« Hasta siempre, comandante »
Cienfuegos, Santa Clara, Santiago, Trinidad, Viñales, La Habana bien sûr… et puis la Sierra Maestra et la Playa Gijon, dans la Bahía de los cochinos, la célèbre Baie des cochons, là où « l’impéralisme a subi la première défaite de son histoire »… J’en reviens avec des centaines de photos et nombre de souvenirs indélébiles : un monde en couleur, de sensations et d’odeurs, de joie de vivre et de fraternité, de débrouillardise aussi, de musique et de chansons (omniprésentes !) où, malgré les difficultés financières, le social – la santé, l’éducation, le sport et la culture – prime sur tout le reste. Et où la mémoire du Che demeure vivante à jamais…
C’est sûr, il y a l’envers du décor, l’appropriation injustifiable du pouvoir avec ses dérives, le manque de libre expression politique et ses conséquences, mais (sans parler du fait qu’il ne faut jamais confondre les gouvernants avec les peuples) dans quel autre pays au monde, à quel autre moment de l’Histoire, un peuple a-t-il eu à subir un blocus pareil, presque total… qui dure déjà, à Cuba, depuis cinquante-cinq ans ?!
À qui la faute aussi, si Cuba n’a eu d’autre choix que de se jeter dans les bras de l’URSS en 1961, après la tentative d’invasion organisée et armée par la CIA (précédée d’un bombardement aérien soudain) ? Auparavant, la Revolución menée par Fidel (Castro), Camilo (Cienfuegos) et le Che (Guevara) n’avait d’autre but que de rendre aux Cubains la liberté et les terres qui leur avaient été confisquées par un président fantoche mais véritable dictateur (Batista) à la solde des USA et de la mafia états-unienne. Lesquels avaient fait de cette île magnifique, baignée par l’Atlantique au nord et la mer des Caraïbes au sud, non seulement leur chasse gardée mais aussi un gigantesque casino-bordel ; surtout à l’époque de la prohibition.
« Le plus long “génocide” de l’Histoire », rappelle une banderole au sortir de l’aéroport José-Marti (le « père de l’indépendance » en 1898 et grand poète cubain : « Yo soy un hombre sincero / De donde crece la palma / Y antes de morirme quiero / Echar mis versos del alma… » et les vers suivants de la fameuse chanson Guantanamera – qui est bien plus que le tube de variétés qu’elle est devenue en France, quasiment un hymne national bis – sont de lui).
Aujourd’hui encore, les habitants de Cuba, qui souffrent d’une pauvreté imposée par le blocus et l’interdiction états-unienne faite au monde occidental de commercer avec Cuba (ou simplement de l’aider à subsister), manquent de tout, de denrées manufacturées les plus élémentaires, de savon, de dentifrice comme de médicaments, de papier ou de crayons.
Et pourtant les Cubains forment le peuple le plus naturellement accueillant et sympathique que l’on puisse connaître (en tout cas le plus empathique et convivial que je connaisse, avec les Polynésiens) ; toujours prêts qu’ils sont à vous renseigner spontanément, à vous inviter à partager un moment, à dialoguer avec un bonheur non dissimulé – et ceci sans la moindre arrière-pensée intéressée et sans jamais rien attendre de vous, sinon un écho fraternel.
Le plus naturellement accueillant, c’est certain. Et aussi, et de loin, le peuple le plus inventif ! « Nous n’avons rien, m’a dit un chauffeur de taxi qu’on qualifierait ici – à tort – de pourri, alors on invente tout. » À commencer par leurs voitures, en particulier les « belles américaines » des années 1940 et 1950, rutilantes, mais qui n’ont plus que l’apparence des modèles originaux puisque tout en elles, la moindre pièce, a dû être refait, refabriqué, réinventé avec rien, avec n’importe quoi, mille et une fois.
Les Cubains, toujours le sourire aux lèvres, manient aussi le sens de l’humour comme personne. « Mon » chauffeur de taxi auprès duquel je m’étonnais de ne pas reconnaître du tout l’origine de son étrange véhicule, m’a répondu : « Claro, es una mezcla » (bien sûr, c’est un mélange) ! Un morceau de voiture russe, un autre chinois, une calandre chromée américaine, un moteur coréano-français (on trouve encore quelques vieilles Peugeot et j’ai même vu deux Aronde-Simca des années 1950…), des gomas (les pneus) sans cesse rechapées (…ou réchappées on ne sait comment ni d’où !), un trozo polonais, tout ça remis à la salsa cubaine : « Et la consommation est particulièrement économique, rigole-t-il. Normal c’est une hybride ! » Impayable mais vrai.
Que dire de plus ? Il faudrait parler de Jules Supervielle dont on conserve ici le souvenir, d’Alejo Carpentier bien sûr dont on visite la maison-musée et de tant d’autres personnalités artistiques comme Lorca pour qui Cuba était un paradis ou encore Hemingway qui vécut un quart de siècle ici, au pays du Vieil homme et la mer. On peut visiter sa chambre à l’hôtel Ambos mundos (Des deux mondes) avec la machine à écrire sur laquelle, au retour de la guerre d’Espagne, il écrivit Pour qui sonne le glas… Ou sa maison du bord de mer, non loin du port où était ancré son bateau de pêche, qu’on a reconstitué à l’identique.
Mais on peut aussi et plus prosaïquement aller faire un tour dans les deux bars qu’il fréquentait assidument dans la vieille ville haute en couleurs (somptueuse et délabrée à la fois, mélange unique de merveilles architecturales et de chefs-d’œuvre plus qu’en péril) de La Havane : el Floridita (photo plus haut) et la Bodeguita où passèrent aussi (et notamment) Françoise Sagan en 1959, Salvador Allende en 1961 ou Nicolas Guillén (le grand poète cubain, auteur de Soldadito Boliviano mis en musique et chanté par Paco Ibañez). Au-dessus du comptoir de la Bodeguita trône d’ailleurs la reproduction d’un mot que le grand romancier américain écrivit sur place : « My mojito in La Bodeguita, my daiquiri in El Floridita », et il est vrai que ces cocktails au rhum cubain, et d’autres encore, ont le pouvoir et le bon goût de vous mettre de fort bonne humeur, surtout quand vous les dégustez devant un groupe de musiciens enjoués…
Car la musique, les chansons – des plus traditionnelles, comme celles du répertoire de Buena Vista Social Club, aux plus récentes – sont vraiment omniprésentes. Pas un seul bar, pas un seul restaurant, pas un seul hôtel, quasiment pas une place publique qui ne vibre au son des guitares, des sax, des contrebasses, des maracas, des claves, des trompettes, des claviers… Cuba ? El paraíso de la música !
Pas difficile dans ces conditions de s’immerger rapidement dans le mode de vie cubain. D’autant que les jolies Cubaines, blondes ou brunes, blanches, mulatas ou d’un noir profond, la plupart en corsage léger et mini-short ou mini-jupes, vous accrochent immanquablement le regard (en tout bien tout honneur, mais à tout moment et en tous lieux) ; rien d’ostensible en cela, rien que la vie ordinaire découlant d’un climat privilégié. Cela me fait penser à toutes les réflexions des gens dans la rue, après nous avoir demandé de quel pays nous venions (« de Francia »), qui nous ont spontanément et sincèrement exprimé leur compassion pour les victimes des attentats barbares de Paris. Merci encore, amigos…
Pour les Cubains, amoureux de la vie, rien de plus incompréhensible que ce fanatisme obscurantiste qui vise à tuer la liberté des femmes, la culture et la musique, à tuer tout court. Question de religion sans doute ou entre autres, car même pour pratiquer la santería, la religion syncrétique locale, mélange de christianisme et de vaudou du Dahomey ou du Nigeria des anciens esclaves déportés à Cuba après sa découverte par Christophe Colomb en 1492, les chants, la danse et la musique sont encore et toujours de la partie.
Que dire encore ?... Il y faudrait tout un livre pour décrire l’ambiance et le vivre cubain auquel on se fait plus que facilement, c’est sûr, dans lequel on se fond avec bonheur. « Ça y est, nous a dit un autre chauffeur de taxi, vous êtes platanaos ! » (« bananisés », traduit littéralement). « Platanaos ? » – « Sí ! En la salsa cubana ! » Dans la salsa ? J’aime ! Dans le bain, quoi…
Quand même, avant de conclure ces lignes rapides, vous dire tout simplement que le culte du Che qui reste des plus vivace, ou plutôt l’affection naturelle que lui porte toujours le peuple cubain, se ressent de façon particulièrement émouvante, où que l’on aille dans cette grande île (mille deux cents kilomètres de long).
Dire enfin que sa quête de l’inaccessible étoile, de l’impossible rêve d’un monde meilleur pour les hommes, libéré du joug de l’argent et du pouvoir (que penserait-il de la situation actuelle, du passage de témoin de Fidel à Raúl, lui qui avait déjà quitté Cuba pour continuer à mener en Bolivie, où il est mort exécuté pour des idées, sa lutte de libération ?) demeure ici un objectif à poursuivre. À défaut de pouvoir l’atteindre un jour. Peu importe, c’est le chemin qui compte, disait le poète…
Alors, oui, Hasta siempre, comandante ; hasta la victoria, siempre. Et vive Cuba. Viva Cuba libre !
NB. Entre autres vidéos, j’illustre ce sujet de la célèbre Guantanamera guajira (son titre original), reprise et adaptée dans le monde entier, notamment par Pete Seeger et Joan Baez aux USA, avec ici les versions de Trini Lopez et de Compay Segundo. Son compositeur officiel, à la fin des années 1920, en est le Cubain Joséito Fernandez (bien que certains musicologues reconnaissent en elle une mélodie andalouse déjà en vogue vers 1700) sur un poème de José Marti tiré de son recueil Versos sencillos (Vers simples) dont voici la traduction : « Je suis un homme sincère / Du pays où pousse le palmier / Et avant de mourir, je veux / Verser mon chant hors de mon âme. / Guantanamera, guajira Guantanamera (bis) / Mes vers sont d’un vert si clair / Et d'un carmin si brûlant / Mes vers sont comme un cerf blessé / Qui cherche refuge dans les bois. / Refrain / Je cultive une rose blanche / En juillet comme en janvier / Pour tout ami sincère / Qui me donne sa main franchement. / Refrain / Des pauvres de la terre / Je veux partager le sort. / Le ruisseau de la montagne / Me plaît plus que l’océan / Guantanamera, guajira Guantanamera. »
J’y ajoute deux versions de Hasta siempre comandante, la magnifique chanson de Carlos Puebla, grand auteur-compositeur-interprète cubain, écrite l’année suivant la mort, le 9 octobre 1967, d’Ernesto « Che » Guevara : la version originale par son auteur-compositeur-interprète vers la fin de sa vie (il est décédé le 12 juillet 1989 à La Havane), et celle de la comédienne et chanteuse française Nathalie Cardone (née à Pau d’un père sicilien et d’une mère espagnole) qui date de 1997, avec des images de la dépouille du Che prises le 10 octobre.
Je vous conseille aussi de réécouter la chanson de Leny Escudero consacrée en 1979 au Che, Depuis ta mort, ainsi que Soldadito boliviano par Paco Ibañez dans cette vidéo où l’on voit s’exprimer de façon mensongère son exécuteur (on tira au sort parmi les soldats boliviens pour savoir qui aurait le « privilège » de l’exécuter). Pour les non hispanophones, voici la traduction de quelques vers éloquents : « Petit soldat de Bolivie / Petit soldat bolivien / Tu avances armé d’un fusil / Qui est un fusil américain / C’est le señor Barrientos qui te l’a donné / Petit soldat bolivien / Cadeau de Mister Johnson / Pour tuer ton frère (bis)… / Tu ne sais pas qui est le mort / Petit soldat de Bolivie / Le mort est le Che Guevara / Et il était argentin et cubain… / Il était aussi ton meilleur ami / Petit soldat bolivien… / Mais tu apprendras, c’est sûr, / Qu’un frère ne se tue pas / Qu’on ne tue pas son frère… »
Vous trouverez également deux chansons de l’album que Jean Ferrat enregistra en 1967 au lendemain de son séjour cubain (dont il revint ébloui) : À Santiago de Cuba et celle à laquelle j’emprunte le titre de mon article, Cuba sí ! (« Je sais que l’on peut vivre ici pour une idée... »).
Enfin, pour la route, encore une de lui, Dans la jungle ou dans le zoo, tirée de l’album Ferrat 91 (qu’il m’invita – quel beau souvenir ! – à présenter avec lui à Paris à sa sortie, dans sa seule intervention publique, excepté une émission spéciale de télévision), pour méditer un peu sur nos sociétés et l’avenir de notre monde, à l’heure où le président Obama – le premier président américain à le faire depuis 88 ans – vient d’annoncer (au grand dam de tous les candidats républicains aux prochaines élections présidentielles) sa visite officielle à la mi-mars à Cuba (un événement énorme et peut-être – c’est du moins ce qu’en attend le peuple cubain – la fin d’un blocus aussi injuste et inhumain que contraire à tous les droits de l’Homme) : « Ne tirez pas sur le pianiste / Qui joue d’un seul doigt de la main / Vous avez déchiffré trop vite / “La musique de l’être humain” / Et dans ce monde à la dérive / Son chant demeure et dit tout haut / Qu’il y a d’autre choix pour vivre / Que dans la jungle ou dans le zoo / Qu’il y aura d’autre choix pour vivre / Que dans la jungle ou dans le zoo. »