… « et nous voilà, ce soir » !
Cinq ans à poursuivre l’aventure avec les anciens amis de Jacques Brel en Polynésie, devenus les miens ; cinq ans à s’appeler, à s’écrire, à se voir, se revoir, à recueillir des souvenirs et partager des infos passionnantes... Cinq ans à prolonger l’enquête sur la « vie d’après » de l'artiste aux Marquises, mais aussi sur les épisodes antérieurs où elle était en germe... Il y avait matière à un (quasi) nouveau livre, du moins à une édition révisée et largement augmentée de L’aventure commence à l’aurore. Voilà qui est fait avec Le Voyage au bout de la vie, qui raconte et complète – une fois pour toutes – la même histoire, sans être vraiment le même ouvrage. Ou comment, en se faisant marquisien d’adoption, Jacques Brel le « Belgien » est devenu pour de bon, réellement, le Grand Jacques.
Jacques Brel m’a toujours fasciné. Par ses chansons et sa présence scénique, évidemment, par son charisme, mais aussi et peut-être surtout par sa philosophie – ce que j’appelle son « principe d’imprudence ». Jamais pour autant je n’aurais imaginé lui consacrer un livre après tout ce qui avait déjà été publié à son sujet… Sans parler des dossiers spécifiques de nos propres journaux, Paroles et Musique puis Chorus entre 1980 et 2009 ; outre l’édition par nos soins en 1998 de Grand Jacques ou le roman de Jacques Brel, la biographie de référence* de Marc Robine (Chorus/Anne Carrière), grand prix de l’académie Charles-Cros.
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*Elle reste aujourd’hui l’une des trois meilleures publiées depuis la mort de l’artiste, avec Jacques Brel, une vie, d’Olivier Todd (Robert Laffont, 1984), et Jacques Brel, la valse à mille rêves, d’Eddy Przybylski (L’Archipel, 2008) ; celle-ci, qui vient d’être rééditée dans une version revue et augmentée, est sans aucun doute l’ouvrage biographique le plus fiable et complet (770 pages + cahier photos de 16 pages) jamais consacré à l’auteur du Plat Pays et des Marquises.
En faisant en 2011 le voyage aux Marquises, dont je ressentais depuis longtemps le besoin, j’étais simplement curieux de savoir – et impatient de m’en rendre compte par moi-même – ce qu’il était advenu de lui loin des médias et des feux de la rampe. Ce que j’ai découvert là-bas, grâce aux témoignages de ses amis de l’époque, m’a bouleversé : ce Don Quichotte qu’il avait admirablement interprété à la scène, il l’a incarné pour de bon dans les îles ! Après le chanteur et l’acteur, Jacques Brel est devenu, dans l’anonymat le plus complet, un véritable aventurier. Des mers, puis des airs. Navigateur au long cours, de la mer du Nord au Pacifique Sud, et pilote au grand cœur dans le ciel de l’archipel le plus isolé au monde.
Alors, au retour de ces îles où gémir n’est pas de mise, l’urgence de partager cette découverte s’est imposée et ce livre a vu le jour, presque tout seul, en 2013, sous le titre L’aventure commence à l’aurore. Pas une biographie de plus du chanteur, bien sûr, mais le récit qui complète sa vie, « le volet qui manquait », a estimé alors Philippe Meyer sur France Inter… Il est vrai qu’au moment d’annoncer ses adieux au tour de chant, à l’automne 1966, à la force de l’âge (37 ans !) et au faîte de la gloire, ils ont été peu nombreux à comprendre ses raisons et encore moins, surtout dans les médias, à croire ce départ vraiment définitif… « C’est marrant, persifla-t-il, personne n’a voulu que je débute et aujourd'hui personne ne veut que je m’arrête ! »
Et puis, il a suffi de quelques mois après la sortie du livre (qui aurait pu s’intituler aussi Brel aux Marquises, sous-titré Le Principe d’imprudence…) pour que débute une autre aventure ; ou plutôt que l’aventure initiale se prolonge au-delà de l’aurore… et du chagrin des départs. Au bonheur d’offrir cette histoire en partage, puis de constater que ce qui m’a touché si fort « là-bas » – où sa voix « chante encore » (cf. la Lettre à Jacques Brel de Barbara) – touchait pareillement ses admirateurs, s’est ajoutée la joie de poursuivre désormais le chemin en la chaleureuse et fidèle compagnie de ceux (et celles) qui l’ont fréquenté durant ses trois dernières années en Polynésie française.
Bientôt cinq ans que nous discutons ensemble, passionnément, des souvenirs qu’il a laissés sur place, des rencontres qu’il y a effectuées, des projets qu’il formait. La raison de cette (possible) fièvre ? La lecture de L’aventure… Deux ans après nos bavardages initiaux – quand nous apprenions simplement à nous connaître (et que l’idée d’un livre ne m’effleurait pas encore) –, chacun des proches de Brel aux antipodes s’est déclaré ému d’avoir retrouvé au fil des pages l’homme hors du commun qu’il (ou elle) avait connu. Tel qu’en lui-même. Conforme, intact, intègre. Vivant. Dans la vérité des choses et non dans l’artifice du spectacle (bien qu’une même sincérité ait toujours accompagné Brel à la ville comme à la scène). Des affinités communes sont apparues, des rapports de confiance se sont instaurés…
C’est une chance insigne d’avoir intégré ainsi le cercle restreint des amis du poète disparu et d’être à présent considéré, qui plus est, comme le confident privilégié des affaires bréliennes de Polynésie : sur son (modeste) train de vie, ses paris (fous) d’aviateur, ses projets (altruistes) pour les Marquises… Une chance rarissime, aussi, d’avoir bénéficié de l’éclairage intime (et lumineux) du témoin principal de l’ensemble de la carrière et de la « vie d’après » de Jacques Brel ; je veux parler du grand gentleman de la chanson et pourtant si discret Charley Marouani (avec qui j’ai eu également le bonheur de partager une belle émission consacrée aux Marquises sur France Culture). Présent de l’époque de ses débuts, aux Trois Baudets de Jacques Canetti, jusqu’à son dernier tour de chant à Roubaix ; toujours à ses côtés dans les moments essentiels : la signature du « contrat à vie » avec Eddie Barclay, les premiers jours de bonheur à Hiva Oa, l’enregistrement du dernier album, le retour ultime et le clap de fin…
Cinq ans à recueillir des confidences, à compiler des documents, à accumuler des anecdotes ; cinq ans à enrichir notre connaissance de la vie méconnue du Grand Jacques outre-mer… Et nous voilà ce soir* ! Impossible d’en rester à ce qui s’apparentait chaque fois davantage, pour moi, à la première mouture d’un ouvrage encore à naître. Celui que j’avais appelé en cours de récit, tant il s’imposait de lui-même, Le Voyage au bout de la vie. En septembre 2014, à la sortie en poche de L’aventure…, j’aspirais déjà plus que tout à cette nouvelle édition entièrement révisée et largement augmentée, qui ne serait ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Qui raconterait la même histoire, sans être vraiment le même livre.
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* « Mon enfance éclata / ce fut l'adolescence / et le mur du silence / un matin se brisa / ce fut la première fleur / et la première fille / la première gentille / et la première peur / je volais je le jure / je jure que je volais / mon cœur ouvrait les bras / je n'étais plus barbare / et la guerre arriva / et nous voilà ce soir... »
C’est aujourd’hui chose faite.
Bien faite ? Je sais seulement que cet ouvrage n’entre dans aucune catégorie. Enquête, reportage, portrait, récit de voyage, témoignage, roman d’aventures, confessions d’outre-tombe… Et pourquoi pas – Gauguin et Brel (qui, l’un, parlait de ses toiles avec des métaphores musicales, et l’autre de ses chansons en termes picturaux) ayant créé leurs derniers chefs-d’œuvre au même endroit, à Atuona, certes à soixante-quinze ans d’écart mais seulement à une centaine de mètres de distance à vol d’oiseau ! –, esquisse d’une étude comparée de la peinture exotique et de la chanson d’inspiration flamande ?
Ne cherchez pas. N’essayez même pas ! Il faudrait y aller au forceps, et encore… S’il parle ici ou là de son auteur, par exemple, ça n’est pas pour se moucher du coude comme aurait dit mon cher Frédéric Dard, c’est simplement que sans cette implication, sans ce lien qui relie l’auteur à son héros, sans ces passerelles jetées entre les êtres par de malicieux et mystérieux marionnettistes du Hasard (jusqu’aux plus improbables*), ce livre n’existerait pas. Vous comprendrez mieux à sa lecture, j’espère.
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*Il nous a fallu attendre la parution de L’aventure… pour nous apercevoir, notamment, qu’un de ses principaux personnages de Polynésie n’était autre qu’un cousin par alliance et que ma future épouse, encore adolescente, l’avait rencontré lors d’une de ses venues en métropole, à l’occasion d’une fête familiale ! Il nous en reste même une photo dans l'album de famille. Pour la petite histoire, Jacques Brel chantait encore et ne se doutait pas qu'une dizaine d'années plus tard il habiterait ce faré très simple mais coquet à l'autre bout du monde...
Ces précisions apportées (voir aussi l’encadré en bas de page), il me reste à vous souhaiter, si affinités, un bon voyage dans le sillage du Grand Jacques. Cinq ans après – au fil desquels plusieurs acteurs de l’aventure ont appareillé à leur tour (Jean Corti, Alex Du Prel, Leny Escudero – cf. le nouveau chapitre « Ballade à Sylvie »… –, Lucien Israël, Gérard Jouannest, Charley Marouani, mère Rose…) pour un ailleurs incertain –, je vous invite à nouveau sur les traces de ce « voyageur lointain » (Barbara) venu des brumes du Nord se noyer délibérément dans le grand bleu, après avoir été « l’être le plus important qui soit dans la chanson » (Brassens). Un homme révolté, provocateur à ses heures, débordant d’empathie, toujours positif et néanmoins désespéré (mais avec élégance). Qui aujourd’hui dans son paradis, même s’il doutait de devenir un jour « chanteur pour femmes à ailes blanches », doit entendre « les anges, les saints et Lucifer » lui chanter la chanson de naguère, celle du temps où il s’appelait Jacky…
Bon voyage à bord de l’Askoy, son voilier de dix-huit mètres de long mais lourd (beaucoup trop lourd pour traverser le Pacifique rien qu'à deux !) de quarante-deux tonnes, aujourd’hui en fin de restauration (ô combien épique !) en Belgique… Et bon séjour, surtout, dans la terre d’élection de Jacques Brel, la « Terre des Hommes » (nommée ainsi par ses habitants, ce qui ne pouvait que séduire encore plus cet admirateur de Saint-Exupéry). Là où lui-même avait marché sur les pas de ce peintre maudit et génial qui pratiquait son art comme lui le sien, avec une générosité outrancière et haute en couleur, mais authentique jusqu’à la moelle : « Koké » (comme l’appelaient ses amis… et compagnes), dont la vie à Hiva Oa, passée à défendre les « indigènes » face aux abus de l'Administration et de l'Eglise, ressemblerait étrangement à une répétition générale de celle du Grand Jacques...
Bon voyage aux Marquises, le pays de leur dernière demeure. Là où « le rire est dans les cœurs, le mot dans le regard », où « le cœur est voyageur » et « l’avenir est au hasard ».
http://fred-hidalgo.fr/lauteur/jacques-brel-4/NB. Entre autres vidéos de ce sujet, on trouvera : a) une interview de Jacques Brel, réalisée le 3 octobre 1966 dans un restaurant de Limoges à l’issue du concert, où il tente d’expliquer les raisons de ses adieux – on reconnaît Charley Marouani à sa droite et Jojo (Georges Pasquier) en face de lui ; b) sa chanson des Marquises sur des images où on le voit aux manettes de son bimoteur (les seules qui existent, prises par une équipe belge en juin 1978, qu’il avait accepté de guider – sans donner d’interview – pour un reportage sur les îles destiné à l’émission de la RTBF « Visa pour le Monde » ; c) enfin, juste ci-dessus, un excellent reportage d’Arte, tout récent, où l’on retrouve Serge Lecordier à Hiva Oa, à l’origine de la restauration du « Jojo » et de la création de l’Espace Brel qui l’abrite, et Fiston Amaru, l’ancien postier d’Atuona qui vit désormais à Nuku Hiva et fut le premier Marquisien auquel s’adressa l’artiste en quête d’anonymat (lequel resta pantois en découvrant, avec bonheur, qu’il était inconnu en ces îles).
Plaisir de constater une fois de plus que L’aventure commence à l’aurore sert depuis 2013 de carnet de voyage privilégié aux principales chaînes de télévision ainsi qu’à des producteurs et réalisateurs indépendants…
L'occasion aussi de regretter, à propos d'autres reportages et documentaires (quand on a facilité les contacts sur place voire convaincu les intéressés d’accueillir une équipe), que la citation des sources ou l’emploi des remerciements semble ne plus être en usage dans le monde de la télé. Contrairement à celui de la radio, comme le montre cette superbe émission de 52 minutes, « Le Temps d’un bivouac », que Daniel Fiévet a consacrée cet été sur France Inter au voyage au bout de la vie de Jacques Brel : « En compagnie de Fred Hidalgo, partons sur les traces de celui qui fut tour à tour chanteur, acteur, navigateur ou aviateur… » Merci encore à lui et à son équipe ! (Emission à réécouter ici en podcast.
• Jacques Brel, le voyage au bout de la vie, éd. de l’Archipel, 464 pages + cahier photos de 16 pages, format 154 x 240 mm. Disponible en librairie et sur les principaux sites de vente par correspondance : Amazon.fr ; Decitre.fr ; Chapitre ; Dialogues.fr ; Mollat.com ; etc.