Supplément d’âme (suite)
On allait retrouver avec plaisir le samedi à Eurythmie les Vendeurs d’Enclumes, pour deux ou trois chansons devant trois mille spectateurs. Mais les jours précédents allaient d’abord nous offrir un bouquet éclatant d’émotions. À commencer, le mercredi au Théâtre, à 18 h, par le « co-plateau » (une heure chacun) faisant se succéder Bruno Ruiz et Joyet & Miravette.
Régional de l’étape et habitué du festival (puisqu’il est de Toulouse, seulement distant de 40 km), Bruno Ruiz délivrait un tour de chant de haute tenue poétique (famille Bertin-Vasca), porté par une voix aussi chaleureuse et précise qu’assurée, accompagné au piano par son « vieux » complice aveugle, orfèvre en arpèges, Alain Bréhéret. Toute la salle – dont certains directeurs de festivals qui se confièrent ensuite à moi – fut bluffée par son écriture, absolument magnifique, et l’émotion qui affleurait quand, sur de jolies mélodies, il évoquait par exemple l’histoire de son père antifranquiste réfugié en France (« Je sais que sa vie a été fracassée par une guerre qu’il a perdue alors qu’il était du côté de ceux qui avaient raison. Je n’oublierai jamais d’où je viens. J’écris cela pour qu’on se souvienne de lui »). Mais sa manière actuelle d’être sur scène, planté de bout en bout devant le micro, sans jamais bouger d’un poil ni exercer la moindre gestuelle, lui confère un air académique qui, le privant de diversité d’expression, semble égaliser, standardiser l’ensemble de sa prestation, comme si l’on se contentait d’écouter un (beau) disque. Dommage, car ce soir-là (où je me souvins du premier article que j’écrivis sur lui, après l’avoir vu il y a plus d’un quart de siècle à la Tanière, un petit lieu parisien, lorsqu’il chantait « ses chansons avec le corps, et pas seulement avec la voix » et s’inscrivait plutôt, dans la mise en scène et le maquillage, dans les pas prometteurs d’un Guidoni), l’esprit de Ferré planait dans la salle, avec un zeste de Nougaro.
En « seconde partie », Joyet & Miravette dans leur nouveau spectacle, très enlevé, bourré d’humour et d’émotion. « Joyet & Miravette », oui, car si Bernard Joyet signe tous les textes (et quels textes ! son écriture étant l’une des plus belles d’aujourd’hui dans le genre classique : écoutez – ou lisez – par exemple La Petite Mort dans son dernier album, sa Mémoire et la Mer à lui…) et la plupart des musiques, Nathalie Miravette est plus qu’une pianiste accompagnatrice, même hors normes (« Mon Mozart à moi », dit-il…) : peu à peu elle a pris une place croissante dans cet univers auquel elle apporte fantaisie et légèreté. Au milieu des années 80, nous avions découvert Joyet et Roll Mops, duo hilarant, avant que l’auteur Bernard Joyet ne s’émancipe en solo ; aujourd’hui « Joyet & Miravette » réalise la synthèse avec des chansons où la variété de ton (du rire aux larmes, pour faire court) épouse à merveille leur qualité d’écriture et la liberté d’action de l’interprète (micro HF aidant), pardon des interprètes, car Miravette ne se prive pas de quitter son piano... Bref, les deux comparses font la démonstration que la poésie n’est pas de la « prise de tête », qu’elle peut être une expression de jubilation, surtout quand elle se conjugue comme ici avec la musique et le chant.
Il fallait choisir ensuite – ou naviguer – entre Eurythmie et le Magic Mirrors, avec simultanément Karimouche et Olivia Ruiz d’une part (« Jo Masure, ironisait plus tôt Joyet, a décidé d’inviter aujourd’hui toute la famille Ruiz… »), Berty et Arthur H d’autre part. Deux univers différents, mais complémentaires – c’est tout l’intérêt de la chanson. J’ai déjà dit le plaisir que dispensent Olivia et ses musiciens en spectacle, plaisir partagé et confirmé ce soir-là par une salle à guichets fermés… dont profitait Karimouche (3000 spectateurs !) avec l’assurance et la variété musicale et textuelle qui la caractérisent (voir « Plus vite que la musique »). « Berty », c’est la nouvelle aventure scénique de la chanteuse suisse romande Monique Froidevaux en rupture de ban de l’ex-Soldat Inconnu. Petit gabarit, silhouette fine, cheveux courts, mais voix exceptionnelle aussi rauque’n’roll que ses musiques. Parfait pour introduire Arthur H retrouvant le piano solo de ses débuts (voir « Florilège de printemps »), la voix plus éraillée et chaude que jamais. Qu’il est loin, le temps, Arthur, où l’on te découvrait ainsi seul au piano dans une petite salle du Printemps de Bourges : le temps de se bâtir une carrière et de se construire un vrai répertoire, certes pas « grand public » mais aussi captivant et hypnotique qu’atypique, qu’on pourrait seulement rapprocher de celui d’un Tom Waits.
Le jeudi, toujours au beau Théâtre Olympe de Gouges, Benoît Dorémus et Clarika, se suivaient et se complétaient aussi à la perfection dans ce que la chanson peut apporter de meilleur quand le talent est de la partie : le miracle de l’émotion dans l’apparente simplicité du mot et de la note amoureusement entrelacés. Seul à la guitare, Benoît séduisait l’auditoire (entassé sur trois niveaux du sol au plafond !) : par sa sympathie naturelle et la qualité lumineuse de ses nouvelles chansons, totalement délivrées de l’emprise empathique que Renaud, producteur de son premier album, exerçait auparavant sur lui. On peut donc penser sans grand risque de se tromper que Benoît Dorémus, émancipé de ses influences-références propres à chaque débutant, jouera bientôt dans la cour des grands, se hissant probablement d’ici à 2020 – pour reprendre le titre de son troisième album paru le 10 mai (on en reparlera) – au sommet de la gamme (en clé d’ut, évidemment !) des chanteurs francophones. Quant à Clarika, dont on a dit monts et merveilles précédemment (voir « Étoiles des neiges ») de son spectacle actuel, elle est déjà au sommet de son art. Répétons-le : mis en lumière de façon splendide et en musique par de grands musiciens qui n’en restent pas moins terriblement complices de l’artiste, ce concert est à voir et à revoir pour en goûter toutes les saveurs.
Qualité rare des textes, dans le signifiant et le signifié, musiques actuelles aux rythmes variés mais toujours mélodiques, jeu de scène aussi naturel (mais quel travail, sûrement !) et virevoltant que charmant, le tout porté par une voix comme une main de fer dans un gant de velours ! Oui, croyez-moi sur parole : Clarika, dont les débuts remontent déjà à la création de Chorus, ne l’oublions pas, n’a cessé de se bonifier avec le temps pour devenir aujourd’hui une pépite précieuse de la chanson (c’est elle « en mieux », comme l’annonce le titre de son dernier album), une perle rare qu’il faut cultiver avec amour pour qu’elle fasse toujours partie de notre paysage. Sa tournée actuelle qui passe par certains festivals de l’été (les Francos de Montréal notamment) s’achèvera dans une salle parisienne à l’automne.
Les Français sont (parfois) déprimants
Dur après ça, de retomber dans la fosse aux lions pour un Raphael programmé à Eurythmie. Mais contre toute attente, le jeune homme en solo devant trois mille personnes, à la guitare acoustique le plus souvent, au piano parfois, dans un décor sobre de parois blanches sur lesquelles ondoient des projections stylisées et des ombres chinoises (dont celles de l’artiste en direct), allait également nous captiver. En nous surprenant d’emblée. Revisitant de fond en comble son répertoire, s’essayant pour la première fois à plusieurs chansons de son prochain album, cassant de façon stupéfiante son image originelle de chanteur pour midinettes, il nous est apparu comme le véritable artiste qu’il est (on ne triche pas, seul avec ses chansons, dans une grande salle… où ça passe ou ça casse). Mais surtout comme un auteur socio-politiquement très engagé, sans le « gimmick » toutefois des lendemains qui chantent, du « grand soir » annoncé des années 70, au profit (?) d’un nihilisme des plus noirs. No Future…
Deux nouvelles chansons en particulier, interprétées à la suite, plombent définitivement son image gentillette et nous plongent à la fois dans un gouffre de désespoir lucide et paradoxalement bénéfique pour contrer l’esprit grégaire de nos semblables. En écoutant la première (« Les Français sont déprimants… »), je me disais qu’il était en train de nous refaire Hexagone, façon 2010… et le voilà justement, dans les derniers mots de la chanson, qui apostrophe Renaud. En substance : « Tu nous manques, mon pote, depuis qu’t’es parti en vacances… » Quant à la suivante, chanson apocalyptique s’il en est, c’est probablement la plus forte, la plus dense, la plus pessimiste qu’on puisse entendre aujourd’hui dans le genre. Raphael en solo ? Du sacré beau boulot. Même si le refrain de son Vent de l’hiver (« C’était le temps des bords de mer / Le temps des Gainsbourg, des Prévert… ») continue de m’évoquer irrésistiblement la musique du Temps des chevaux du trop méconnu Luc Romann : « C’était le temps des chemins / C’était le temps des chansons… » Il est vrai qu’il reprend aussi Barbara ou Manset (« Être Rimbaud… »). Raphael a de bonnes références, et c’est bien !
Lobotomie
Mickey 3d assurait la deuxième partie de soirée, à moins que ce ne soit Mickey tout seul à présent, on a du mal à suivre. D’autant plus qu’avec sa formation de rock lourd, la sonorisation du concert s’avérait proprement insupportable. Comme quoi, la Fédération des festivals a encore du pain sur la planche à ce niveau (sonore)-là, les décibels atteignant avec Mickey des records qu’une élémentaire pensée envers son public devrait interdire. Idem le samedi avec Bazbaz, totalement inaudible, une véritable bouillie. Comme si le premier, pour lequel on a pourtant de la sympathie, voulait imposer son discours critique sur le pouvoir et la société à grand renfort de marteaux piqueurs (mais n’est pas Béranger qui veut !). Comme si le second, intéressant en disque, pensait pouvoir masquer ainsi ses insuffisances criantes en scène. On a connu un vrai terrorisme sonore au milieu des années 80 au Printemps de Bourges : halte à une redite, messieurs et mesdames les artistes (et messieurs les directeurs de festivals qui les accueillez) !
Cette façon de faire de la musique (ou plutôt de la défaire) n’a d’autre résultat que de lobotomiser les spectateurs, comme prisonniers à leur corps défendant d’une rave party. Comment disait Julos, déjà ? Les hommes et les femmes sont des chefs-d’œuvre en péril… La dictature du son – surtout lorsqu’on professe des idées généreuses, solidaires, « de gôche » – conduit à proscrire le partage, la communion, le dialogue… et donc tout plaisir. Mickey, Bazbaz, recalés à Montauban, on espère vous revoir ailleurs dans de meilleures dispositions. Et qu’on ne dise pas que c’est la faute à la salle, car Raphael, avant Mickey, c’était parfait compte tenu de la jauge.
Ce jeudi, à la même heure que Raphael et Mickey 3d, Imbert Imbert emballait le public du Magic Mirrors avec « Madame Imbert » (sa contrebasse) et ses chansons qui ne courent pas les rues, si particulières, sombres mais non dénuées d’humour et encore moins de sexe (voir « Génération Chorus » n° 2). Quant à Loïc Lantoine – famille Nougaro, Leprest, Jehan – c’était ensuite du génie verbal sur scène (porté par un trio musical de premier ordre, dont le complice compositeur de toujours, François Pierron à la contrebasse) et du délire dans la salle. Un triomphe… régulièrement répété avec le Nordiste aux « chansons pas chantées ». Loic Lantoine ? À découvrir d’urgence, depuis le temps qu’on ne le voit pas à la télé et qu’on ne l’entend pas à la radio, si vous ne le connaissez pas encore.
Un pari et un défi
Vendredi 14. Pour cause de grand soir – comment manquer cet anniversaire ? –, on fut nombreux à devoir faire l’impasse à la fois sur Mélissmell, l’une des Découvertes de l’an passé avec Karimouche et Carmen Maria Vega, et l’excellent François Hadji-Lazaro, revenu sous le nom et avec le répertoire de Pigalle (voir « Florilège de printemps »). Un passeur transversal qui, par ses reprises, sa connaissance profonde de l’histoire de la chanson et l’action de producteur qu’il mena longtemps avec Boucherie Productions (où Clarika sortit son premier album), incarne idéalement le souci d’Alors… Chante ! de marier le présent, l’avenir et le patrimoine.
C’est justement ce qu’on allait vivre à Eurythmie. En « première partie » des vingt-cinq ans du festival – signe de l’esprit et de la prise de risques permanente de celui-ci (chapeau, Jo !) –, non pas une « grosse pointure » actuellement en tournée, ce qui semblait logique pour attirer du monde en vue d’un « plat de résistance » pas médiatique ni commercial pour un sou, mais une ex-découverte : le Bisontin Aldebert. Un pari pour le festival, un défi pour l’artiste qui en a profité pour créer un spectacle unique en son genre, totalement original, conjuguant ses chansons enlevées (où l’on percevait au départ la patte d’un Souchon) et les prestations dynamiques des membres du Cirque Plume (quatre ou cinq garçons et une jeune femme).
De la BD ligne claire en chair et en noces : le mariage du tour de chant et des tours de piste (de l’acrobatie, du jonglage, du trampoline, de l’expression corporelle, etc.), le tout mis en scène dans un climat d’humour permanent, le « chef » des saltimbanques n’hésitant pas à perturber régulièrement le concert. Un spectacle sur le fil, mais du haut vol (Aldebert s’offrira lui-même un saut périlleux !) et une réussite indéniable, comme le montrait l’auditoire, débordant d’enthousiasme, faisant la preuve qu’il existe des publics de qualité, ouverts à la découverte (le fruit sans aucun doute de la confiance, jamais trahie, accordée aux programmateurs).
Mine de rien, Aldebert renouvelle le genre, sans rien retirer au spectateur en quête d’émotion. Il lui offre au contraire un plus teinté de poésie et d’euphorie visuelles (la performance physique du Cirque Plume étant de toute beauté), un supplément d’âme là encore à mettre au crédit d’Alors… Chante ! (et au talent, bien sûr, des artistes, chanteur, musiciens et enfants de la balle confondus). Au final, Aldebert reprendra J’ai dix ans… de Souchon, en l’adaptant à son répertoire, pour fêter dans la joie partagée son dixième anniversaire de scène (c’est le titre de ce nouveau spectacle) et introduire habilement les vingt-cinq ans de la manifestation.
(À SUIVRE)
NB. Les photos sont de Francis Vernhet, « envoyé spécial » à Montauban…