La Folle Complainte
Le 3 janvier dernier, le photographe Alain Rullier me souhaitait la bonne année en m’adressant ce portrait récent et magnifique de mon ami Cabu... Deux jours plus tôt, sur le groupe du réseau social lié à mon blog, j’avais publié ce souhait : « Un mot clé pour 2015 : l’ouverture (à tous les possibles et à tout ce que l’on peut aimer et découvrir). » Et pour symboliser ce nécessaire état d’esprit au seuil de l’an neuf, je suggérais un dialogue entre chanson et peinture, en « postant » des toiles de Matisse, adepte des fenêtres ouvertes, sur Collioure, sur Tahiti, sur le monde…
Le 5 janvier, insistant sur ce qui devait être « le maître-mot de cette nouvelle année et ses corollaires, le décloisonnement, la tolérance…, j’ouvrais ce débat à la suite d’un extrait du Cantique de Matisse, de Michel Butor : « J’ai des yeux, j’ai des oreilles. Le monde pour moi est non seulement visible, mais audible. […] Qui ne s’intéresse pas à la peinture est un aveugle, à la musique une sorte de sourd, et je voudrais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le guérir de ces maladies. Ce qui est normal pour un peintre, c’est de lire des livres ; pour un musicien aussi ; ce qui est normal pour un écrivain, c’est de s’intéresser à la musique et à la peinture. » Et j’y joignais une première chanson incontournable à tous points de vue, celle de Jean Ferrat (paroles d’Henri Gougaud), Picasso Colombe (1972).
Picasso colombe au laurier
Fit Guernica la mort aux cornes
Pour que dans un monde sans bornes
La nuit ne vienne plus jamais
La nuit ne vienne plus jamais…
Deux jours plus tard, la nuit était de retour, avec ces « sortes de sourds », ces sortes de malades… sauf que pour être (immensément) bêtes, ils n’en sont pas moins (consciemment et délibérément) méchants. Inimaginable, inenvisageable, inconcevable seulement cinq minutes plus tôt sur notre sol de liberté, d’égalité et de fraternité. La barbarie fasciste – tous les extrémismes, qu’ils soient politiques ou religieux, sont du fascisme – frappait des innocents sans défense, coupables seulement d’avoir exercé la plus élémentaire des libertés d’expression (et non pas d’avoir poussé la liberté d’expression au-delà de ses limites, comme on l’entend aujourd’hui de façon aussi indécente que lâche ici ou là, en France comme dans le monde) : celle de vouloir faire rire (et réfléchir) leurs semblables avec intelligence et talent.
Les amis de Charlie Hebdo le savaient, connaissaient les risques encourus et le courage de leurs journalistes, rédacteurs et dessinateurs, de son équipe tout entière, mais jamais on n’aurait cru possible que des fous (« Ce ne sont même pas des fous, a déclaré hier soir Patrick Pelloux, médecin chroniqueur au journal, ce serait faire insulte aux fous ! ») pussent passer aux actes avec des armes de guerre en plein cœur de la capitale du pays des Lumières. C’est Mozart qu’on a voulu assassiner, c’est Picasso, c’est Rimbaud, c’est Voltaire… et c’est Cabu et les siens, Charb, Wolinski, Tignous, Honoré et les autres, qu’on a exécutés froidement.
Quelques jours auparavant, je souhaitais encore à tous mes amis (et notamment à Cabu), anciens lecteurs de Paroles et Musique et de Chorus, « des chants d’oiseaux et des rires d’enfants », à l'instar des vœux de Jacques Brel qui, à eux seuls, contiennent tout ce que l’on peut souhaiter aux êtres humains dignes de ce nom.
« Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir, et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns.
Je vous souhaite d’aimer ce qu’il faut aimer, et d’oublier ce qu’il faut oublier.
Je vous souhaite des passions, je vous souhaite des silences.
Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil et des rires d’enfants.
Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence, aux vertus négatives de notre époque.
Je vous souhaite surtout d'être vous... »
Consterné, anéanti, sans mots… comme nous tous, hommes et femmes de bonne volonté, frères humains, citoyens du monde, après les pleurs et la stupeur, je me suis senti incapable de continuer à écrire… et puis j’ai – nous avons tous – très vite compris qu’il ne fallait pas céder à la tentation du silence qui est justement ce que recherchent ces obscurantistes. Des barbares moyenâgeux se réclamant d’un être suprême qui, « grâce » à ces imbéciles dont la carence culturelle est égale à leur haine sans limite pour les Droits de l’Homme, donne avec insistance tous les signes de son inexistence.
Il y a tant de questions et tant de mystères
Tant de compassion et tant de revolvers
Tant d'angélus
Ding
Qui résonnent
Et si en plus
Ding
Y a personne ?
Arour hachem, Inch Allah
Are Krishhna, Alléluia!
Abderhamane, Martin, David
Et si le ciel était vide ?
Si toutes les balles traçantes
Toutes les armes de poing
Toutes les femmes ignorantes
Ces enfants orphelins
Si ces vies qui chavirent
Ces yeux mouillés
Ce n’était que le vieux plaisir
De zigouiller ?...
Je me souviens de Cabu en 1983 venant soutenir (avec beaucoup d’autres, Font et Val, Simone Signoret, Guy Bedos, Leny Escudero, Graeme Allwright, Quilapayun, Djurdjura, etc.) notre combat à Dreux pour la démocratie et la tolérance contre l’extrémisme.
Cabu tombé aujourd’hui au champ (chant) d’honneur de la liberté d’expression, avec tous ses amis qui sont aussi les nôtres, pour nous permettre de continuer à vivre debout. L’horreur de ce moment est trop atroce pour en dire plus… sauf qu’il ne faut pas se taire, ce serait « leur » donner raison.
Contre tous les fascismes, toujours, ne jamais rien oublier, ne jamais se taire, c’est notre devoir d’êtres humains – même pas d’humanistes, de simples êtres humains – pour tenter d’empêcher que le pire, d’où qu’il vienne, ne se reproduise. Et c’est bien à cela que participait en toute conscience, avec d’immenses qualités professionnelles et beaucoup d’humour, sans autres armes que le stylo et le crayon, l’équipe de Charlie Hebdo. Merci infiniment, les amis, jamais on ne saura vous rendre ce que vous nous avez apporté mais jamais on ne vous oubliera : on vous aimait, on vous aime, on vous aimera. Toujours.
Souvenir... Début mars 2005, dernière ligne droite du bouclage du numéro de printemps de Chorus...
Coup de fil de Mano Solo : « Salut Fred, j’ai des choses à dire, urgentes, qui me tiennent à cœur ! Peux-tu me laisser une carte blanche dans le prochain numéro de Chorus ? Genre une page... »
Moi : « Prends la place que tu veux, Mano... »
Le lendemain, il nous envoyait l’équivalent de trois pages pleines sans illustration. Le temps de réaménager le sommaire, je rappelais Mano : « Il faudrait pouvoir illustrer ton texte, tu peux nous donner quelque chose ? Une photo, un dessin ?... »
Mano : « Les photos, tu as ce qu'il faut dans tes archives ; pour le reste demande à mon père... »
Moi (dubitatif, les relations alors étaient quelque peu tendues entre le fils et le père) à Cabu : « J’ai besoin au moins d’un dessin pour illustrer une tribune libre de Mano... Je sais que tu ne l’as encore jamais fait pour et sur lui, mais… c’est lui qui le souhaite... et puis ce serait… bien, non ?! »
Cabu : « Lis-moi son texte… et je t’envoie dans la journée ce qu'il te faut. »
Ce qui fut fait et publié dans le numéro de Chorus avec Dylan en couverture : quatre pages intitulées « Le virus en papier », un texte très-très fort (conclusion de Mano : « Je remercie Chorus d’accueillir un bout de ma rage, simplement, sans avoir eu à lutter... »), illustré par un dessin d’une demi-page de Cabu sur « Mano Solo, le chanteur » en lequel les médias et beaucoup trop de journalistes, confondant l’art et le « people », la chanson et le scandale, ne voyaient en lui que « Mano Solo, le chanteur du sida »... Et c’est ainsi qu’eut lieu la réconciliation définitive entre l’un et l’autre, entre Emmanuel Cabut, disparu à 46 ans le 10 janvier 2010, et Jean Cabut, assassiné lâchement le 7 janvier 2015 (il aurait eu 77 ans mardi 13).
Antimilitariste, pacifiste, bouffeur de curés en tout genre bouffis en certitudes et autoproclamés porteurs de la Parole divine (tu parles !), mais ami des hommes, de la nature et des animaux, il n’aurait (il n’a) jamais fait de mal à une mouche… Et pourtant, « ils » l’ont tué, les salopards de connards qui ne méritent pas le nom d’êtres humains ont tué mon Cabu, notre Cabu si tendre qui faisait déjà partie du meilleur de la mémoire collective ; ils l’ont exécuté sans autre forme de procès, lui, deux policiers qui faisaient simplement leur travail et ses merveilleux collègues de Charlie Hebdo !
Quelle déchirure… Oui, « pourquoi, pourquoi, t’es plus là ?! » Je pense à la chanson de Mano : « Allez viens, y a qu’à faire semblant de rien, juste un peu fermer les yeux, rien qu’y croire un tout p’tit peu… Allez, viens dans mes bras, y a pas d’raison d’rester seul comme un chien… »
Depuis des années ils poursuivaient leur travail au service de la liberté d’expression et du rire tout simplement – du rire ! –, de la dérision aussi salutaire qu’indispensable dans nos sociétés où la bienséance, le bien-pensant, le politiquement correct et la langue de bois nous étouffent doucement mais sûrement, nous font mourir, la République et la démocratie, à petit feu. Ils continuaient parce que c’étaient eux, parce que c’étaient nous… et qu’on n’aurait su faire autrement, nous de les lire, de les aimer et de les encourager, eux de faire leur job avec talent, conscience (non, ils n’ont jamais été « irresponsables », c’est une honte de lire et d’entendre ça encore aujourd’hui, c’était tout le contraire !) et toujours dans l’idée de s’en payer une tranche, de rigoler et de nous faire rigoler de tout, malgré les risques avérés, les menaces de mort répétées… Selon le principe qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer. Et que la liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Comme ceux du maquis de la Seconde Guerre mondiale, les résistants de la liberté contre la barbarie, ils resteront nos héros.
Et Cabu à jamais le mien : tant de souvenirs partagés avec lui depuis la création de Paroles et Musique en 1980… Chez lui, seul avec lui, à écouter des disques (Cab Calloway et Trenet bien sûr, et puis le jazz de la grande époque) et à le regarder, admiratif, dessiner le sourire aux lèvres, l’œil malicieux ; au restaurant (…végétarien) ; au spectacle (Tachan, Trenet !) ; avec Cavanna… et je pense à Reiser... et à Desproges… Sa collaboration fidèle, ses illustrations, ses couvertures (oh ! la Une du numéro d’avril 1986 de Paroles et Musique faisant écho aux déclarations nauséabondes de l’extrême droite sur la nouvelle chanson française, forcément « décadente »…) ; ses appels impromptus : « Allez viens, j’t’emmène à Droit de réponse chez Polac, on va se marrer »…
Évidemment, le livre (de référence) de Richard Cannavo sur Charles Trenet (Le Siècle en liberté) que je lui avais proposé d’illustrer à l’automne 1988, ce qui l’avait rendu si heureux (d’où sa dédicace perso faisant référence à l’Académie française : l’auteur de L’Âme des poètes y avait malencontreusement déposé sa candidature…) : deux ou trois matins par semaine, pendant presque trois mois, je me suis incrusté chez lui, n’acceptant d’en repartir qu’avec son dessin du jour – un chef-d’œuvre à chaque fois – précieusement dans ma sacoche, comme à la suite d’un hold-up librement consenti par sa victime !… Et son rire, son rire surtout, son rire toujours, toujours le même mais si communicatif. Irrésistible. Qu’est-ce qu’on riait !
Tous ceux qui l’ont connu conservent forcément le même souvenir de lui : sa gentillesse – infinie – et son rire d’enfant, de grand adolescent qui se refusait à vieillir – le Grand Duduche, c’était lui, vraiment. Et son incroyable simplicité, sa rare modestie, son humilité exemplaire, alors que c’était un géant, qui dessinait plus vite que son ombre, un génie de son art.
Comme vous, tout pareil, mon cœur saigne. Abondamment. En songeant à lui, je pense au plus beau livre que j’ai lu depuis des années, avant que le jury Goncourt s’honore à le distinguer, celui de Lydie Salvayre qui, d’une certaine façon, raconte l’histoire de ma mère en racontant l’histoire de la sienne exactement au même âge, en 1936, en Espagne. Pas pleurer. Les deux mêmes mots que disait et répétait ma grand-mère à ses deux filles en découvrant l’exil, synonyme de froidure, de solitude et d’inconnu, en février 1939 ; trois femmes fuyant la barbarie fasciste pour laquelle le cri de haine « Viva la muerte ! », à l’image des nouveaux barbares décérébrés de janvier 2015, était tout un programme. Non, « surtout, il ne faut pas pleurer. Pas pleurer… Pas pleurer ! »
Spécialement pour toi, Jean (et je pense aussi à Emmanuel et à Isabelle), revoici la chanson du Fou Chantant que tu préférais… Crévindieu ! Nous forcer à écrire aujourd’hui ce genre de complainte, quand même, tu charries !... Mais si ça se trouve, quelque part, tu te marres bien avec Reiser, Desproges, Cavanna, Wolinski, Honoré, Tignous, Charb… et tu chantes Y a d’la joie avec lui, le « Fou », le vrai, l’enchanteur, lui qui croyait au ciel et toi qui n’y croyais pas.
On te connaît, tu sais, avec ton imagination délirante ! Rien que pour entonner encore du Trenet, fût-ce désormais avec des ailes d’ange, tu serais bien capable de t’inventer – et d’y inviter tous les potes, tous les gentils et talentueux – un miraculeux paradis des musiciens et des artistes ; avec bien au chaud dans les nuages, pour vous écouter et jouir de plaisir en faisant chorus, tous ceux et toutes celles qui vous ont aimés de votre vivant et sont partis avant vous. Triomphe assuré, ovation debout ! « Viva la vida » (nous serons votre mémoire vivante) et à bas les cons !