Un beau roman, une belle histoire...
D'un avortement éditorial est né “un beau roman” (un gros livre en tout cas !), une belle histoire dont l'intrigue en cinq actes – des origines à l'expédition en passant par la conception, la réalisation et la fabrication – mérite d'être contée... Ne serait-ce qu'en signe de gratitude envers celles et ceux qui ont rendu possible ce pavé chansonnier de 664 pages.
Premier acte... manqué
Il y avait un bout de temps que j’y pensais ; ou plutôt que des amis bien intentionnés m’obligeaient à y penser : « Tu devrais travailler à un livre dérivé de ton blog… » Oui, bon… C’est vrai que j’avais donné il y a déjà quelques années un tour nouveau à celui-ci. Plutôt que de continuer à écrire à l’infini, comme on cherche en vain à remplir un seau troué (cf. la chanson de Guy Béart…), des articles « objectifs » pour tenter de prolonger un peu la mission de « défense et illustration de la chanson française » que s’était assignée la revue Chorus, je me suis mis à faire entendre ma petite musique à moi. À raconter des pans de vie vécus en compagnie d’artistes et de chanteurs qui ont bien voulu m’honorer de leur amitié ou que j’ai eu la chance de fréquenter dans des circonstances rares.
Et pourquoi pas ? Si ça pouvait enrichir un peu la mémoire de la chanson francophone… Tiens ! Ça ferait un bon titre, ça : la mémoire qui chante… Et voilà comment j’ai repris, revu, corrigé, complété certains des sujets qui me semblaient pouvoir répondre à ce critère, ajouté du nouveau également… À ce moment-là, on est dans le dur, dans le durable je ne sais pas mais dans la durée, ça c’est sûr : un mois, six mois, neuf mois… à travailler dessus à mes moments « perdus ». À douter aussi, et même de plus en plus en voyant « la bête » se profiler : presque un million et demi de signes… Difficile en effet de se résoudre à mettre un point final en pensant à tout ce (tous ceux) qu’on laisse de côté.
Me voilà malgré tout rendu à l’épilogue qui nous fait remonter à 1966, il y a cinquante ans, histoire de mieux expliquer une certaine quête permanente des lendemains qui chantent… La suite, début 2016, c’est-à-dire la réaction de l’éditeur auquel j’avais songé d’emblée, allait plutôt me faire déchanter. Accusé de réception et de lecture fort cordial et sympathique, mais couperet éditorial : « Trop important, trop gros, trop cher à la fabrication, avec un lectorat impossible à cerner, nous ne saurons pas vendre un tel livre, ni dans le commerce ni auprès des médias... » Petit coup de massue sur la tête. Ça n’est pas que j’imaginais que « ça » passerait comme une lettre (d’amour) à la poste, je me doutais bien qu’on me prierait de revoir peu ou prou ma copie, mais je ne m’attendais pas trop à une fin de non-recevoir.
Qu’à cela ne tienne, il ne manque pas d’éditeurs en France ! J’en contacte un autre qui me paraît plus approprié, plus habitué à publier des livres spécifiques, notamment sur des chanteurs dont il est question dans mes pages… Aimables appréciations, là aussi, sur l’écriture et le contenu mais rebelotte pour l’essentiel : « L’édition s’écroule, les libraires disparaissent, impossible de prendre le risque financier de sortir ce livre monumental… »
Vous vous en doutez, tout cela a pris du temps, car je suis revenu à la charge, y compris auprès du premier éditeur, en faisant valoir mes arguments, notamment sur l’importance (et la formidable fidélité !) de l’ancien lectorat de Paroles et Musique et de Chorus… Hésitations, aller-retours, vacillements, tergiversations, suggestions de suppressions ou d’ajouts (« Peut-être que si vous obteniez une préface d’un écrivain ou d’un chanteur célèbre ? »…), etc. Dans l’intervalle, pour éviter de se morfondre dans l’attente (rien de pire quand on a toujours vécu dans l’action), j’ai combattu le mal par le mal, je veux dire que je me suis lancé dans l’écriture d’un autre livre. Ou plutôt, je m’y suis remis, car je l’avais en projet, dans la tête et les tripes, depuis une bonne décennie...
Deuxième et troisième actes…
En juin dernier, alors que je m’étais fait à l’idée que La mémoire qui chante resterait dans mes tiroirs, après le refus définitif des éditeurs (pas trop envie non plus de passer mon temps à en chercher d’autres, à tout réexpliquer…), un ami qui était dans la confidence m’a remis en selle : « Il faudrait tenter le financement participatif. C’est du gagnant-gagnant solidaire. Si ça ne marche pas dans un délai donné, les souscripteurs sont intégralement remboursés ; et si ça marche, c’est que le projet était justifié… »
Dans mon sujet de lancement, ici même, j’ai expliqué les tenants et aboutissants dudit financement participatif dont il nous a fallu au préalable explorer toutes les arcanes. D’abord prendre la mesure exacte de l’objet et le soumettre à un imprimeur pour lui demander un devis ; ensuite, calculer la somme nécessaire pour permettre de couvrir (notamment) le coût de la fabrication, en fonction d’un tirage limité mais pas trop ridicule. Enfin, soumettre le projet au site spécifique choisi (Ulule) puis, une fois validé par ses responsables, le mettre en ligne de façon aussi argumentée et documentée que possible.
L’opération a débuté le premier jour de juillet. Un peu comme une bouteille à la mer car la période estivale était tout sauf appropriée pour espérer joindre assez de lecteurs potentiels ; raison pour laquelle un délai de deux mois a été arrêté. Atteindrions-nous l’objectif fixé, dans ce délai – jusqu’au 27 août précisément –, les 100 % indispensables à l’édition de l’ouvrage ? Vous connaissez la suite, bien sûr : contre toute attente, l’objectif a été atteint en moins de 48 heures ! Incroyable… mais vrai.
Il ne restait plus alors qu’à foncer. À passer l’été à imaginer le livre fini, à déterminer après moult essais le format, le gabarit, le caractère, le corps (les corps, avec celui des notes, des annexes et des titres courant tout au long des pages), les emplacements de certains mots manuscrits ou dessins d’artistes… Bref, TOUT à faire. Nous étions, ma chère et tendre et moi, au pied du mur. Pris au mot, instantanément ! Plus le choix ! D’autant moins qu’il nous restait encore près de deux mois pour espérer augmenter le nombre de souscriptions… et par conséquent le tirage. 150 % ce serait drôlement bien… 200 %, complètement inespéré… Finalement, au dernier jour de la souscription, l’objectif initial a été plus que triplé (327 % !). De quoi quadrupler le tirage de l’édition originale (et forcément « collector » puisque non diffusée en librairie).
Et la couverture ? Une certitude : on demanderait au génial Bridenne de s’y coller ! Parce que c’est l’un des tout meilleurs illustrateurs français, un spécialiste qui plus est des « petits mickeys » ayant trait à la chanson (cf. ses pochettes admirables pour L’Anthologie de la chanson française, chez EPM, réalisée par Marc Robine – le premier 45 tours de Michel Jonasz, un portrait dessiné, c’était lui !) ; par amitié et fidélité aussi (n’était-il pas des nôtres dès le tout premier numéro de Chorus… ?). Et une grosse incertitude : oui, mais pour représenter quoi ou qui ? Puisque c’était le reproche principal des éditeurs adressé à mon texte : qu’aucun chanteur en particulier (900 noms cités – ce qui rendait un éventuel index bien trop long à publier) ne s’en dégageât de toute évidence.
Finalement, c’est Bridenne qui a eu l’idée : celle d’incarner un passeur, un échanson de la chanson, déroulant des chansons comme les cartes perforées d’un orgue de barbarie sur lesquelles surfent des chanteurs et musiciens… Avec, cerise sur le gâteau, au moment de l’exé, l’envie de l’artiste de faire courir son dessin sur le dos et la quatrième de couverture ! Des calculs millimétrés à n’en plus finir pour faire exactement coïncider la partie concernée du dessin (une pianiste) avec les 41 mm de la tranche (déterminés en amont d’après le nombre de pages et le grammage du papier choisi)… Mais un résultat vraiment pas ordinaire… et superbe ! Non ?
Quatrième acte : la fabrication
Une fois la mise en page effectuée, place à l’étape de la fabrication. Nous l’avons confiée à l’un des imprimeurs « historiques » de livres en France, Firmin Didot, avec lequel nous travaillions dans les années 1980, pour la composition de Paroles et Musique et la fabrication de nombre de nos ouvrages depuis notre série Le Roman de… (Coluche, par Frank Tenaille ; Julien Clerc, par Marc Robine ; Renaud, par Thierry Séchan...) en 1987-1988. Et le jour J, le vendredi 7 octobre, nous étions à pied d’œuvre pour assister à la naissance de La mémoire qui chante.
Unité de lieu et de temps ! Un immense atelier et une « bécane » en U occupant tout l’espace, avec des circonvolutions au fil de son parcours d’une cinquantaine de mètres ! Une seule et même machine dévorant par un bout d’énormes rouleaux de papier (600 kilos chaque) et proposant à l’autre extrémité le livre entièrement fini, massicoté, cahiers assemblés, couverture collée, en paquets de douze exemplaires emballés sous plastique !
Aux oubliettes de l’histoire, du moins au plan technique, les rotatives de Guy Béart…
Juste avant cette dernière opération, un dernier contrôle pour repérer d’éventuels ouvrages défectueux qui vont alors mourir en vrac dans un bac en attendant d’être détruits et recyclés. Ça fait drôle… et ça donne envie de partir à la pêche, d’en sauver quelques-uns pas si moches que ça ! Enfin, au fur et à mesure de la sortie des presses (ou plutôt de « la » presse), intervient la mise sur palettes d’une centaine d’exemplaires chaque, évacuées aussitôt jusqu’à un hangar voisin, en attendant d’être chargées pour la livraison. En tout et pour tout, une fois le fichier fini (fourni par nos soins), intégré numériquement dans la machine, le tirage aura demandé un peu plus d’une demi-journée… Et à peine trois à quatre minutes, le temps d’un tour de manège, pour accoucher d’un ouvrage de 664 pages grand format, alors que cinquante mètres en amont le papier vierge se dévide à vitesse grand V !
Cinquième acte : l’expédition
Nous avions promis aux futurs éventuels souscripteurs (dont la liste figure à la coda du livre) de lancer l’expédition à la mi-octobre. En fait, celle-ci a été échelonnée entre le samedi 8 et le mercredi suivant. Et les premiers envois sont arrivés à destination dès le mardi 11 (pour la saint… Firmin, si si !). À l’heure où j’écris ces lignes, outre en France et en Europe, on nous a accusé sa réception au Canada (au Québec, en Ontario, au Manitoba…), en Afrique, dans l’océan Indien, etc., et jusqu’à Tahiti. La mémoire qui chante vogue encore vers la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Amérique latine ou le Japon… mais nous faisons confiance à la Poste !
Avant de remettre les envois à celle-ci, exemplaires uniques ou par deux, trois, quatre, cinq et même six d’un coup, regroupés dans plusieurs dizaines de bacs chargés ensuite dans des chariots ad hoc, il a fallu s’organiser un minimum... Le stock à portée de mains, les enveloppes, les cartons, les documents d’affranchissement… et les dédicaces au préalable : près de huit cents ! Aïe, la « crampe de l’écrivain » (et le casse-tête, je n’vous dis qu’ça, pour arriver à se renouveler et à adapter autant que possible le petit mot à son destinataire – beaucoup d’anciens lecteurs-lectrices de PM et de Chorus que je connais depuis belle lurette pour avoir aperçu régulièrement leurs noms lors de nos routages, au long d’une, deux ou trois décennies… Un routage de plus, c’est ça, pour ma chère et tendre et moi ! Tout pareil ou presque, « du producteur au consommateur » ou plutôt de l’éditeur au lecteur, sans intermédiaire… Sauf que le contenu était cette fois beaucoup plus lourd et d’une épaisseur quelque peu plus conséquente.
On pourrait ajouter un sixième acte à cette « aventure » qui a demandé moins de trois mois et demi pour aboutir au mot « fin ». Celui de la réception, au sens de l’accueil et de la critique du texte. En effet, depuis son envol aux – seuls – souscripteurs/trices, nous recevons chaque jour des mots plus gentils les uns que les autres… Alors, comme il n’y aura pas de revue de presse ultérieure (vu qu’il n’y a pas eu de service de presse, en l’absence de diffusion en librairie), qu’on nous permette de publier simplement ici, à titre d’exemple, quatre commentaires. Ceux d’un écrivain qui adore la chanson, d’un journaliste vivant à l’autre bout de la planète, et d’abord de deux auteurs-compositeurs-interprètes que j’estime beaucoup (l’un pas assez connu à mon goût, l’autre extrêmement célèbre). Je ne donnerai pas leurs noms, n’ayant pas eu temps de leur demander leur accord de publication, mais ils représentent à eux seuls le spectre le plus large de la chanson vivante que j’aime… et du coup – notre pudeur dût-elle en souffrir ! – ça nous touche encore plus. On ne parlera pas de ce livre à la radio, encore moins à la télé, ni même dans la presse, ça n’est donc que pour le plaisir du partage. « C’est pour l’amour, pas pour la gloire », disait Allain Leprest…
« Ben mon frangin, sacré pavé (dans la mare ?) !
J’ai déjà fait la face nord, j’attaque la face sud.
Quel beau parcours, quelle générosité, quelle fraternité !
La chanson te doit beaucoup, on le savait, mais là c’est du flagrant délit ! »
« Merci pour cette somme, ce récit de deux vies au milieu de toutes ces autres. Une façon pour nous, qui n'avons pas côtoyé ces légendes, de les observer un peu, de voir les coulisses de ce qu'ils (elles) nous ont offert, à travers un prisme toujours bienveillant, amoureux et respectueux.
Merci pour nous et merci pour eux. »
« …et c'est une goulée de bonheur, un flonflon de France qui nous accueille [à notre retour dans l’Hexagone] avec ce journal d'un échanson. Inutile de vous dire que j'ai déjà glissé la truffe dans ces mémoires enchanteurs. J'ai picoré au hasard (le hasard étant le complice des gens honnêtes) et je m'apprête à un festin, moi qui aime tant la chanson. Je vais me régaler de la remémoration de ce que je sais déjà et me goinfrer de tout ce que je vais apprendre sur ce monde magique, et sur vous deux, aussi. Vous m'aviez parlé du Gabon, bien sûr, mais pas de Makaya…
Merci d'avoir pris le temps d'essorer vos souvenirs et vos connaissances et de nous les offrir sur un fil d'étendage. Ils auront, pour beaucoup, le charme de ces linges qui flottent aux fenêtres de Naples au son de la mandoline. »
« Impressionnant !
J’ai aussitôt attaqué l’avant-propos et je dois dire que j’y ai pris beaucoup de plaisir. Ce n’est pas seulement très bien écrit – ce qui n’est pas nouveau… – mais en plus c’est un régal.
À la fois intéressant, spirituel, et très riche d’informations et de références… Très belle plume, digne d’un grand échanson !
…il me reste à m’attaquer à l’essentiel du festin, mais je voulais dire sans attendre que ce que j’ai déjà goûté me donne envie de me mettre à table. »
D’aucuns, qui n’ont pas l’ouvrage entre les mains, m’ont demandé : « Pourquoi le journal d’un échanson ? » Je m’en explique dès l’exergue : « Échanson : du latin médiéval “scantio” : sommelier de la chanson (Dictionnaire amoureux de l’auteur) » ; ou plus loin dans l’avant-propos : un journal comme une chanson qui nous ressemble et nous rassemble, « …la chanson d’un échanson, au sens où celui-ci a pour vocation d’offrir le nec plus ultra de son expérience, le plus raffiné, le plus délectable dont on puisse gratifier le palais des sens, situé quelque part entre l’âme et le cœur. Si tu aimes la chanson […], a écrit Claude Nougaro dans Une rivière des Corbières ; si tu aimes le son, le son de son âme, elle te servira comme un échanson… »
À la façon d’un Béranger (François), j’ai voulu simplement offrir une tranche de vie qui chante et voilà qu’elle nous revient en écho, en résonance touchante. Merci ! Tant qu’il y a de la mémoire, il y a de la vie… et des lendemains qui chantent !
PS. Pour en savoir plus sur ce livre de 664 pages – « La chanson d’une vie, incarnée par des dizaines d’artistes des générations 1950 à 2000 qui ont accompagné (ou accompagnent toujours) le parcours personnel et professionnel de l’auteur », 84 chapitres + avant-propos + prologue + épilogue + annexes), se reporter aux sujets précédents de Si ça vous chante ou sur mon site pour le texte de quatrième de couverture.
NB. Dans l’un des montages photo ci-dessus, on peut apercevoir – clin d’œil... – un « Don Quichotte » peint par Lamolla, à qui je consacre le dernier chapitre du livre, que je dédie tout entier à sa mémoire. Pionnier de la peinture surréaliste catalane, auteur en 1934 d’une toile sublime intitulée Il a plu des chansons (en français dans le texte !), musicien (piano, violon, mandoline), c’est lui en effet qui m’a fait découvrir « la fraîche beauté du monde » dont parlait Matisse.