L’écrivain de marine
Le 17 juillet dernier disparaissait Bernard Giraudeau, à l’âge de 63 ans. Les médias se sont aussitôt et largement fait l’écho de l’émotion générale, tant ce comédien-metteur en scène, également grand voyageur et ardent défenseur des droits de l’Homme à travers le monde (quitte parfois à se faire expulser), était apprécié. Le professionnel mais aussi l’être humain, surtout depuis qu’il avait choisi de rendre public son cancer – face auquel il a montré un courage extrême, dix ans durant – pour mener avec d’autant plus de force et de crédibilité son combat de sensibilisation de l’opinion et des pouvoirs publics. On me permettra d’ajouter à ces hommages mérités (mais parfois un peu convenus) quelques souvenirs et commentaires personnels (sait-on qu’à ses débuts sur scène, ce natif de La Rochelle se fit chanteur dans une comédie musicale ?) sur cet artiste tout-terrain qui, comme le dit la chanson, était juste… quelqu’un de bien.
Ces mots de la chanson de Kent, popularisée par Enzo Enzo, Juste quelqu’un de bien, se sont imposés à moi, spontanément, quand j’ai appris la mort de Bernard Giraudeau. À la peine qu’on fait sienne chaque fois que la Camarde choisit de nous priver, précisément, de quelqu’un de bien, s’est ajouté un vif regret personnel : celui de n’avoir pas pu le rencontrer depuis mon séjour dans la corne de l’Afrique en janvier dernier (voir « Ballade en mer Rouge »). Je m’étais en effet promis de lui donner des nouvelles récentes d’un ami mien (retrouvé sur place après trente ans à voguer sur l’océan sans fin du mot et de la note entrelacés) qui lui servit de guide à Djibouti fin 2005-début 2006, de lui montrer des photos prises ensemble, de converser avec lui de Rimbaud et Monfreid, de parler chanson bien sûr… et surtout de lui dire mon admiration pour l’écrivain magnifique qu’il était devenu.
À toutes ses facettes d’homme de scène et de cinéma qu’on connaît bien (souvenez-vous de son rôle en 1984 dans Rue Barbare, de Gilles Béhat (avec cette chanson de Lavilliers qui lui allait si bien : « Je prends la tangente / Y a p’t’être un ailleurs ? / Un accord majeur / Plus loin du malheur / Partir… »), il avait en effet ajouté ces dernières années celle d’écrivain à la plume océane. Le Marin à l’ancre en 2001, Les Hommes à terre en 2004, Les Dames de nage en 2007 – des titres éloquents (tous aux Éditions Métailié) rappelant l’adolescent qu’il fut à La Rochelle, épris d’ailleurs lointains, qui n’hésita pas à s’engager à 16 ans (père absent et air du large aidant) dans la marine nationale – et surtout, surtout, en 2009, Cher amour qui lui valut la reconnaissance unanime de la critique… et le Prix Pierre Mac Orlan.
Un livre où il raconte, enfant émerveillé de London, Conrad, Melville et autres Kessel ou Hugo Pratt (mais avec un réalisme brut et une lucidité sans concession sous une écriture de velours), ses voyages récents en Amérique latine, en Asie et à Djibouti, que d’aucuns, dans les médias, estimèrent imaginaires. Je savais bien, moi, subjugué en juin 2009 par son sublime récit sur Djibouti, qu’il ne faisait que retranscrire la réalité, sous le filtre littéraire du « roman ». Ses lignes sur le lac Assal, le Goubet, Tadjoura, Rimbaud, Obock, Monfreid, le drame de l’infibulation aussi… résonnèrent si profondément en moi qu’elles me donnèrent l’envie de poursuivre le dialogue en direct avec l’auteur, sans savoir encore que mes pas s’inscriraient bientôt à nouveau dans les siens, comme une trentaine d’années plus tôt, dix ans déjà après lui… Mais, chaque chose en son temps, reprenons par le commencement.
Attention fragile
Deux tours du monde sur la Jeanne d’Arc, entre 18 et 20 ans (dont une première escale à Djibouti), et quelques petits métiers plus tard, Bernard s’inscrit au Conservatoire national d’art dramatique de Paris. Un premier prix en poche, il joue Arrabal, Kleist et Giraudoux au théâtre, incarne à l’écran le fils de Jean Gabin (Maintenant je sais…) dans Deux hommes dans la ville (1973), de José Giovanni. Cinéma et théâtre, théâtre et cinéma, il n’arrêtera plus. La chanson pourtant, qu’il adore, le taraude, le tente si fort qu’il va jusqu’à y céder via une comédie musicale qu’il adapte et joue avec sa compagne Anny Duperey en 1977 à Paris, au Théâtre Saint-Georges (et en 1978 en tournée en France, en Belgique et en Suisse), Attention fragile.
Un beau spectacle, alliant chant, danse et comédie, dont il ne reste que peu de chose aujourd’hui (le 33 tours éponyme sorti en 1978 est sûrement introuvable), si ce n’est un court reportage réalisé à l’époque par le JT* de la première chaîne de télévision française : on y voit Anny et Bernard en répétitions, travaillant un pas de danse, chantant en solo ou en duo, et parlant de leur complicité, de leur exigence mutuelle et des difficultés rencontrées pour monter ce spectacle. Je vous invite à visionner ici ce document aussi instructif que passionnant. Car qui se souvient (sauf bien sûr les heureux spectateurs d’Attention fragile) que Bernard Giraudeau s’était ainsi essayé à la chanson ?
Vingt ans après ou presque, en 1996, l’acteur étant devenu metteur en scène de cinéma avec Les Caprices du fleuve, superbe réussite sur tous les plans (notamment pour son message humaniste et sa beauté formelle), j’avais demandé à notre regretté collaborateur François-Régis Barbry de lui consacrer une « Mémoire qui chante » (la rubrique de Chorus qui permettait de montrer que la chanson concerne absolument tout le monde, à tout âge de la vie, quelque fonction sociale qu’on exerce), et voici ce que Bernard Giraudeau avait répondu à la question « vous avez chanté vous-même ? » : « Oui, dans une comédie musicale que j’ai jouée avec Anny Duperey, Attention fragile, qui était une sorte de fresque sur la vie d’un couple, de la rencontre jusqu’aux vieux jours. J’ai pris des cours (de chant) avec Jean Lumière, mais je ne suis pas un bon chanteur. À l’expérience, je me suis aperçu que chanter est un vrai métier auquel il faut accorder tout son temps et toutes ses forces si on veut parvenir à quelque chose. Et puis il faut être doué ! En l’occurrence, je le suis plus comme auditeur que comme praticien. »
Perfectionniste, Giraudeau était sans doute trop dur avec lui-même, ou simplement trop modeste. Ce fut en tout cas la croisée des chemins pour cet artiste-né, amoureux de la musique. Pour celle de son film qui se déroulait au XVIIIe siècle, en « SénéGambie », voici ce qu’il nous confiait alors [cf. Chorus 16, été 1996] : « J’avais imaginé mon clavecin au bord du fleuve, le théorbe marié à la kora, la voix du contre-ténor enveloppée du chant des femmes et des plaintes d’esclaves étouffées par le ressac. René-Marc Bini [le compositeur] a précédé l’aventure, composant ce que je rêvais d’entendre… La musique est ainsi qu’elle nous lie. »
Et à notre collaborateur qui s’étonnait du culot de placer sur un pied d’égalité le clavecin de Couperin et les tambours mandingues, il expliquait : « C’est tout l’intérêt du regard que nous pouvons porter aujourd’hui sur un tel sujet : la tolérance de la différence et, même, de la fusion possible entre des éléments qu’on croyait naguère contradictoires… Écoutez ce que l’on parvient à faire aujourd’hui dans ce que l’on appelle la world music. Loin de moi l’idée d’affirmer que toutes les tentatives sont réussies, mais certains musiciens sont parvenus à de véritables chefs-d’œuvre. L’audace du compositeur René-Marc Bini participe de cette création à l’échelle du monde et du grand répertoire : violon ou balafon ? Violon ET balafon ! Vive le métissage ! »
Que disais-je, déjà, en début d’article ? Juste quelqu’un de bien…
Sans avoir bénéficié de la moindre éducation musicale, Bernard fit preuve assez tôt de goûts musicaux aussi larges que pertinents : « J’ai été fasciné par les voix du bout du monde, celles des Philippines, et aussi par la musique des Andes : la kena et le charango ont pour moi la magie du voyage immédiat. » Beatles et Stones, « bien sûr » côté anglo-saxon, Bix Beiderbecke versant jazz… Et la chanson française ? « Je ne vais pas briller par l’originalité, avouait-il, mais je possède en moi un profond attachement pour les supergrands que sont Jacques Brel, Léo Ferré ou Georges Brassens. »
Peut-être, notait François-Régis Barbry, parce que, déjà attiré par le verbe et la scène, il y trouvait des répertoires bien écrits, proches de la poésie, et parfois du théâtre ? « Pas spécialement, précisait Giraudeau en connaisseur, la chanson est un genre à part, qui se suffit à lui-même… et n’a nul besoin de faire référence à la littérature ou au théâtre. C’est vrai que lorsque Ferré met une musique sur des vers d’Aragon et que cela donne Est-ce ainsi que les hommes vivent, on est à la fois devant un poème magnifique et une chanson remarquable. Mais quand Brassens interprétait Je suis un voyou, c’était du grand art. Et quand Renaud, aujourd’hui, reprend son répertoire, c’est toujours du grand art, ça n’a pas pris une ride.
« Et puis, poursuivait-il, il y a aussi le chanteur en scène. Lorsque Jacques Brel chantait, cela devenait une dramaturgie tout à fait saisissante. De l’homme déchiré de Ne me quitte pas au peintre naturaliste de Ces gens-là, quelle présence ! J’étais à l’Olympia le soir où il a créé Amsterdam : pouvait-on se douter, en pénétrant dans la salle, qu’il allait nous bouleverser autant avec cette chanson de colère, d’invective et de désespoir ? La puissance d’une chanson ! On pourrait en parler pendant des heures… » Les générations suivantes ? « Il y a chez Alain Souchon ou chez Michel Jonasz un véritable témoignage sur l’état d’esprit collectif de cette fin de siècle. Leur désillusion, leur ironie procèdent du regard intelligent qu’ils portent sur la vie actuelle. Ils remettent les choses à leur vraie dimension, avec talent. Et dans ce rap qui occupe tant nos enfants, il y a, chez MC Solaar, de vraies tentatives au niveau des textes, une création originale qui va plus loin, je crois, que les effets d’une simple mode… »
L’aventurier du verbe
Les textes, le sens, Bernard Giraudeau allait bientôt s’y adonner lui-même, s’y colleter de près, et plus seulement comme interprète : scénariste déjà, il se lançait totalement dans l’écriture au seuil du nouveau siècle avec les romans déjà cités, mais sans exclusive de genre. Sans frontières toujours : en 2002 il publiait pour la jeunesse Les Contes d’Humahuaca, puis en 2005 une nouvelle, Holl le marin, dans un ouvrage collectif (Nos marins) des « Écrivains de Marine » qu’il venait de rejoindre… juste avant d’embarquer pour une redécouverte – quarante ans après et sur le même navire ! – de Djibouti. « Vous ai-je annoncé que je venais d’être nommé écrivain de marine ? racontait-il à son Cher Amour (Éditions Métailié, mai 2009). C’est une étrange promotion pour un ex-quartier-maître mécanicien, je deviens capitaine de frégate. Assimilé, s’entend. J’ai la possibilité de naviguer, selon disponibilité, sur un navire de la marine nationale. J’ai une petite fierté que vous comprendrez, même si elle peut paraître enfantine. […] Je vais donc embarquer sur un navire avec lequel j’ai déjà fait deux fois le tour du monde. Il y a une place à bord pour moi entre Tunis et Djibouti. […] Douze jours avec des prolongations sur Djibouti qui est un peu le but de ce voyage. […] Cette fois je ne descends pas au poste 8. On m’accompagne là-haut, près du Pacha. Je veux dire le commandant. Quel privilège. Écrivain de marine, officier supérieur, pas si mal, madame. Capitaine de frégate littéraire, mais tout de même… »
Dans « Ballade en mer Rouge », je vous parlais de la Porte des larmes, de Tadjoura la blanche, du poète d’Une Saison en enfer, du fabuleux lac Assal… dont je citais la description qu’en faisait un personnage de Fortune carrée. De tout cela, Bernard Giraudeau fit à son tour, après Monfreid, Kessel ou Albert Londres, des pages d’une beauté sublime. Jugez-en par ces quelques extraits : « Nous venons de passer le détroit de Bab El-Mandeb, la porte des larmes, bonjour le golfe d’Aden. Au loin Djibouti, des grues, de grands réservoirs, des montagnes pastel. Quarante ans après, c’est l’inconnu. […] Rimbaud et Monfreid ont écumé ce golfe et les lèvres du désert. J’attends mon tour pour aller voir les laves noires et le sel éblouissant, je vais marcher sur la blancheur des cristaux, retrouver des traces inutiles, voir où tu créchais, Arthur, et contempler ceux que tu as cloués aux poteaux de couleur. La tempête a béni mes éveils maritimes, plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots.
« […] Le lendemain, Emo m’attend devant la résidence, il est de ceux qu’une jeunesse curieuse a conduits ici et qui, tombés amoureux du pays, y sont restés. Racines fragiles qui avaient trouvé dans le sable apparemment stérile des Somalies de quoi faire pousser une autre vie. Emo a beaucoup d’histoires à raconter. Ce Français italo-grec connaît les plis du désert mieux qu’un Afar ceux du chalma des femmes. Il parle d’histoire, de géologie, d’un certain commandant Cousteau qu’il n’a pas trop apprécié, des gens d’ici, de cette terre qu’il aime et de cette beauté âpre qui le fascine toujours. »
Arrêt sur image à propos d’Emo. Notre ami Emo ! Comme Bernard s’adresse à Mme T. dans son ouvrage, je parlerai seulement d’Emo P. L’un des grands personnages de ce bout du monde oublié des dieux, à la beauté infernale (« 45° à l’ombre, m’avertit un jour Haroun Tazieff, crapahutant de concert avec lui vers un volcan nouveau-né, l’Ardoukoba, à deux pas d’Assal, sauf qu’il n’y a pas d’ombre »), dont il aura été toute sa vie un défricheur inlassable : Assal ? Il y a marché au fond, à plus de 150 m sous le niveau de la mer, en scaphandre, les pieds lestés de plomb dans une eau à 30 gr de sel par litre ! Les pistes actuelles du territoire (dont celle, devenue route nationale qui contourne le golfe et vit la caravane de Rimbaud quitter Tadjoura, avec ses fusils de contrebande, pour le royaume de Ménélik), c’est lui qui, la plupart du temps, les a tracées dans la lave, le sable, les oueds et la roche, à force de les sillonner. Les secrets de la mer Rouge ? Qui les connaît mieux que lui désormais ? Il a exploré tous les fonds, admiré toutes les merveilles, se faufilant parmi les requins curieux mais pacifiques ou nageant avec les dauphins et les majestueuses raies mantas, au large de ces îles où Monfreid cachait ses ballots de haschisch… Le livre d’Emo P., qui reste à écrire, serait le plus passionnant des romans d’aventures… vécues.
À la joie de nos retrouvailles s’ajouta chez lui le bonheur d’apprendre que Bernard Giraudeau avait publié un récit où il parlait de lui. Souvenirs complémentaires de ces jours et nuits passés avec le comédien-baroudeur, beaucoup de tendresse aussi et une admiration affichée devant sa volonté d’aller toujours de l’avant malgré la présence de compagnons impossibles à semer (« Chaque jour, il prenait une batterie de comprimés… »). Un message, enfin : « Il faut lui dire qu’on se connaît depuis longtemps, qu’on a souvent vadrouillé ensemble, il faut lui montrer nos photos de l’époque et celles d’aujourd’hui. Lui dire aussi que j’aimerais recevoir son livre… » Pour le livre, pas de problème, notre ami BBR, responsable du centre culturel Rimbaud, allait s’en charger. Pour le reste, j’ignorais évidemment que la Camarde s’empresserait à ce point de remplir son triste office. Bernard G. n’aura pas eu ce dernier signe d’amitié d’Emo P., il n’aura jamais vu ces photos, et je m’en veux, je suis sûr que ça lui aurait fait plaisir, j’aurais dû le joindre dès mon retour.
Emo, lui, a aujourd’hui bien plus que l’âge de la retraite – qu’il ne prendra qu’au jour de son ultime sortie – et accompagne toujours volontiers, comme un éternel gamin (tel Graeme Allwright, un temps « De passage » à Djibouti ainsi qu’Antoine le globe-flotteur, également ami de cette figure locale incontournable), sur terre ou sur mer, les hôtes de marque de ce pays, du moins ceux qui n’ont pas froid aux yeux. Le reste du temps, Emo P., secondé par son fils, le passe dans son atelier de la presqu’île du Héron à rafistoler des 4x4 ou des hors-bord : toujours sur la brèche, toujours les mains dans le cambouis, dans la vraie vie ; toujours prêt à prendre la piste ou à fendre la houle. On ne se refait pas.
« Djibouti, écrit plus loin Giraudeau, ce n’est pas Los Angeles, on en est vite sorti et c’est tout de suite Grand Bara, le désert comme une plage à marée basse. Piste cahoteuse qui se perd dans les dunes, oueds asséchés, antilopes comme la lumière, vives, émouvantes, les digs digs. Il n’y a plus de traces, rien. Emo n’a que de rares hésitations pour prendre le cap. Il rejoint des villages échoués sur des îlots sans rive. […] Embarquement pour Tadjoura sous un ciel de traîne mauve. Sous le sublime, le carnage. Des oiseaux s’affolent sur des bouillonnements, c’est la curée. Une chasse impitoyable. Les dauphins se régalent de sardines et les mouettes s’engueulent pour le partage. Les prédateurs de la mer sont au boulot. Je n’en ai jamais vu autant. Ils sautent dans le rougeoiement des vagues, traversent les arceaux de lumière, un instant suspendus, et retombent dans le blanc de l’écume, c’est presque insupportable de bonheur. Tadjoura la blanche en vue. […] Rimbaud a débarqué là. L’éternité c’est la mer mêlée au soleil, disait-il. Il est venu ici pour cela, peut-être. C’est comme sur la photo, un front de mer bordé de commerces aux façades décrépies et rendu à l’Afrique de l’Est, à l’aridité du désert. […] Pas de traces d’Arthur, rien, une masure sans preuve et pourtant il a vécu ici, le poète, reconverti dans le commerce et la contrebande. Peut-être avait-il médité sur ce que disait Flaubert, que la célébrité la plus complète ne vous assouvit point et que l’on meurt presque toujours dans l’incertitude de son propre nom à moins d’être un sot. Épictète fut sa dernière lecture : Si tu cherches à plaire te voilà déchu. »
Magnifique, non ? « Sous le sublime, le carnage » ! Giraudeau a hissé les voiles au seuil d’une seconde carrière de toute beauté. Écrivain de marine ? Promis au long cours (et au Goncourt ?), il restera à jamais un auteur fulgurant. Dans tous les sens du terme. Je cite à nouveau, tellement c’est beau. Presque plus que la réalité, aussi beau en tout cas et ce n’est pas peu dire. Le voici comme Kessel face au lac Assal, fasciné par ce diamant dans sa gangue : « Bientôt la banquise de sel ourlée de vert. Il y a des bandes de lave noires, un chaos de déchirures, un chantier gigantesque, guerre atomique, cendres, laves effritées, blocs en éboulis sombres, terre âpre, cristaux acérés de sel et de quartz, de mica et de schiste. Le lac est un œil grand ouvert, une immense pupille bleu marine, bordée d’un liseré émeraude et d’une paupière de neige, dans une orbite de cristaux enfoncée à cent cinquante mètres au-dessous du niveau de la mer. Étrangement beau et désolant. Impressions de crainte et d’éternité. […] Piste difficile dans ls croûtes effondrées. La pioche d’un géant fou a défoncé le sol pour un sublime spectacle, un autre monde. Le volcan Ardoukoba domine à la fois le lac Assal et la mer. L’inimaginable est dans cet acacia et l’herbe au creux de la lave, cette gazelle fauve qui se sauve dans le contre-jour avec une poussière de cendre sous les sabots. Il y a des vapeurs au-dessus des failles, une haleine brûlante… »
Il est aussi question, dans Cher Amour, du Brésil, du Chili, des Philippines, du Cambodge… et de Paris, de répétitions théâtrales entre deux départs. Le tout est de cette même veine. Et de l’auteur à l’orateur, il n’y avait pas loin, comme on le constatera dans cette vidéo du 23 juin 2009, prise à la librairie Dialogues de Brest, où il rencontrait ses lecteurs, à l’occasion de la parution de Cher amour (chez Métailié, je le répète). Écoutez-le lire des extraits, écoutez-le parler du désespoir…
« Bernard René Giraudeau, acteur, réalisateur, producteur, scénariste et écrivain français, né le 18 juin 1947 à La Rochelle, en Charente-Maritime, est mort d’un cancer le 17 juillet 2010 à Paris. » Entre les deux dates de cette notice nécrologique, toute une vie de passions, d’amours et de combats. Et un dernier rappel triomphal : nommé « Écrivain de Marine » le 29 octobre 2005, ce petit-fils de cap-hornier embarquait peu après sur le porte-hélicoptère Jeanne d’Arc avec lequel il avait déjà fait deux fois le tour du monde quarante ans auparavant. En témoigne ce livre, Cher Amour, dont un critique littéraire a dit : « l’ouvrir c’est partir ». La simple histoire de quelqu’un de bien. Juste quelqu’un de bien.
*On remarquera que le présentateur de ce JT n’était autre que Dominique Baudis, futur président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, mais aussi futur maire de Toulouse : celui-là même qui marierait Hélène et Claude Nougaro en avril 1994 ! Comme le chantait ce dernier, la vie est une Comédie musicale…