était joué par le regretté Jean-Claude Rolland et son comparse par Rogelio Ibañez, aujourd’hui disparu lui aussi, frère d’un certain Paco Ibañez qui deviendrait l’ami des poètes (et à jamais le mien), que l’on aperçoit au tout début du téléfilm, dans la camionnette, jouant de l’harmonica... Du hasard et des rendez-vous. Émotion… Emoción… Ay ! Carmela…
Ce sont ces mêmes Républicains espagnols qui, en grand nombre, allaient grossir les rangs de la Résistance, une fois la France en guerre contre l’occupant nazi ; autant de combattants indispensables car, de tous ces réfractaires à l’ordre nouveau, ils étaient alors et pour cause les plus aguerris au combat... Ce sont eux aussi qui – malgré l’histoire officielle et le silence assourdissant du général de Gaulle dans son éclatant (mais sélectif) discours sur « Paris libéré par… » – allaient libérer Paris, eux les premiers et rien qu’eux ! Tous sous le fanion de la Nueve, la division espagnole placée sous les ordres du général Leclerc. Leurs chars portaient d’ailleurs les noms des grandes batailles de la guerre d’Espagne : Madrid, Teruel, Guadalajara, etc. Ay ! Carmela…
Aujourd’hui, on a une femme d’origine espagnole à la tête de la principale ville du pays ! Une Hidalgo, qui plus est, pour qui j’ai depuis longtemps la plus grande estime… La position anti-démagogique (c’est assez rare en politique pour être souligné) qu’elle vient d’adopter par rapport aux migrants est, j’allais dire exemplaire, non, tout simplement normale, décente, humaine. Elle aussi, « Anne, ma sœur Anne », dégoûtée, écœurée, en colère. Et n’y voyez aucune complicité ni partisane ni autre de ma part, simplement l’expression d’une même sensibilité et d’une solidarité partagée. Voici ce qu’elle expliquait cette semaine sur France Inter : « Je suis en colère contre l’attitude de l'Europe qui refuse de prendre sa part face aux flux de migrants. À Paris, ma position est claire : je ne veux voir personne dormir dehors, dans l'indignité totale. Nous avons le devoir d’accompagner ces femmes et ces hommes dans leur insertion durable. Je serai aussi particulièrement attentive à ce que l’information et l’orientation des migrants bénéficient de moyens adaptés, et que soit assurée la fluidité nécessaire entre hébergement d’urgence et hébergement des demandeurs d’asile. C’est une question de dignité humaine. »
… « La dignité humaine »… Et je repense à l’indignité du député LR, à son infamie : « la loi de la République » ! Et je me dis qu’il oublie facilement tous ces migrants que la France a accueillis et intégrés au fil des siècles, qui ont fait de la France ce qu’elle est aujourd’hui, universelle. Rien que dans la première moitié du vingtième siècle, par vagues importantes, les Russes, les Polonais, les Italiens, les Espagnols, les Portugais et j’en passe. Et je me dis surtout (j’espère avoir tort) que dans certains esprits comme le sien, tous ceux-là étaient des blancs, alors que les Érythréens, hein ?! Là-dessus, « tombe » la nouvelle de la tuerie de Charleston dans le sud des États-Unis où le Ku-Klux-Klan et le racisme ordinaire anti-noir sévissent toujours… Pauvre Angela Davis, pauvre Martin Luther King ! Pauvre Lili ! Là-bas, et peut-être qu’en France aussi dans la tête pourrie de certains, une blanche vaut toujours deux noires…
Suivez mon regard jusqu’à Loudun, où un camp de réfugiés doit prochainement s’implanter, et voyez comment une partie de la population pétitionne à qui mieux-mieux pour s’éviter de côtoyer « la lie de l’humanité »… Incroyable oui – encore ! – mais vrai. La nouvelle chasse aux sorcières de Loudun ! Ça ne se passe plus au dix-septième siècle, comme au temps du cardinal de Richelieu, mais aujourd’hui, en juin 2015 ! My God, comme ils disent, sommes-nous tombés aussi bas ? Comme le déplorait mon cher Frédéric Dard (disparu il y a tout juste quinze ans), les hommes sont-ils vraiment des salauds ? En tout cas, c’est sûr « y a pas d’erreur : c’est à désespérer ! Comment l’homme peut-il avoir cette connerie mauvaise ? »
On est si fatigué… « On ne pleure plus, paraît-il, on rigole… On avale tout, c’est facile. On ne dit plus rien lorsqu’on vous crache dessus, on reste serein, la colère c'est mal vu. On est poli, poli, on tend son cul, merci, merci. » Oh oui, donnez-moi donc un mur pour pleurer…
On ne se raconte rien, plus rien
On ne se connaît pas trop, pas trop
On n’écoute plus les poètes, les errants
On leur dit : taisez-vous, vous n’êtes pas marrants
On est télé, télé, on est fatigué de penser...