« Hasta la victoria siempre ! »
Souvenez-vous : en avril 2015, je vous annonçais ici même que les responsables de la séquestration et de l’exécution sommaire de Victor Jara, le troubadour de la chanson populaire chilienne, avaient été identifiés, et qu’un procès devait se tenir en septembre, quarante-deux ans après les faits. Il aura fallu attendre trois années de plus, mais c’est aujourd’hui chose faite : justice vient d’être rendue (pour l’essentiel et dans une certaine et curieuse discrétion médiatique, malgré l’importance symbolique de l’affaire) !
En jargon journalistique, cela s’appelle un droit de suite. Le droit de suivre l’évolution d’un événement que vous avez annoncé, dont vous avez rendu compte et qui n’est pas encore clos. On devrait plutôt dire « devoir de suite », sachant l’obligation déontologique élémentaire, pour un journaliste digne de ce nom, de suivre un dossier jusqu’à son terme. C’est ce que j’ai cherché à faire ces trois dernières années, en restant attentif à cette question, déçu puis furieux mais à peine étonné de voir le procès annoncé pour septembre 2015 par la justice états-unienne être reporté aux calendes grecques...
Rappelons que Pedro Pablo Barrientos, l’un des deux principaux meurtriers et bourreaux de Victor Jara (avec Hugo Hernán Sánchez Marmonti, détenu au Chili) – celui qui, semble-t-il, lui avait broyé les mains (et non tranché) à coups de crosse, jusqu’à en faire de la bouillie –, coulait des jours heureux en Floride… Logique quand on sait l’appui que « le grand démocrate » Kissinger, à l’époque, avait apporté au putschiste d’extrême droite Augusto Pinochet (voir photo)…
C’est la tache indélébile du procès qui vient d’avoir lieu – mais à Santiago et non aux États-Unis – en présence de huit anciens militaires gradés dans le box des accusés : l’absence ignominieuse de Barrientos que la justice américaine (sous le prétexte de le faire juger sur son sol, ce qu’on attend toujours…) refuse obstinément d’extrader au Chili. Dont acte… pour le moins éloquent. Mais les autres étaient bel et bien présents, qui ont été condamnés le 29 juin, à dix-huit ans de prison ferme (dont quinze dans des pénitenciers de haute sécurité).
Pour arriver à ce résultat, il a fallu toute l’énergie de l’ancienne compagne du chanteur, Joan (ci-dessus), et de leurs filles Amanda et Manuela. L’énergie et une volonté sans faille qu’on imagine régulièrement mises à mal par les souffrances de l’indifférence à leur juste lutte, le temps qui passe inexorablement et la désespérance qui s’installe… Mais elles n’ont jamais baissé les bras, malgré les obstacles et les menaces, alors qu’il était si « facile » de renoncer. Et puis… tout finit par arriver. La justice chilienne, aiguillonnée par Joan, Amanda et Manuela, s’est saisie à nouveau et pour de bon du dossier, afin qu’un procès puisse enfin se dérouler à Santiago.
Le verdict* est donc tombé le 29 juin 2018… quarante-cinq ans après la répression fasciste qui s’était abattue et pour des lustres sur le peuple chilien le 11 septembre 1973 : dix-huit ans d’incarcération. Cela peut paraître dérisoire en regard de l’horreur du crime et des tortures infligées à l’auteur du Derecho de vivir en paz, le droit de vivre en paix, mais c’est le principe qui compte. Et le temps qu’on parvienne à ce procès auquel beaucoup de victimes ne croyaient plus, ce verdict s’apparente à de la prison perpétuelle : le plus jeune des assassins, un lieutenant-colonel à la retraite, a déjà 68 ans, le plus âgé, l’ex-colonel Hugo Sánchez, 90 ans…
Des milliers de victimes et de disparus, des citoyens torturés et emprisonnés par dizaines de milliers, sans compter les exilés par dizaines de milliers également… La justice est lente, désespérément lente parfois, mais comme l’ont noté Joan Jara et ses filles dans une « déclaration publique de la famille » le 7 juillet dernier, « s’il est certain qu’un verdict qui arrive quarante-cinq ans après les faits peut difficilement être considéré comme juste, il s’agit sans aucun doute d’une défaite importante infligée à ceux qui cherchent à nier l’histoire et un coup sévère porté à l’impunité. »
Dans ladite déclaration, Joan, Amanda et Manuela dont il est malaisé d’imaginer quelle a pu être leur vie depuis septembre 1973 (« comme famille nous avons subi dans nos chairs et nos os le pacte de silence qui continue de lier toutes les Forces armées chiliennes… »), expriment une gratitude totale « à toutes les personnes qui, à travers le monde, nous ont accompagnées sur ce long chemin, en nous aidant à supporter et combattre l’indifférence du pouvoir politique et médiatique de notre pays qui, sauf exceptions dignes, a tenté de rendre invisible la lutte pour la vérité, la justice, la mémoire et la réparation. »
Ce jugement, qui naturellement n’efface rien, ne marque pas non plus la fin du combat de ces femmes courageuses et dignes d’éloges : « Il reste différents procès judiciaires devant nous que nous mènerons avec une même conviction pour que la justice passe, pas seulement pour Victor, mais pour tous ceux qui ont souffert le terrorisme d’État qui a régné au Chili durant la dictature civile et militaire. » Et de conclure : « Nous avons la certitude absolue que, comme société, il nous reste beaucoup à faire si nous voulons bâtir un avenir meilleur pour ceux qui viennent à présent. Nous-mêmes, avec Victor dans la mémoire, continuerons de travailler pour que jamais plus au Chili ne se répètent les faits qui sont condamnés aujourd’hui dans ce jugement historique ».
À noter, pour marquer les vingt-cinq ans de la Fondation Victor-Jara la création en septembre prochain à Santiago de Chile du FAM, le Festival Art et Mémoire Victor-Jara. Du 24 au 30 septembre, le FAM proposera des concerts, des spectacles de danse, de théâtre et de cinéma, des activités pour le jeune public, des expositions, une « feria » de la mémoire et des droits humains, des rencontres, etc. ; l’ensemble dans le stade aujourd’hui appelé Víctor-Jara qui fut le lieu de tant d’horreurs et d’exactions…
Parmi tous ceux et toutes celles « qui portent Victor dans le cœur et transmettent son héritage aux nouvelles générations », auxquels Joan et ses filles rendent hommage à l’issue de leur déclaration publique, il faut sans aucun doute compter Michelle Bachelet. L’ancienne présidente du Chili, qui fut détenue et torturée par les sbires fascistes du triste sire dénommé Pinochet, avait eu ce mot prémonitoire à l’occasion, en 2009, de l’exhumation des restes du chantre chilien – devant des foules immenses venues célébrer sa mémoire – pour être rendus à sa famille : « Victor Jara chante avec plus de force que jamais et le Chili rend justice à son histoire. » Quarante-quatre impacts de balles et les mains mises en miettes n’auront rien empêché. Ni rien changé, bien au contraire, de la puissance d’évocation et de rassemblement d’une chanson, quand elle est belle et authentique.
Continue de tracer dans les chemins
Le sillon de ton destin
La joie de semer et de partager
Personne ne pourra jamais te la retirer.**
*On peut lire les attendus du procès, avec l’identité des neuf officiers condamnés en cliquant sur le lien de la Fondation, sous la « declaracion publica de la familia ».
** « Sigue abriendo en los caminos / El surco de tu destino / La alegria de sembrar / No te la pueden quitar » (Victor Jara).
NB. Entre autres vidéos de Victor Jara, voici la version en public de de la chanson emblématique A desalambrar de l’Uruguayen Daniel Viglietti, que nous avions eu le bonheur de retrouver en avril 2017 chez Paco Ibañez, et qui nous a brusquement quittés le 30 octobre suivant.