Le premier qui dit la vérité...
Longtemps, longtemps après que le poète aura disparu, ses chansons courront encore dans les rues. C’était sa seule ambition : être « un anonyme du vingtième siècle ». Convaincu que l’œuvre est infiniment plus importante que l’homme, il n’aimait rien tant qu’entendre chanter ou fredonner ses chansons tout en sachant qu’on ignorait qu’il en était l’auteur. Mais aujourd’hui, le jour de sa mort, « on » découvre qu’il était encore vivant, contrairement à ses copains Brassens, Brel ou Barbara, et on s’extasie devant son répertoire déjà inscrit au patrimoine… alors qu’il était tricard depuis belle lurette dans les médias ! « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté… » Larmes de crocodile à n’en plus pouvoir, larmes insupportables.
Pour être devenu l’ami de l’homme, après avoir admiré l’auteur-compositeur (grand poète mais aussi génial mélodiste), je suis en rogne devant tous ces hommages aussi tardifs qu’hypocrites… mais je dois également à la vérité de dire qu’il l’avait prévu de longue date, lui qui avait déjà tout dit, tout écrit, tout anticipé dans ses chansons, et qu’il en rigolait par avance : « Tu verras, le jour où je mourrai… » Et il s’esclaffait, avec la lucidité qui le caractérisait et un rire communicatif, atypique, qui n’appartenait qu’à lui. Il savait bien sûr qu’il léguait une quarantaine de chansons éternelles à la postérité ; redevable d’un tel trésor, peut-être permettra-t-elle qu’on découvre enfin ses innombrables perles méconnues ? Comme celle-ci, comme Vous :
Après la disparition de Chorus, alors que nombre d’artistes et de professionnels (auxquels nous ne pouvions plus continuer à être utiles) s’étaient mis aux abonnés absents, Guy Béart, lui, continuait de nous accompagner de son amitié, avec une fidélité sans faille et une complicité jubilatoire. Le jour où l’on nous a remis à ma chère et tendre et moi les médailles du Mérite et des Arts et Lettres, il était là. Il s’était spécialement déplacé de Garches jusqu’au Théâtre des Trois-Baudets où nous avions tenu que cette cérémonie se muât en petite fête à la chanson. Anecdote : à un moment donné, Guy ne put s’empêcher de déclarer à la cantonade que cela faisait plusieurs mois qu’il n’était pas apparu en public ! Histoire de montrer à sa façon (malicieuse et un brin coquette) non pas l’honneur qu’il nous faisait (et qui était réel, à l’âge de 80 ans) mais combien il nous estimait. Ça aussi, c’était Guy Béart… Ce soir-là, c’est l’amitié qui prenait l’quart. La preuve, c’est Jean-Michel Boris, directeur de l’Olympia, qui faisait office d’épingleur ! Soirée chargée d’émotion, des Trois-Baudets à l’Olympia, autant que d’histoire de la chanson…
Merci encore, Guy… Oui, merci à Guy Béart pour ça, pour sa confiance et « pour le reste »… tout le reste. Y compris ses efforts désintéressés (et méconnus) pour créer un organe de distribution voire de production du disque au service véritable des artistes, effaré qu’il était de voir se creuser le manque de débouchés pour les nouvelles générations. J’en parle en connaissance de cause, puisqu’il avait voulu, pour que cela se passe en terrain « neutre » et quelque peu symbolique, que les réunions préparatoires, avec des professionnels de diverses régions de France, se déroulent chez nous, à Paroles et Musique (c’était au milieu des années 80), plutôt qu’au ministère de la Culture (qui lui aussi envoyait son représentant)…
Et puis, en 2010, son nouveau disque – vraiment formidable – est sorti, en passant largement inaperçu de ces mêmes médias qui, aujourd’hui, interrompent le cours de leurs programmes pour annoncer la mort du poète. Lui qu’on avait plus qu’occulté depuis un quart de siècle, pire qu’occulté, ringardisé ! La plupart des médias en avaient fait leur tête de turc par excellence, l’archétype du chanteur ringard à la guitare. Tout ça depuis qu’un Gainsbourg atrabilaire l’avait exécuté en direct dans une émission de télé, pour le plus grand plaisir des imbéciles, alors qu’aujourd’hui, hein, que célèbrent-elles d’autre, toutes ces télés, toutes ces chaînes d’information continue qui lui tressent en boucle des couronnes de laurier (justifiées)... sinon le fait que ses chansons relèvent à l’évidence de l’art poétique et musical ?! Revanche posthume ? Même pas, Guy savait bien qu’au fond c’était lui qui avait raison. Mais, le premier qui dit la vérité, n’est-ce pas, il doit être exécuté...
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Est-ce cela Le Meilleur des choses ? Comment ne pas être en rogne ?! Contre la Camarde évidemment, mais aussi contre cette triste société du spectacle qui n’honore jamais aussi bien les meilleurs d’entre nous qu’une fois qu’ils ont cassé leur pipe, et encore (voir Allain Leprest qui patiente toujours au purgatoire médiatique)… Brassens, reprenant Paul Fort, ne manquait jamais de le rappeler : « Ne crois pas au cimetière / Il faut nous aimer avant / Ma poussière et ta poussière / Deviendront le jouet du vent / Il faut nous aimer sur terre / Il faut nous aimer vivants. »
Adieu l’artiste, on t’aimait bien tu sais… Bien sûr que tu le sais ! Si je m’écoutais, maintenant que tu ne peux plus nous entendre, j’te dirais qu’en fait t’as une sacrée veine de pouvoir retrouver tes copains Georges, Jacques, Barbara et les autres, alors qu’ils nous manquent tant, à nous autres. N’est-ce pas toi qui as écrit L’Espérance folle ?! Mais je déraisonne, j’m’en rends compte en écoutant Barbara, justement, qui avait déjà tout dit (merci madame), tout de ce que l’on peut ressentir aujourd’hui à écouter et voir la plupart des médias :
C’est trop tard pour verser des larmes
Maintenant qu’ils ne sont plus là
Trop tard, retenez vos larmes
Trop tard, ils ne les verront pas
Car c'est du temps de leur vivant
Qu’il faut aimer ceux que l’on aime
Car c’est du temps de leur vivant
Qu’il faut donner à ceux qu’on aime
[…] Que feront-ils de tant de fleurs
Maintenant qu’ils ne sont plus là
Que feront-ils de tant de fleurs
De tant de fleurs à la fois
Alliez-vous leur porter des roses
Du temps qu'ils étaient encore là
Alliez-vous leur porter des roses
Ils auraient préféré, je crois,
Que vous sachiez dire je t’aime
Que vous leur disiez plus souvent
Ils auraient voulu qu’on les aime
Du temps, du temps de leur vivant
[…] Ils n’entendent plus, c’est trop tard,
Trop tard, trop tard...
Ci-après le « chapeau », que j’avais écrit en 2008, du dossier Guy Béart de Chorus (trente pages réalisées en collaboration avec Marc Legras), le premier dossier que nous lui avions consacré était paru dans Paroles et Musique vingt-cinq ans plus tôt (mars 1983) :