« Le plus féal de mes féaux »...
C’est l’histoire d’un livre (un beau roman, une belle histoire…) qui devait sortir début juin et se retrouve brusquement orphelin d’éditeur, pour cause de forfait de dernière heure. San-Antonio poussa la porte et Frédéric Dard entra, fruit d’une gestation de vingt ans et d’un accouchement long de deux ans, cherche parents adoptifs pour le mettre physiquement au monde…
Moi, vous me connaissez… Depuis le temps qu’on se fréquente et qu’on partage nos passions, des bouquins, j’en écris très peu : seulement, vous le savez, quand il y a « urgence » – pour combler un manque ou se donner de la joie, comme disait le Fou Chantant, le bonheur étant la seule chose qui se double quand on le partage. Ce livre, que j’étais le seul à pouvoir écrire (n’y voyez pas la moindre vanité : lisez plutôt plus bas), je me le suis arraché du cœur et des tripes pour l’offrir aux aficionados de San-Antonio, bien sûr, mais aussi et surtout pour exposer en place publique, par l’exemple vécu, à quel point Frédéric Dard, au-delà de son génie d’écrivain, était « quelqu’un de bien ».
Le renoncement de l’éditeur ?
Je plaide coupable, mais avec circonstances atténuantes ! Il attendait quatre à cinq cents pages, j’en ai « pondu » le double. La faute de l’auteur, forcément… mais aussi, indirectement, de l’éditeur et du confinement. Je m’explique : au printemps 2020, alors que j’étais tout prêt d’en finir, en restant dans les clous, on m’annonce que tout est chamboulé… et que mon livre est reporté d’un an ! J’ai cru que c’était un blanc-seing m’autorisant à compléter mon travail (tant de matière inédite et savoureuse en réserve…) ; si bien que, chemin faisant, mon récit s’est doublé d’une sorte de San-Antonio, mode d’emploi, voire d’un San-Antonio, la totale*…
Le seul à pouvoir écrire ce livre ? Jugez-en :
• 1964, j’ai quinze ans : l’âge de San-Antonio, que je prends de plein fouet, estomaqué par son univers et son style ébouriffant. Le choc ! Le second de ma jeune vie après Brel, à huit ans, avec Quand on n’a que l’amour… Commotion inévitable et virus incurable : quatre livres dévorés fiévreusement en trois ou quatre jours (et nuits) à léviter dans mon lit d’ado, confiné dans ma chambre pour cause de maladie contagieuse… Urgence de confier à la page blanche mon ressenti à l’accostage de cet insoupçonné et irrésistible continent littéraire. Glissée sous pli posté à « Monsieur San-Antonio », aux bons soins de son éditeur. Qui donc savait à l’époque que Frédéric Dard (dont je n’avais jamais entendu parler) se cachait derrière San-Antonio ? Quasiment personne.
Que croyez-vous qu’il arrivât ?
Contre toute attente, une lettre dans les semaines suivantes signée San-Antonio, qui se disait « touché » par mes propos ! Incroyable. Une correspondance s’ensuivit. Signée bientôt Frédéric Dard, avec son adresse personnelle…
• Juin 1965 : Frédéric Dard débarque un dimanche à la maison, chez mes parents, pour me rencontrer ! Ahurissement de ceux-ci – qui ne croyaient d’ailleurs pas à la venue annoncée de « San-Antonio » –, en l’entendant me dire (avant de leur demander la permission de m’embrasser) que personne d’autre avant moi ne lui avait écrit de tels propos… « à part Jean Cocteau » !
• Mai 1967 : je sors une nouvelle fois de chez lui le cœur en fête. Ce jour-là, pour me remercier d’avoir bien voulu attendre, à mon arrivée, qu’il termine son travail en cours (tu parles, Charles ! je m’étais régalé comme jamais à le voir écrire en rigolant !), il m’a offert la seule photo qu’il avait de lui, dans un cadre posé sur son bureau, après y avoir tracé ces mots aussi bleus que son regard: Pour Fred, le plus sympa de tous les san-antonistes...
Je vous passe les détails des trente piges suivantes et des poussières, parsemées d’entretiens exclusifs, de confidences inédites, d’anecdotes et de parties de rigolade : tout est dans le livre… et j’en arrive directement à la coda.
• Avril 1999 : j’ai 50 ans… et San-Antonio aussi ! Pour célébrer l’anniversaire de son héros (né à peu près en même temps que moi, à environ soixante km de distance de ma ville natale), il publie un « super San-Antonio » – judicieusement nommé Ceci est bien une pipe – où je découvre ces lignes :
Je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux. Je le proclame ici Grand Connétable de la San-Antoniaiserie, titre dont il pourra se parer sa vie durant et orner ses pièces d’identité.
Grand Connétable du Grand Maître de l’ordre de la San-Antoniaiserie, déjà !
Mais surtout le plus féal de ses féaux…
C’était dans l’antépénultième San-Antonio de la saga. Un an plus tard, il nous laissait en plan ! Plantés, esseulés. En plein désarroi.
Voilà quelques bribes d’embryon de l’histoire – de notre histoire. Celle d’un auteur adoubant un lecteur parmi des centaines de milliers d’autres (à l’apogée de son œuvre, chaque San-Antonio tirait à six cent mille exemplaires…), et d’un lecteur encore incrédule d’avoir été pareillement emmitouflé de tendresse « sa vie durant » par l’auteur qui a porté la langue française à incandescence comme nul autre depuis Rabelais (entre dix et quinze mille néologismes recensés). Voilà pourquoi seul ce lecteur-là pouvait l’écrire, fort des conséquences heureuses que cette relation exceptionnelle (longue de trente-six ans…) allait entraîner : des journaux et des livres…
Aujourd’hui où « les cons » gagnent chaque jour du terrain sur l’intelligence et la tolérance (« À propos, disait-il, comment font les cons pour vivre en bonne intelligence » ?!), comment aurait-il fait pour écrire encore en toute liberté, confronté à des réquisitoires incessants et multiples parfois dignes de l’Inquisition, aux armes d’Anastasie ? Il n’aurait pas reculé devant eux, j’en suis convaincu. Au contraire, cela aurait attisé son génie. Mais il n’est plus là et il faut faire avec, c’est-à-dire sans lui.
Pas simple, en cette triste époque bien peu épique, où l’on s’effraie devant un gros livre à son sujet, lui qui en écoula pourtant, de son vivant, plus de 200 millions d’exemplaires… Existe-t-il encore un éditeur assez intéressé par Frédéric Dard dit San-Antonio pour épingler l’ouvrage (en un volume... ou en deux tomes) du Grand Connétable de la San-Antoniaiserie à son palmarès ? Un seul éditeur capable de « prendre des risques » avec ce gai luron dont un psychiatre célèbre déclara jadis qu’il était « la santé de la France » ?
Auteur cherche éditeur !
Qu’on se le dise, SVP… sans hésiter à faire circuler le communiqué de presse ci-dessus que mon futur-ex-éditeur avait commencé de concocter, avant de savoir qu’il aurait droit à double dose de vaccin anti-connerie… pour le même prix !
À vous de jouer… si ça vous chante (contact). Merci.
*Dont San-Antonio et la chanson : Piaf, Trenet, Brel, Brassens, Boby Lapointe, Bourvil, Ferré, Tachan, Renaud, Goldman, Nilda Fernandez… Car Frédéric Dard adorait la chanson ! Il permit même la création d’un chef-d’œuvre immortel de Charles Aznavour en ajoutant une scène spécifique à son opérette Monsieur Carnaval (dont il ne reste hélas que des images de médiocre qualité tirées d’un petit reportage télé), offrant à Georges Guétary la primeur de La Bohème… À lui et au public privilégié, dont j’étais, invité par l’auteur. À vrai dire, du jour où, à quinze ans, San-Antonio poussa la porte de mes petites cellules grises et que Frédéric Dard entra dans mon cœur, plus rien de ce qui le concernerait ne me serait étranger.
Pour rappel, San-Antonio sur ce blog :
– À l’occasion des 70 ans de San-Antonio :
San-Antonio sans alter ego.
– À l’occasion des 20 ans de la disparition de Frédéric Dard :
San-Antonio enfin timbré !
Voir aussi (avec documents d’archives) le résumé de cette longue complicité affective avec Frédéric Dard dans le site de référence Tout Dard (ou « De Dard et D’autres ») :
Fred Hidalgo, « Grand Connétable de la San-Antoniaiserie ».