C’est une chanson qui nous rassemble…
« Attention les feuilles ! » ce sont bien sûr les feuilles d’automne qui tombent et se ramassent à la pelle, mais à Meythet (Haute-Savoie), la salle organisatrice de ce festival créé en 2001 ne s’appelle pas Rabelais pour rien : ici, les feuilles, c’est d’abord les esgourdes, ces disgracieux appendices sans lesquels la chanson resterait lettre morte, couchée sur le papier, veux-je dire. Au Rabelais et dans les 33 autres lieux qui font chorus pendant douze jours (du 8 au 19 octobre cette année), « on fait tout sérieusement… sans se prendre au sérieux » !
La citation – « c’est même notre credo », dit-il – est de Laurent Boissery, directeur-fondateur de ce festival pas comme les autres. Pourquoi ? Parce qu’il est le contraire du festival traditionnel, limité dans le temps et se tenant dans un lieu unique. « Attention les feuilles ! » est disséminé à travers l’agglomération d’Annecy, hébergé par toutes sortes de salles (« de la crèche à la maison de retraite, en passant par le lycée, les écoles de musique, les bibliothèques ou les médiathèques ») et offrant à son public – outre ses concerts, bien entendu, dans de belles salles – des animations, des expos, des rencontres autour de la chanson mais aussi du cinéma et de la littérature... « On ratisse large ! » sourit Laurent Boissery, bien connu dans la Fédération des Festivals francophones (créée en mai 2005 dans le cadre d’ « Alors… Chante ! »* à Montauban, à partir d’une charte édictant une vision culturelle et non mercantile de la diffusion de spectacles et qui regroupe une trentaine de festivals de chanson francophone sans distinction de taille ni de formule), pour être le pince sans rire de l’assemblée… Le plus écolo aussi, sans doute, des directeurs de festivals puisqu’il ne se déplace jamais sans son vélo… et les pinces ad hoc.
Il faut dire que la ville d’Annecy (où les cyclistes sont rois !) montre une vision aussi réelle qu’idyllique de l’écologie, avec un environnement naturel préservé : son lac au pied de la chaîne des Aravis, sa montagne du Semnoz qui offre une vision panoramique à 360° de toute cette région magnifique, avec vue directe sur le mont Blanc et les Alpes… Pourquoi s’en priver ? « Attention les feuilles ! » chante aussi sur le lac, à bord de la Libellule, un luxueux bateau de croisière… Oui, ici on ratisse large, peut-être, mais avec le souci, toujours, d’être « un festival franco-responsable », histoire de signifier son engagement « dans la défense et la promotion de la langue française ». Dès 1980, le mensuel Paroles et Musique se faisait le porte-parole de la « chanson vivante » (par opposition à une certaine chanson de variété qui occupait alors le devant de la scène médiatique en occultant le reste, à savoir la quasi-totalité de l’iceberg chansonnier), aujourd’hui « Attention les feuilles ! » y ajoute l’ingrédient de la proximité en s’adressant avant tout au public régional qu’il a réussi à fidéliser.
S’il est un festival qui mérite l’appellation de chanson (vivante) de proximité – pour faire un clin d’œil à Michel Trihoreau, « inventeur » du concept –, c’est bien celui-ci. Pour son public bien sûr mais aussi pour la qualité de sa relation avec les artistes qu’il accueille. Pas de frimeurs ici, mais des « chantauteurs » comme j’aime à les appeler, à hauteur d’homme. Ça n’est pourtant pas une raison de l’ignorer au plan national. Voici donc quelques rappels et impressions de sa quatorzième édition, dans l’espoir de vous inciter à découvrir ce festival (voire sa région) à l’occasion de la prochaine, en octobre 2015 – toujours durant les vacances de Toussaint. À le découvrir ou à vous y intéresser et à faire jouer le bouche à oreille…
C’est le Rabelais, je l’ai dit, la belle salle de Meythet, à quelques encablures seulement d’Annecy, qui est l’épicentre du festival et fut son lieu d’origine, en 2001, avec seulement trois soirées. En 2014, « Attention les feuilles ! » était présent durant douze jours dans trente-quatre lieux répartis sur dix communes de l’agglomération (qui n’en compte que trois de plus) : Meythet, donc, Metz-Tessy, Seynod, Cran-Gevrier, Annecy, Annecy-le-Vieux, Poisy, Argonay, Pringy, Montagny-les-Lanches, outre la ville voisine de Rumilly où, bonheur, j’allais retrouver une vieille connaissance. Richard Desjardins !
C’était le 18 octobre, après la première partie de l’Israélienne et citoyenne du monde (qui vit en France) Lior Shoov, véritable extraterrestre aussi de la chanson (en français, mais aussi en anglais, en arabe et en hébreu). Découverte du dernier « Alors… Chante ! » de Montauban, elle propose un « set », pas vraiment un concert, une performance plutôt où la danse et l’art du cirque se mêlent à la chanson, malgré son talent de multi-« instrumentiste » des plus étonnants : ukulélé, hang, tubes en plastique, harmonica, sanza, mignonnettes d’alcool, jouets, genoux percussifs, tambourin… Et à la fin, elle s’avoue très émue et heureuse d’avoir été invitée à se produire (avec l’assurance d’une vieille briscarde qui n’aurait pas perdu son âme d’enfant) « pour la première fois dans une grande salle » : le Quai des Arts, 500 places.
Desjardins seul à la guitare (pardon, « à sa guétard »), ce soir-là, c’est un peu Vissotsky lui aussi seul à la guitare, comme Atahualpa Yupanqui, c’est un peu Lluis Llach seul au piano. C’est un peu Ferré, c’est un peu Brel, c’est un peu Dylan… et c’est Richard Desjardins, né en 1948 au fin fond du Québec, en Abbittibbi, à 600 km au nord de Montréal. Vous ne connaissez pas le russe, ni le castillan, ni le catalan, ni l’anglais dylanien… ni le québécois fort personnel (et poétique) de Desjardins ? Peu importe, le grand frisson est là. On ressent des chansons puissantes, intelligentes, qui vous flanquent la chair de poule, sans qu’on arrive à en déterminer précisément l’origine : les textes, les musiques, la voix ? Un peu de tout ça bien sûr, mais entre les ingrédients qui vont le composer et le plat que l’on va déguster, dans une salle où le poète installe une atmosphère qui n’appartient qu’à lui, il y a ce miracle de la chanson que l’on n’explique pas, dont on sait seulement qu’il est le propre des tout-grands.
Flash-back vécu : fin des années 80, Festival d’été de Québec. Renaud et moi sommes invités à une émission en direct de Radio-Canada. C’est la charmante, passionnée (et aujourd’hui très regrettée) Chantal Jolis qui mène le débat. À un moment, en pleine émission, elle s’adresse à nous : « Quel spectacle avez-vous prévu de voir ce soir ? » Et devant la réponse évasive de Renaud et de votre serviteur (il y a tellement de concerts simultanés dans ce festival que j’ai plutôt, pour ma part, l’habitude de courir d’un site à l’autre, de grappiller ici et là des bouts de spectacles), Chantal d’ajouter : « Ne cherchez plus. Allez voir Richard Desjardins, je vous garantis que vous ne le regretterez pas ! »
Richard qui ? Aucun de nous deux ne le connaissait encore, mais nous suivîmes le conseil… et fûmes subjugués par cette découverte, dans une salle (le bar d’Auteuil) où le public québécois s’esclaffait aux digressions de l’artiste et l’applaudissait à tout rompre. Et nous, ne comprenant pas la moitié des paroles (quel accent, ce Desjardins, surtout à l’époque !) ni les références sociopolitiques dont il truffait sa prestation, de rester malgré tout littéralement scotchés ! Stupéfaits par tant de talent. Sur le moment, je me souviens d’avoir pensé à un mix de Ferré et de Dylan…
Après le spectacle (et avant de faire la connaissance du chanteur), Renaud, son frère Thierry (pareillement touché) et moi-même nous transformâmes en conjurés : comment un artiste pareil (40 ans à l’époque) pouvait-il être encore inconnu en France ?! To-ta-le-ment inconnu ! Au Québec, il est vrai, il venait seulement de sortir son deuxième album (et encore, par souscription !), Les Derniers Humains (…sept ans après le premier, autoproduit). Nous décidâmes donc ce soir-là d’appeler chacun de notre côté, une fois rentrés en France, nos principales connaissances professionnelles pour tenter de faire découvrir Desjardins dans l’Hexagone. Ainsi fut fait. Résultat des courses : diffusion de ses chansons dans l’émission de Jean-Louis Foulquier sur France Inter, premier passage aux Francofolies de La Rochelle en 1991 puis à Paris, au Théâtre de la Ville, en 1992. La même année, Richard figurait en « Rencontre » d’ouverture du tout premier numéro de Chorus, aux côtés de Léo Ferré et de Nilda Fernandez.
À ce jour, le sujet le plus important qui lui ait été consacré dans la presse européenne reste sa « chorusgraphie » du printemps 2005 (« Un homme debout », Chorus n° 51, 24 pages, 36 photos, bio, entretien, témoignages, repères, discographie…). Et L’Existoire, son douzième et dernier album (pour le moment), a reçu en 2012 le « Félix » (l’équivalent québécois d’une Victoire de la musique) de l’album de l’année.
Desjardins, c’était l’événement d’« Attention les feuilles ! » 2014. Son coup de cœur et sa révélation, de façon assez unanime, a été un trio humoristique, Blond & Blond & Blond dont je ne saurais raconter la prestation sans risquer de déflorer bien des choses… ce qui serait dommage. Alors, si vous ne les connaissez pas encore, il est temps pour vous de faire l’expérience du syndrome de Stockholm ! Comme l’indique leur bio, To, Mar et Glar, qui sont frère et sœurs, nous viennent en effet de Suède... « Après avoir conquis leur pays d’origine, les voici débarquant en terre gauloise. Ils ont juré sur le catalogue Ikea que tout ce qu’ils joueront sera retenu par votre attention. Et ils tiennent parole, foi d’élan ! Les Blond & Blond & Blond ont pris nos classiques en otage » : leur spectacle s’intitule Hømåj à la chonson française…
À dire vrai, je n’ai pas suivi l’ensemble de l’édition, étant moi-même invité dans le cadre du festival à présenter, à la bibliothèque de Poisy, ma conférence sur la Fabuleuse Histoire du Grand Jacques aux Marquises. Excellent accueil des responsables du lieu, public en empathie avec le sujet (dont certains, m’ont-ils dit à la fin, ont eu la chance d’assister soit au spectacle exceptionnel de Jacques Brel en soutien à Pierre Mendès-France : c’était durant la campagne législative de 1967, le 23 février à Grenoble, soit à sa toute dernière, à Roubaix, le 16 mai 1967)… et spectateurs venus de toute la région, y compris de Genève. Merci à Laurent Boissery qui était là pour ouvrir les hostilités (toutes relatives), malgré son obligation d’être partout à la fois sur le festival, merci aux charmantes personnes dirigeant la bibliothèque, et merci à tous ceux qui m’ont fait l’amitié de se déplacer spécialement… et d’en redemander à la fin, avec une batterie de questions.
Pour mémoire, l’affiche de cette quatorzième édition avait de quoi satisfaire les plus exigeants des amateurs de chanson vivante, un qualificatif que Laurent Boissery et les siens revendiquent haut et fort. Avec trois permanents seulement – ceux du Rabelais de Meythet, qui assure une belle programmation tout au long de l’année – et sept professionnels intermittents, « Attention les feuilles ! » 2014 a ouvert grandes ses portes (et ses esgourdes) à Véronique Pestel, Jeanne Garraud, Clément Bertrand, Boule, Chouf, Kosh, Karimouche, La Vraie Nonique, Courir les Rues et sa Band’, Léonid, Noga & Patrick Bebey, Vérone, Florent Marchet, Sirius Plan (voir vidéo ci-dessous ; avec un concert d’une heure et demie sur le lac d’Annecy, à bord du bateau de croisière la Libellule, à la nuit tombée : « Un véritable régal ! » selon Laurent Boissery), GMD Orchestra, Loraine Félix, Simon Autain, Laurent Berger, Strange Enquête, Gaële, Alexandra Hernandez & Jonathan Mathis, les Tit’ Nassels, Moran, Thomas Pitiot, les Hay Babies (trois jeunes femmes du Nouveau-Brunswick qui s’emploient à régéréner la musique folk acadienne avec des chansons parsemées de mots anciens mais d’images et de situations bien actuelles)... Et puis des troupes, comme la Compagnie La Gueudaine ou encore la Compagnie Rêves et chansons qui a présenté trois spectacles différents pour le jeune public.
Un festival pas comme les autres, disais-je et c’est bien ça qui séduit à coup sûr : la spécificité, l’originalité, trop de festivals ou labellisés comme tels n’étant que d’interchangeables organismes de diffusion de spectacles identiques, je veux dire qui se contentent d’exposer les artistes du moment « vendus » partout par les tourneurs, sans ligne éditoriale affichée ni souci d’imprimer leur empreinte. « Attention les feuilles ! », pour vous dire qu’on n’y fait pas les choses comme ailleurs, a lancé son édition à 0 heure le 8 octobre (à minuit donc !) par… une conférence sur « le rôle de la musique dans la qualité du sommeil », donnée par le docteur Toufik Didi, pneumologue et spécialiste du sommeil au Centre hospitalier Annecy/Genevois (commune de Metz-Tessy). Et ça n’est qu’à l’issue de celle-ci que les… insomniaques ont pu assister au concert d’ouverture du Normand Boule qui n’a besoin de personne pour se singulariser.
Pour le reste, je signalerai encore une rencontre de Clément Bertrand autour du métier de chanteur avec les élèves de l’École de musique de Poisy et ceux du Lycée Baudelaire de Cran-Gevrier ; celle de Véronique Pestel à la Médiathèque de la Turbine (Cran-Gevrier) autour de son « Cahier d’apprendre » (trois cahiers en fait : deux sont des notes de tournée, notamment à travers les pays de l’Est, le troisième est la restitution, sous forme de poèmes, d’un travail préalable mené à Annecy avec le percussionniste Laurent Kraif) ; une bourse aux disques à Meythet ; ou encore cette rencontre littéraire et musicale (un petit événement en soi !) avec l’excellentissime David McNeil, qu’Alain Souchon entre autres considère (à juste titre) comme l’un des plus grands auteurs de la chanson française contemporaine.
C’était le 14 octobre en fin d’après-midi au Bistrot des Tilleuls à Annecy et c’est génial quand la chanson envahit ainsi les lieux de vie les plus divers, d’autant qu’un buffet littéraire, en compagnie de l’artiste, suivait cette rencontre. On y a parlé de sa carrière, de son nouvel album, Un lézard en septembre (le précédent en studio, Seul dans mon coin, datait de 1991 !), de ses livres évidemment (une dizaine de romans et ouvrages autobiographiques), de ses contes pour enfants, scénarios et pièces de théatre… et on y a chanté quelques-unes de ses chansons (comme Hollywood, dont Yves Montand fit un succès), puisque David avait eu la bonne idée de venir avec quelques musiciens...
Voilà, c’est tout ça, « Attention les feuilles ! ». Pour l’apprécier à sa juste mesure, il convient de bien ouvrir ses mirettes et de laisser ses esgourdes s’emplir tout doux tout doucement de petits bonheurs inconnus des rouleaux compresseurs médiatiques. Ici, les « feuilles », qui ne croulent pas sous les décibels ni les larsens, ne se ramassent pas à la pelle : elles y accueillent de la chanson écologique de proximité. De la chanson qui (nous) rassemble. C’est du vivant, du vécu, de l’oxygène en musique et, nom d’une pipe, ça donne diantrement envie d’en reprendre une bouffée !
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• Contact « Attention les feuilles ! » : Laurent Boissery, Salle de spectacles Le Rabelais, 21 route de Frangy, 74960 Meythet (tél. : 04 50 24 49 10 ; e-mail : rabelais@agglo-annecy.fr; site du Rabelais ; site du festival).
*DERNIÈRE HEURE (voir sujet précédent) : une pétition est désormais en ligne, que tout un chacun peut signer ICI… si ça lui chante. Son intitulé ? « Pour que vive la chanson, je défends le festival Alors… Chante ! » Lequel, parmi les options envisagées par son équipe dirigeante et de bénévoles, ne rejette pas la possibilité d’une délocalisation…