Lettre ouverte
à monsieur le ministre de l’Éducation nationale
« Monsieur le ministre de l’Éducation Nationale, je ne sais pas si vous aimez bien Pierre Perret ? Personnellement oui, parce que c’est quand même l’auteur notamment d’une des plus jolies chansons du monde et qui commence de la façon la plus délicate, la plus parfaite qui soit :
Chez la jolie Rosette au Café du Canal
Sur le tronc du tilleul qui ombrageait le bal
On pouvait lire sous deux cœurs entrelacés
Ici on peut apporter ses baisers.
Je ne sais pas si c’est du fait qu’en ce moment l’échange de baisers est proscrit, mais la formule gravée sur le tilleul du Café du Canal suscite immanquablement chez moi, qui ai le goût de la nostalgie réjouie, un sourire gentiment stupide que vous pourriez voir si je ne portais pas de masque.
Mais ce n’est pas pour vous parler de baisers monsieur le ministre, vous vous doutez bien, que je vous écris.
La semaine dernière à Sarcelles, la mairie avait programmé quatre représentations du spectacle intitulé Carnet de notes interprété par sept artistes, chanteurs, musiciens, comédiens. Une pièce de théâtre en chansons saluée par Le Parisien, Télérama, Le Canard Enchaîné et des milliers de spectateurs qui ont pu la voir à l’occasion des presque deux cent cinquante représentations. Mariline Devaud Gourdon, metteur en scène et comédienne du spectacle, le présente comme un voyage des cinquante dernières années de la maternelle au baccalauréat.
À l’issue de la première représentation, des parents d’élèves accompagnant les classes se sont plaints auprès du directeur de leur école primaire pour dire à quel point le travail de la compagnie était choquant, du fait qu’ils interprétaient une chanson de Pierre Perret intitulée Papa, maman, parlant de la reproduction.
Le directeur de l’école a signalé l’affaire au rectorat.
Le rectorat a fait redescendre l’info auprès des inspecteurs des secteurs.
Les inspecteurs ont interdit aux enseignants d’emmener les classes assister au spectacle du lendemain.
Une classe de quinze élèves – des résistants sans doute – a maintenu sa réservation.
La Compagnie a dit « Bon, d’accord, on va jouer pour eux ».
La direction des affaires culturelles de Sarcelles est intervenue pour tout annuler.
La chanson de Pierre Perret ayant choqué évoque la masturbation :
Y a bien quelques brindezingues
Qui ont dit qu’ça rend sourdingue
Beethoven qu’était pas fier
A quand même fait une belle carrière…
La chanson parle aussi de contraception, évoque le vagin, l’ovule, les testicules.
Monsieur le ministre, choisissez votre camp. Vous rangez-vous du côté de ceux qui interdisent ou de ceux qui permettent ? Jugez-vous normal que des parents d’élèves puissent empêcher un spectacle ? Les inspecteurs qui s’érigent en censeurs ont-ils agi en votre nom ?
Si vous pensez que l’auteur du Zizi et de Lily est un personnage indigne, scandaleux, subversif et dangereux, ne serait-il pas temps de songer à débaptiser toutes les écoles Pierre-Perret qui partout en France ont fleuri, de Castelnaudary à Soligny-la-Trappe, de la Chaize-le-Vicomte à Clavettes, de Miribel à Angers ?
Pour le plaisir, je vous cite la fin de la chanson incriminée :
Comment papa a fait un p’tit frère à maman
C’est à l’école qu’on nous l’apprend
Pas la peine d’en faire toute une cathédrale
À part les hypocrites, les gens normaux trouvent ça normal.
Veuillez agréer monsieur le Ministre ma détestation de la censure.
Et vous ? Monsieur le ministre, vous feriez une réponse ? »
Cette lettre ouverte de François Morel, diffusée vendredi 21 mai sur France Inter, se suffit – hélas – à elle-même. « No comment », aurait-dit Gainsbarre. Sauf que la censure dénoncée est révélatrice d’une dérive consternante de la société où le « politiquement correct » et la « bien-pensance », autrement dit l’hypocrisie générale à l’encontre de la culture, gagnent chaque jour du terrain sur la liberté de pensée, d’expression et de création. À quand les autodafés de livres, après les interdictions de spectacles et de chansons ?
En 1976, tout le monde avait ri et applaudi à cette chanson (dans l’album où figurait également Celui d’Alice, véritable chef-d’œuvre à l’égal du Blason de Brassens) ! En 2021 – quarante-cinq ans plus tard !!! – les bons apôtres s’en offusquent et font interdire le spectacle qui l’inclut, avec la complicité de la « hiérarchie » de l’Éducation nationale, qui a depuis longtemps lâchement lâché ses personnels (« Surtout, pas de vagues ! ») face à la pression de parents d’élèves ignares et agressifs, voire intégristes de la religion, qui cherchent toujours un bouc émissaire (la société, la pauvreté, les enseignants, les autres… la culture !) pour refuser d'admettre leur propre démission parentale face à leur devoir d’éducation.
Cela me renvoie à mon ouvrage sur San-Antonio qui ne trouve pas d’éditeur (cf. sujet précédent : « Ma chanson de San-Antonio »). Serait-il nul et non avenu ? Forcément, je me suis posé la question… Et puis un grand éditeur a accepté de le lire et m’a répondu en substance (je vous la fais courte) que « tout y est : on y apprend énormément de choses très intéressantes sur lui et sur l’époque, en prenant beaucoup de plaisir à sa lecture, “tant votre écriture est agréable à lire”… » (sic !) Merci bien. Dans ce cas, pourquoi ne pas le publier ? À cause de sa longueur, raison invoquée par mon futur-ex-éditeur pour y renoncer ?
Ne serait-ce pas plutôt parce que San-Antonio n’est plus – mais alors plus du tout – en odeur de sainteté auprès des « porte-parole » casse-bonbons des générations nouvelles, admirateurs fanatiques d’Anastasie ? Et qu’« on » s’autocensure par crainte de leurs réactions ? San-Antonio ? Trop ceci, trop cela, trop cru, misogyne, misanthrope… Mis en quarantaine !
C’était pour rire ? Seulement pour rire et pour se moquer au second degré de la connerie déjà triomphante, comme Brel avec L’Air de la bêtise… Halte-là ! Le rire lui-même, autre que primaire et prosaïque, se fait aujourd’hui suspect ! La violence, le machisme, les agressions, les viols, les meurtres, les féminicides se multiplient, mais le pire crime qui soit, croirait-on, c’est de rire à San-Antonio, à Cavanna, à Desproges, à Coluche, à Reiser, à Cabu, « à Béru et au zizi de Pierre » (comme le chantait Henri Tachan – ci-dessous, à Bobino, avec Pierre Perret). On se prépare de bien tristes lendemains qui déchantent… Oui, François, comme les quinze élèves de la classe de Sarcelles qui voulaient quand même voir ce spectacle, les personnels enseignants tout autant que les artistes sont aujourd’hui des résistants !
Extrait de San-Antonio poussa la porte et Frédéric Dard entra, après la réception d’une lettre de l’écrivain en provenance de son Domaine de l’Eau Vive : « Immanquablement, je songeais à mon ami Guy Béart. L’un des “3 B de la chanson française”, disait Jacques Canetti à propos de Brel, Brassens et lui qui, tous trois, avaient débuté au théâtre des 3 Baudets. J’aimais à le retrouver dans sa maison de Garches, véritable capharnaüm et grotte aux trésors. Il gardait tout précieusement, en particulier ses émissions Bienvenue à…, qui préfiguraient Le Grand Échiquier. Un jour, sachant combien Frédéric Dard m’était cher, il m’invita à visionner l’émission dont ce dernier était l’invité d’honneur. Pierre Perret y chantait plusieurs chansons. “Tiens, c’est moi qui l’ai fait découvrir à Frédo. Je lui avais dit : Il y a un nouveau que tu devrais écouter parce qu’il écrit des chansons à la manière de Bérurier ! Je vais te le présenter.” »
Béart-San-Antonio-Perret…
De la nostalgie ? Non, une époque où tout était possible, où l’esprit aiguisé des uns s’épanouissait au profit du plus grand nombre…
– François Morel : Bonjour Fred, du nouveau pour San-Antonio ?
– Non, François. Rien de concret pour l’instant. Des réactions étonnantes de frilosité. San-Antonio, quand même... Après avoir terminé le récit, j’ai écrit un épilogue pour réfléchir à la question de la réception de ses écrits aujourd’hui (où il serait accusé de tous les maux du monde et où son éditeur serait probablement obligé comme cela se fait déjà en Amérique de mettre des control warning partout, pour prévenir que le paragraphe suivant est susceptible de heurter la sensibilité de telle ou telle catégorie de gens, à commencer déjà par les gros : cf. Bérurier !) et comment il con-tournerait le problème. Ça m'a amusé... Mais en même temps, rien que le fait d'être obligé de se poser la question est assez consternant. Tous ses lecteurs savent que, contrairement à Céline qui détestait le genre humain, Frédéric n'arrêtait pas de vilipender la connerie... parce qu'il continuait à croire en l’Homme et qu’il ne s'excluait pas lui-même du lot commun.
– François : En effet. Je viens d’enregistrer des chansons de Brassens avec Yolande Moreau. Le nombre de fois où l’on se dit : « On ne pourrait plus dire ça... »
Pour quand l’interdiction des Amoureux des bancs publics ?
Pour quand l’interdiction faite aux amoureux débutants de se bécoter en public ?
Voir ICI la vidéo de François Morel et Valérie Bonneton qui chantent Les Amoureux des bancs publics au Grand Echiquier du 3 avril 2021.