Des Bravos (à la relève)
et un coup de chapeau (à Leprest)
Que dire encore de cette édition d’Alors… Chante ! qui s’inscrira indéniablement dans les grands crus du festival, en dépit du fait (rare, mais déjà survenu) qu’aucune « Fête à… » n’est venue la couronner ? À Montauban, si on a fait la fête aux plus grands, en leur présence, à Ferré, Gréco, Nougaro, Trenet, Moustaki, Perret, etc., ainsi qu’à ceux des générations suivantes, de Cabrel, Renaud ou Juliette à Jamait ou Sanseverino, on ne s’impose aucune autre contrainte que celle de l’évidence, de l’authenticité, de la qualité et du plaisir partagé. Pour cela, il faut que l’artiste honoré soit disponible pour des rencontres avec ses collègues et le public, une semaine durant. Si tel n’est pas le cas, Jo Masure, Roland Terrancle (le nouveau président, qui a succédé à Jean-Pierre Crouzat) et leur équipe de bénévoles préfèrent passer leur tour plutôt que de proposer une fête artificielle, sans osmose réelle entre ses participants. Et ce refus de la facilité, qui prive l’édition d’une soirée fort courue, est à mettre à l’honneur des organisateurs.
C’est donc Chloé Lacan puis Thomas Dutronc qui ont clôturé le festival, dans la grande salle d’Eurythmie où, entre les deux concerts, a eu lieu la proclamation des « Bravos » 2012, avec les prestations sur trois chansons de chacun des deux lauréats, Tiou et Liz Cherhal, devant un public enthousiaste. Chloé les a ensuite rejoints, histoire de faire le lien avec l’an passé où elle avait cumulé les Bravos du public et des pros (cf. notre photo avec aussi les trois musiciens de Tiou). Dans le même temps, Nevchehirlian chantait Jacques Prévert au Chapitô, un Prévert peu connu, citoyen engagé socialement et politiquement, mais toujours au meilleur de sa forme poétique ; un Prévert insoumis, d’une incroyable résonance actuelle, parfaitement mis en musique par son interprète, qui s’incarne dans les mots du poète, qu’il le chante ou le déclame. Et pendant que Thomas Dutronc faisait vibrer sa guitare manouche à Eurythmie, ce sont les Blankass, au Magic Mirrors, qui mettaient fin en beauté aux festivités.
Sans parler, bien sûr, du dimanche après-midi au cours duquel deux spectacles étaient offerts gracieusement aux festivaliers encore présents : celui du groupe barcelonais Che Sudaka, des amis de Manu Chao qui ont mis le feu à Eurythmie (« un ravissement festif pour les derniers festivaliers, “noctambules d’après-midi”, disait le poète : un feu d’artifice sans artifices », écrit Bernard Kéryhuel dans le quotidien du festival), et celui des Saltimbranks (ci-dessous), pour le jeune public, qui a dû être doublé au dernier moment, vu l’importante affluence…
Justement, je me garderai bien d’oublier de citer l’intelligente programmation jeune public, « Mômes en zic », en début d’après-midi, qui a fait le bonheur des milliers d’écoliers venus s’amuser et chanter avec Chtriky, Pascal Peroteau, Merlot, les Wackids, Jacques Haurogné (convaincant dans Les Fabulettes d’Anne Sylvestre), le formidable Petit Noof (ex-Wriggles), Franz et autre Oldelaf. Tout cela bien sûr en français dans le texte : une programmation de plus en plus nécessaire, par sa qualité mais aussi par sa pédagogie naturelle, implicite, quand on constate les dégâts (croissants) causés au « grand public » par le formatage télévisé.... et la franglomanie galopante.
C’est avec regret que nous avons fait l’impasse sur bien d’autres spectacles, faute de disposer du don d’ubiquité… contrairement au Tchatchival, le journal du festival réalisé quotidiennement sur 8, 12 puis 16 pages sous la rédaction en chef de Bernard Kéryhuel. « Inventeur » du festival Chant’Appart en région Vendée-Pays de la Loire (depuis lors, l’idée a essaimé en Belgique, en Suisse et jusqu’au Québec) et ancien rédacteur de Paroles et Musique dans les années 80, Bernard s’est d’ailleurs fait un malin plaisir d’envoyer au charbon son rédac’chef de l’époque, comme un remake de L’Arroseur arrosé… Parmi ses collaborateurs « attitrés », présents à chaque spectacle et prêts à tirer le portrait des nombreux pros venus au festival (agents, managers, directeurs de salles et de festivals, tourneurs, producteurs ou distributeurs indépendants de disques, etc., sans même parler des artistes croisés au hasard, tels Barcella, Hervé Lapalud, Gilles Roucaute, Gérard Morel, Lili Cros et Thierry Chazelle, Jean-Philippe Rimbaud, Les Becs Bien Zen, Liz Cherhal, Cyril Romoli, Agnès Bihl, Chtriky, Jacques Haurogné, Clément Bertrand, Zedrus, Delly K., Les Grandes Bouches, Thierry Romanens, Presque Oui, Les Yeux d’la tête, Jeanne Plante, Émilie Marsh, Moran, Aldebert…), le fidèle Xavier Lacouture. Auteur, compositeur et interprète, of course, mais aussi metteur en scène, formateur et donc, une fois par an à Montauban, rédacteur !
Impossible de manquer, en revanche, l’hommage du festival à l’un (Allain !) de ses grands amis, disparu il y a moins d’un an, puisqu’on m’avait prié de l’animer et de témoigner de nos longues relations amicales (depuis 1982 et sa première série de concerts à Paris : voir « Donne-moi de mes nouvelles »). Une rencontre-débat à trois, avec Claude Lemesle et Jo Masure, devant un public de connaisseurs (et de relations personnelles et professionnelles d’Allain) qui emplissait entièrement le Chapitô, comme pour dire à celui qu’on venait célébrer : « Je viens vous voir / C’est pour l’amour / Pas pour la gloire… »
Voici d’ailleurs ce qu’en disait Damien Bruey, le lendemain, dans le Tchatchival : « Réunis par l’amour de la chanson, donc par Leprest, Jo Masure (fondateur du festival Alors… Chante !), Fred Hidalgo (rédacteur en chef de l’irremplaçable Chorus) et Claude Lemesle (auteur de chansons incontournables et célébrissimes), ont cheminé de concert sur le sentier Leprest. […] Évoquant tour à tour les circonstances de leur découverte respective de l’artiste, […] ils ont fait naître des sourires sur les visages d’un public fervent. Les souvenirs, égrenés comme autant d’instants rares, ont ravivé de manière saisissante la présence du chanteur. Chaque propos résonnait visiblement en chacun des assistants.
« […] De l’émotion tranquille, comme on pleure entre amis, sans se creuser la tête en vaines consolations, prenait corps à chaque coin d’anecdote, chaque recoin d’élégance, et culminait parfois, à la lecture de propos de l’artiste ou d’une préface d’Henri Tachan. Des envolées lyriques de Claude Lemesle aux propos mesurés de Jo Masure, en passant par les lectures visiblement émues de Fred Hidalgo, cet échange de souvenirs a souligné l’unanimité des propos et des avis sur la prépondérance d’Allain Leprest dans le ciel de la chanson francophone. […] Empruntons à Claude Lemesle le constat et le désir suivants : “Allain Leprest possède à mon sens l’écriture la plus aboutie du vingtième siècle… Il était le plus grand… J’espère que l’avenir saura le mériter”. Merci de ce moment qui prouve que l’émotion peut trouver d’autres véhicules que le voyeurisme pour enfler les cœurs. »
Un moment auquel ont largement contribué les artistes illustrant avec bonheur le talent d’auteur exceptionnel de Leprest. Après une intro de Claude Lemesle, s’attaquant à La Retraite, guitare en mains et voix fragilisée par l’émotion palpable, se sont succédé (à un quart d’heure d’intervalle) Les Becs Bien Zen avec La Gitane (1992), Moran avec J’ai peur (1984), Dimoné avec Lue, un texte caché de l’album Chez Leprest, volume 2 (2009), enfin Les Grandes Bouches avec La Meilleure de mes copains (1992).
Claude Lemesle parla entre autres du projet d’album concept qu’Allain et lui avaient en commun ; Jo Masure rappela que celui-ci était un fidèle d’Alors… Chante !, auquel il se faisait un plaisir d’assister chaque année, même sans y être programmé (voir notre photo en compagnie de Jamait et Nilda Fernandez)… mais qu’il l’avait été, depuis le milieu des années 80, plus qu’aucun autre artiste : à neuf reprises ! Enfin, on ne manqua pas d’insister sur le travail formidable de l’éditeur Didier Pascalis (Tacet), grâce auquel les dix dernières années du chanteur ont pu se dérouler dans les meilleures conditions possibles. Après Donne-moi de mes nouvelles (2002), le florilège des deux volumes collectifs Chez Leprest (2007 et 2009) et le dernier album studio, Quand auront fondu les banquises (2008), un Leprest symphonique arrangé par Romain Didier est paru l’automne dernier : un projet initié il y a un an et qui le faisait rêver, a écrit Pascalis en hommage posthume : « Pour les chansons que tu n’as pas eu le temps d’enregistrer, je me suis permis d’appeler certains des amis de Chez Leprest pour qu’ils viennent te remplacer au pied-levé. Tu verras, c’est beau… Je crois que tu seras content. » En l’occurrence six titres sur treize enregistrés par Jehan, Christophe, Kent, Daniel Lavoie, Enzo Enzo et Sanseverino… en français dans le texte.
En conclusion de cette rencontre amicale et sensible autour d’Allain Leprest, j’ai voulu lui céder la parole en lisant les derniers mots de sa dernière déclaration à Chorus, recueillie par Marc Legras. À l’ultime question de Marc (« Où en es-tu aujourd’hui de ta traversée de l’existence ? »), Allain répondait : « Je suis assez apaisé. Avec le sentiment d’avoir fait une bonne partie de mon boulot. Au plus précis de ce que je voulais décrire. Et en accord aussi avec ce que j’attendais de ce métier… J’ai traversé une épreuve, mais, c’est drôle, il y a vingt, trente ans, j’étais du genre un peu angoissé, persuadé qu’on allait m’annoncer de sales trucs. Ma force provient toujours du flux d’amitié et d’énergie qu’on m’a rendu de l’extérieur. Et si j’ai pu, modestement, apporter quelque chose à tous ceux et celles qui m’ont fait l’honneur de m’écouter, ils me l’ont rendu au centuple. Directement. C’est forcément pour ça que je dis que la chanson est un beau joli putain de métier ! »
« Modestement »… Ça t’allait bien, Allain, toi qui étais toujours à l’écoute des autres, notamment des jeunes ; toi qui es parti sur les pointes, sans faire de bruit. Mais ce « quelque chose » que tu nous laisses n’est pas prêt de s’effacer. Ni de notre vivant, à nous tous qui avons eu le bonheur et l’honneur – car l’honneur était pour nous, Allain – de te connaître à la ville et/ou à la scène, ni bien après : comme dans L’Âme des poètes, longtemps, longtemps, longtemps après ta disparition, tes chansons courront encore dans les rues... même si « la foule les chante un peu distraite / En ignorant le nom de l’auteur ». Merci pour tout, Allain. Et merci aussi, pour cette rencontre autour de toi, pour sa fidélité aux hommes et aux idées, merci vraiment – en français dans le texte – à toute l’équipe d’Alors… Chante !