L’amour, le perlimpinpin et le frisson de l’accordéon
Observateurs, témoins privilégiés ou acteurs de la chanson française, nous avons eu trop souvent à nous plaindre du mauvais traitement que nos dirigeants politiques lui ont infligée depuis des lustres – qu’il s’agisse d’incompétence, d’indifférence ou de suffisance – pour ne pas saluer cette fois sa présence fondamentale lors de l’hommage officiel de la nation aux victimes des attentats, vendredi 27 novembre. Trop tard, hélas, pour l’un des grands musiciens de Jacques Brel, qui avait aussi accompagné Barbara, et puis Allain Leprest… au Bataclan : notre ami Jean Corti nous a quittés deux jours plus tôt.
Tout commentaire sur le déroulement de cette impressionnante cérémonie en hommage aux victimes des attentats du vendredi 13 novembre à Paris et Saint-Denis, en présence de leurs familles meurtries, serait superflu. Émotion, recueillement et dignité. En revanche, qu’on ait souhaité, avant La Marseillaise, donner à écouter au peuple de France et à ses principaux élus, comme une communion laïque, deux chansons aussi prégnantes que Quand on n’a que l’amour de Jacques Brel et Perlimpinpin de Barbara, appelle immanquablement quelques remarques.
Jamais le Grand Jacques et la sublime Barbara, au grand jamais, n’auraient pu imaginer que leurs chansons, fussent-elles des chefs-d’œuvre, pussent servir à honorer un jour les victimes d’une telle barbarie, eux qui en appelaient de tous leurs mots à la fin des maux de la terre, par l’amour, la fraternité et la tendresse.
Quand on n’a que l’amour
À offrir en prière
Pour les maux de la terre
En simple troubadour…
Quand on n’a que l’amour
Pour parler aux canons
Et rien qu’une chanson
Pour convaincre un tambour…
Jamais non plus les amoureux de chanson que nous sommes, prônant le rapprochement entre les hommes, l’abolition des barrières en tout genre par l’éducation et la culture (et il serait temps qu’on se demande par quel prodige infernal les religions monothéistes, censées étymologiquement « relier » les êtres humains entre eux, suscitent depuis toujours des motifs de se combattre et d’être intolérants les uns envers les autres...), n’aurions pu imaginer que des chansons aussi éminemment pacifistes que celles-ci fussent données à entendre dans l’enceinte d’un lieu aussi chargé d’histoire militaire que les Invalides.
Déjà, l’option de la chanson française, rien que ça… Même l’équipe de France de football, victorieuse de la Coupe du Monde 1998 à Paris, avait brandi, en guise d'emblème de son triomphe, une chanson américaine ! I Will Survive, popularisée par Gloria Gaynor ; belle chanson certes mais triste équipe de France marquée par l’inculture de son propre patrimoine chansonnier… Pourquoi pas Les Copains d’abord ou Douce France, ou bien Allumer le feu de Johnny Hallyday, Un autre monde de Téléphone, Mistral gagnant de Renaud ? Peu importe, il n’y a que l’embarras du choix. Oui, pourquoi pas ? A-t-on tellement honte d’être né français pour ignorer à ce point la langue de Molière ? « Qui ça ?! Si ça se trouve, j’étais même pas né… »
Fermons la parenthèse, oublions la digression et revenons à nos réflexions. Ou plutôt à une interrogation qui, elle aussi, vient spontanément à l’esprit : qui donc a été à l’origine du choix des chansons de Brel et de Barbara – lesquels, rappelons-le, étaient deux amis à la vie, à l’amour, à la mort (souvenez-vous de Franz et aussi de Gauguin, Lettre à Jacques Brel…) –, tout sauf gratuit ? La question vaut d’autant plus d’être posée que c’est la première fois (à ma connaissance) que la chanson dite de variétés est utilisée en France, depuis la Seconde Guerre mondiale, d’une façon si solennelle. Et qui donc a choisi les interprètes ?
D’après certaines sources personnelles (merci Robert…) et des informations relayées par la presse parisienne (notamment Le Parisien et Le Figaro), le choix du jeune trio féminin formé par Yael Naïm (qui s’est distinguée récemment à Troyes, lors du Grand Choral d’Alain Souchon et Laurent Voulzy), Nolwenn Leroy et Camélia Jordana, pour chanter Quand on n’a que l’amour a été arrêté d’un commun accord par le Premier ministre Manuel Valls et la ministre de la Culture Fleur Pellerin ; laquelle aurait d’abord consulté Vincent Frèrebeau, patron du label indépendant Tôt ou tard (où n’est passé que du beau monde : Dick Annegarn, Mathieu Boogaerts, Jeanne Cherhal, Da Silva, Vincent Delerm, Fabulous Trobadors, Thomas Fersen, Agnès Jaoui, Lhasa, Franck Monnet, JP Nataf… ou Yael Naïm).
Quant aux titres retenus, la décision émane du plus haut sommet de l’État, de François Hollande lui-même. Soit que le Président de la République ait personnellement jeté son dévolu sur eux (après, dit-on, une réunion préparatoire avec ses conseillers) ; soit qu’il ait donné son accord à la ministre de la Culture, qui aurait proposé ces deux titres ainsi que le nom de Natalie Dessay pour interpréter Perlimpinpin.
Pour qui, comment, quand et pourquoi ?
Contre qui, comment, contre quoi ?
C’en est assez de vos violences
D’où venez-vous, où allez-vous ?
Qui êtes-vous, qui priez-vous ?
Je vous prie de faire silence …
Et vivre, vivre passionnément
Et ne combattre seulement
Qu’avec les feux de la tendresse…
Et donner, mais donner avec ivresse !
Par curiosité, je suis allé « surfer » sur les réseaux sociaux, pour prendre un peu le pouls de l’opinion publique, la chanson française n'étant que trop souvent considérée avec condescendance voire mépris par une minorité branchée et sectaire qui compte uniquement des références anglo-saxonnes dans son panthéon musical. Comme s’il était contre nature d’apprécier à la fois Gaston Couté et Woody Guthrie, Brel et Bowie, Barbara et Cohen, Brassens et Dylan, Ferrat et Pete Seeger, Ferré et Springsteen, Nougaro et Al Jarreau… Et puis Oum Kalsoum, Atahualpa Yupanqui, Ismaël Lo, Paolo Conte, Joan Manuel Serrat, Youssou N’Dour, Violeta Parra, Danyel Waro, Lluis Llach… Bref ! Je n’ai pas été déçu… Si la majorité des internautes a fait part de son émotion, une minorité s’est permis d’ironiser sur l’utilisation de la chanson française pour saluer la mémoire de fans de rock américain, s’agissant du concert des Eagles Of Death Metal. L’indécence et l’imbécillité n’ont décidément pas de limites dans l’entreprise de « french music bashing », comme ils disent, voire de « french way of life bashing » (ce qui est un comble en l'occurrence, puisque les terroristes nous ont justement attaqués pour notre mode de vie à la française)…
Le Bataclan, pour moi, ce sont surtout les concerts de Graeme Allwright, de Leny Escudero, de Nilda Fernandez, de Michel Jonasz, de Sapho, de tant et tant d’autres chanteurs et groupes français ou francophones. Le Bataclan, c’est le souvenir aussi d’un incroyable défilé d’artistes, surtout des jeunes, venus nombreux rendre hommage à l’ancien accordéoniste de Brel en ayant le privilège d’être accompagnés par lui le temps d’une chanson ; c’est le souvenir, en particulier, d’Allain Leprest égrenant ses mots au son des notes de Jean Corti. C’était le 11 juin 2007 très précisément.
Neuf ans plutôt, nous avions eu droit en comité restreint – le comité de rédaction de Chorus élargi à un cercle d’amis – à la primeur de ce formidable duo-là, avec La Gitane déjà et plein d’autres… Cela se passait le 21 septembre 2002 dans le canton de Brézolles où ma chère et tendre et moi avions eu le bonheur d’organiser leur rencontre : la rencontre d’Allain Leprest et de Jean Corti, et ça avait une sacrée signification pour nous qui voyions dans le premier un descendant direct du Grand Jacques… dont le second avait été un très proche collaborateur.
Ce samedi-là, on fêtait chez nous le dixième anniversaire de Chorus, autrement dit notre vingtième anniversaire de presse chanson. Nous avions invité nombre d’amis artistes, professionnels ou hommes (et femmes) de plume (Graeme Allwright, Antoine, Agnès Bihl, Jean-Michel Boris, Clarika, Patrice Dard, Natacha Ezdra, Daniel Hélin, Jehan, Jofroi, Bernard Joyet, Laurent Malot, Jean Musy, Xavier Renard, Pierre Tisserand, etc.), dont Allain et Jean qui, le soir venu – car c’était comme ça, lors de nos petites fêtes –, allaient improviser un duo voix-accordéon du plus bel effet. Brel-Leprest, une boucle se bouclait en même temps que naissait une histoire d’amour : Leprest-Corti.
Les deux hommes en effet ne se perdraient plus de vue, multipliant les rencontres, d’ordre personnel ou professionnel. Comme dans cette vidéo où ils parlent d'accordéon canaille et d’accordéonistes populaires comme Mimile, Gus Viseur, Tony Murena, Jo Privat...
Pour mémoire, Jean Corti fut l’accordéoniste attitré de Jacques Brel pendant six ans (l’accordéon d’Amsterdam à l’Olympia 64, c’est lui !), d’août 1960 jusqu’à son avant-dernière tournée s’achevant en août 1966, ayant choisi entre-temps de se consacrer à des activités plus sédentaires. Il signa ou cosigna la musique de plusieurs de ses chansons, seul (Les Bourgeois), avec Gérard Jouannest (Titine), avec celui-ci et Brel (Les Toros, Madeleine), avec François Rauber et Brel (Les Vieux). Il reprendra néanmoins l’accordéon et poursuivra une brillante carrière d’accompagnateur ponctuel de chanteurs et groupes des années 1990-2000, surtout avec les Têtes Raides, ainsi que de soliste compositeur.
Alors qu’il avait sorti dès les années 1950 nombre de 45 tours de reprises, par exemple la bande originale en 1959 du film de Robert Hossein tiré d’un roman de Frédéric Dard, Toi le venin, que je vous propose ici (attention document !), il recommença à enregistrer dans les années 2000, accueilli sur le label Mon Slip des Têtes Raides. D’abord deux albums de compositions personnelles et de chansons du patrimoine (Couka, en 2001, Versatile, en 2007), puis un troisième, Fiorina (2009), de reprises de Brel, mais aussi de Barbara, de Brassens et de Ferré. Son accordéon épousait les voix de Jeanne Cherhal, Thomas Fersen, Zaza Fournier, Lola Lafon, Loïc Lantoine, Christian Olivier, Olivia Ruiz, Rachid Taha… et Allain Leprest, bien sûr et encore, dans une mémorable version des Bourgeois.
Avant de rejoindre Brel, il avait eu l’occasion d’accompagner Brassens – à la contrebasse ! – lorsque celui-ci se produisait au tout début des années 50 à la Villa d’Este où il était à demeure avec sa petite formation musicale, Le Trio Corti. Par la suite, nombreux furent les artistes qui firent appel à son talent de maestro du piano du pauvre : de Barbara aux Rita Mitsouko, en passant par Alain Bashung, Michel Petrucciani ou Henri Tachan. Finalement, ce sont les Têtes Raides qui allaient lui offrir une seconde carrière à partir du milieu des années 1990, comme on peut le voir dans cette vidéo extraite d’un hommage télévisé à Brel, diffusé le 10 octobre 1998. Un document où Brel présente ses musiciens du moment : Philippe Combelle à la batterie, Pierre Sim à la contrebasse et Jean Corti à l’accordéon, outre Gérard Jouannest au piano.
C’est cette même équipe qui suivit le chanteur dans son avant-dernière tournée qui passa par la mer Rouge et l’océan Indien (Djibouti, Madagascar, la Réunion puis l’île Maurice) du 21 avril au 3 mai 1966. À l’époque, Brel donnait quelque trois cents concerts par an – un record ! C’est à eux quatre, et à Jojo qui suivait Jacques comme son ombre, que ce dernier annonça sa décision d’arrêter la scène. C’était le 21 août 1966 au casino de Vittel et ce jour-là fut l’ultime concert de Jean Corti avec Jacques Brel. Il passera la main – les mains, plus exactement – à André Dauchy pour la tournée des adieux, de l’automne 1966 au printemps 1967, avec l’Olympia dans l’intervalle, du 6 octobre au premier novembre.
Trente-six ans plus tard, le soir des dix ans de Chorus, le 21 septembre 2002, Jean Corti allait également accompagner notre ami et collaborateur Marc Robine durant cinq ou six chansons. Grand souvenir, évidemment… Les deux hommes se connaissaient bien. Marc l’avait rencontré des années auparavant dans le cadre de son enquête pour Grand Jacques, le roman de Jacques Brel (Anne Carrière/Chorus), « la » bio de référence ; et à nouveau en 1998 pour une grande interview que l’on publierait à l'automne dans le « dossier spécial Brel » de Chorus (90 pages sur un numéro de 196 pages !).
Un témoignage important, pointu et formidablement vivant, avec plein d’humour car Corti était un joyeux drille qui aimait rire : « Je n’ai jamais vu personne sauter sur Brel pour lui arracher ses fringues, comme cela se faisait à l’époque pour Claude François, par exemple. Brel était tout à fait sociable, souriant. Il ne faisait pas la gueule et parlait volontiers avec le premier venu. Alors que maintenant, c’est gardes du corps et compagnie ! Des gardes du corps ! Ça ne sert à rien, enfin je pense, c’est une mise en scène, quoi ! Avec Brel, au contraire, l’ambiance était très détendue ; on pouvait facilement plaisanter avec lui. Je me souviens que pour le charrier, je lui disais : “Aujourd’hui la mode est aux danseuses ; regarde Claude François et les Claudettes… Tu devrais faire comme lui et embaucher des nanas…” Et il me répondait : “Moi, j’aimerais bien ; mais c’est Madame Corti qui ne veut pas !” »
Le 26 août 2003 disparaissait Marc Robine. Le 13 octobre, une soirée musicale était organisée à la Maroquinerie, à Paris, par Chorus et EPM. Parmi plusieurs dizaines d’artistes venus saluer sa mémoire en paroles et en musiques ou par leur seule présence, on retrouvait bien sûr Allain Leprest et Jean Corti. Le 25 août 2011, c’est l’Allain aux deux ailes qui s’envolait au firmament des poètes. Et avec lui, avec eux, un peu de la beauté du monde, de son éclat, de sa fraternité. Quant au 13 novembre 2015… « Pour qui, comment, quand et combien ? / Contre qui, comment et combien ? / À en perdre le goût de vivre / Le goût du pain / Et celui du perlimpinpin… »
Né Giovanni Cortinovis en Italie, à Bergame, la même année que Jacky de Bruxelles, Jean Corti a mis les voiles à son tour le 25 novembre, à l’âge de 86 ans. L’âge que Brel aurait aujourd’hui s’il vivait encore, aux Marquises, pour terminer sa course, « vieillard tonitruant / En chantant “Amsterdam” »… On ne réécrit pas l’histoire. Il faut faire avec. Mais comment faire pour retrouver le goût de vivre, le goût du pain, et celui du perlimpinpin ? La réponse, comme toujours, est dans la chanson :
Pour être avec vous et c’est bien
Et pour une rose entrouverte
Et pour une respiration
Et pour un souffle d’abandon
Et pour un jardin qui frissonne
Pour l’accordéon qui soupire…