Dans la rue et sur la route
Nouvelle plongée dans le temps, cette fois jusqu’au Paris de Bruant, au début du XXe siècle, avec un « long format » de quatre disques produit par EPM (vous savez, le label que François Dacla, évincé de chez RCA par ses propriétaires américains, créa en 1986 avec le soutien de Léo Ferré qui choisit alors, en guise de représailles – « Et Puis Merde ! » ; d’où ce nom : EPM… –, de quitter la multinationale pour suivre Dacla). En l’occurrence, et pour la première fois, toutes les chansons et la plupart des monologues écrits par Aristide Bruant sur Paris.
En fait, l’intégrale – et dans l’ordre exact choisi par leur auteur – de ses recueils de textes Dans la rue mais aussi Sur la route. Ses chansons Urbi et orbi, quoi ! Conçu par Jean Buzelin (en collaboration avec Marc Monneraye), ce digipack d’anthologie (dans tous les sens du terme) s’inscrit naturellement dans le sillage de la fameuse collection « Poètes & Chansons » lancée chez EPM par le regretté Marc Robine. Une collection dans laquelle, en 2002, déjà, il avait réalisé un Aristide Bruant chanté par plusieurs interprètes (et Bruant lui-même pour un titre), que Bernard Ascal poursuit aujourd’hui dans le même esprit et avec un même souci de qualité.
L’occasion d’un bref arrêt sur image sur l’ami Marc (disparu en août 2003, il cumulait de multiples talents, d’auteur, de compositeur et d’interprète bien sûr, mais aussi d’arrangeur, de collecteur, de réalisateur, d’historien, de biographe… et de journaliste à Paroles et Musique et Chorus surtout), que l’on peut retrouver en cliquant ICI, dans l'émission Bouillon de Culture à laquelle Bernard Pivot l’avait convié le 25 novembre 1994 (il y a presque seize ans jour pour jour) pour présenter sa monumentale Anthologie de la chanson française. On le voit entonner, suivi par Marcel Amont, autre invité de cette mémorable émission culturelle, un extrait de la fameuse chanson de Bruant, Les Canuts, devant un Pivot visiblement ravi (NB : l’intégrale de cette émission est téléchargeable individuellement sur le site de l’INA). Les Canuts qui figure évidemment dans le quatrième CD du digipack, Aristide chante Bruant (et autres « enregistrements historiques » : vingt-six titres gravés de 1898 à 1933), et dont le contenu, hélas, reste fondamentalement d’actualité : « Mais notre règne arrivera quand votre règne finira / […] Nous tisserons le linceul du vieux monde / Car on entend déjà la révolte qui gronde… »
Pour le reste, les trois premiers CD proposent quatre-vingt-quatre titres enregistrés au fil du temps par de grands interprètes (Monique Morelli, Germaine Montero, Patachou, Marc Ogeret – qui lui consacra en 1978 un superbe coffret de quatre 30 cm, 60 chansons et monologues – ou Yves Montand avec Les Canuts, justement, qu’il mit en boîte en 1955) ; et tout récemment, en 2009, par Jean Weber et surtout Yves Mathieu (treize morceaux à lui seul). À noter que ce dernier, dit Vivi, est le patron actuel du Lapin Agile à Montmartre (rue des Saules), que Bruant racheta, pour le sauver, le 15 mars 1913, alors que Frédéric Gérard, dit Frédé, en était le gérant. En 1922, Bruant le revendra au fils de Frédé, Paul Gérard, dit Paulo – lui-même beau-père d’Yves Mathieu qui, dès sa jeunesse, l’entendait chaque jour chanter et réciter Bruant comme celui-ci le lui avait appris…
« C’est là (devant le Lapin Agile), écrit Pierre Mac Orlan, que pour la première fois, je vis Aristide Bruant, tel que la célèbre lithographie de Toulouse-Lautrec l’a rendu populaire. » Le miracle est que ce petit lieu (mais haut lieu de l’histoire de la chanson française) soit resté de nos jours identique (et toujours bien vivant) à ce qu’il était à l’époque ! Fréquenté au long de son histoire par la fine fleur du monde artistique (Toulouse-Lautrec et Mac Orlan, donc, mais également Max Jacob, Picasso, Francis Carco et tant d’autres à l’instar de Rimbaud), c’est aussi au Lapin (anciennement « à Gill », du nom du peintre de l’enseigne) que Ferré rencontra Caussimon ou que Nougaro fit ses débuts.
Pour le plaisir, je vous propose un extrait d’un film intitulé Le Music-Hall francais, dont les images datent de 1910. On y voit plusieurs figures importantes, parmi lesquelles, fugacement certes, mais quand même, Frédé du Lapin Agile, Gaston Montéhus… et Aristide Bruant en personne ! Un véritable document où déjà il était question du débat engagé entre « la chanson qui charme et la chanson qui lutte »... Et puis quelques montages vidéos qui permettent de se replonger dans l’univers de ce géant de la chanson dont Pierre Mac Orlan disait encore ceci : « Parmi les grandes figures de la compagnie du Chat Noir […], Bruant est une des plus émouvantes, parce que sa personnalité est celle de l’expérience des rues et, quelquefois, des routes. Comme tous les poètes dominés par la lueur d’une révélation exceptionnelle, il échappa à toute critique. Ses chansons […] sont autant de vérités premières dans la chronique sentimentale des rues de Paris. »
Citons pour mémoire, parmi les œuvres du « Maître de la rue », comme l’appelait Anatole France : À Batignolles, À la Villette, À Montpernasse, À Montmerte, À Saint-Lazare, À la Roquette, À la Glacière, À Grenelle, À la Madeleine, À la Chapelle, À la Bastille, À la Bastoche, Belleville-Ménilmontant, ou encore À la Goutte d’or que François Béranger, alors très marqué par le « chansonnier populaire » (né à Courtenay, dans le Loiret, en 1851 et mort à Paris en 1925), choisira d’enregistrer dès son premier album, en 1970.
Il faut saluer enfin, dans cette belle réussite phonographique, le livret de 44 pages (où l’on trouve des reproductions du Mirliton, l’hebdomadaire dirigé par Bruant – du nom de son cabaret situé dans les locaux rachetés à Rodolphe Salis, 84 boulevard Rochechouart, du Chat Noir d’origine –, de petits formats et de recueils de ses chansons et monologues, ainsi que des photos de l’artiste et même un plan de Paris établi à partir de ses titres de chansons), qui apporte toutes les informations biographiques et historiques souhaitées, outre celles concernant la conception et la réalisation du Paris de Bruant. Son principal auteur, Jean Buzelin nous y rappelle notamment que « sur les 310 ou 320 chansons et monologues écrits de sa main, que nous avons répertoriés (liste non close), auxquels s’ajoutent une bonne vingtaine de chants traditionnels qu’il a retrouvés et adaptés à sa manière, Bruant en a laissé sur disque, pour la postérité, un peu plus de quatre-vingts, soit à peine un quart de son répertoire. Bien heureusement, d’autres interprètes se sont plongés dans son œuvre et en ont extrait des merveilles… »
Pour être tout à fait précis, on retrouve ici dix-neuf chansons enregistrées par Bruant (celles des rues évoquées ci-dessus pour la plupart, plus La Ronde des marmites, Le Gréviste, Dans la rue, À Biribi, P’tit gris ou Ah ! les salauds !) et quatre-vingt-onze par une trentaine d’interprètes différents et de toutes époques (de Paulo à Vivi, du Lapin Agile, ou d’Yvette Guilbert à Mouloudji). Un must, un collector… en un mot, un « Quichotte » de Si ça vous chante !
• LE PARIS DE BRUANT : Aristide Bruant dans son cabaret ; digipack de 3 volets, long format, 4 CD ; 110 titres, 4 heures 33’. Production EPM, 37 rue des Vignerons, 94300 Vincennes ; distr. Universal (site de vente en ligne du label EPM).
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