Démons et merveilles du music-hall
Moi, vous me connaissez, depuis le temps qu’on se fréquente (quelques décennies pour les plus chenus d’entre vous qui font fidèlement chorus depuis Paroles et Musique ; la rencontre étant beaucoup plus récente – cure de jouvence ! – avec la majorité des lecteurs et lectrices de Si ça vous chante), vous savez combien je suis attaché à la découverte, aux joies grisantes qu’elle procure. Toujours à l’affût des talents en herbe, jamais je ne pourrai me contenter de regarder seulement dans le rétroviseur. Impossible. Pour autant, quand l’occasion se présente de faire une pause, quel bonheur de redécouvrir les merveilles de notre chanson, les riches heures du music-hall français !
Justement, en cette saison qui nous rappelle la chanson de Prévert et Kosma, m’arrive une livraison de productions nouvelles, constituées de compilations du répertoire de la chanson française d’après-guerre – la Seconde –, qu’il serait bien dommage de passer sous silence. Il faut savoir que, la production phonographique tombant dans le domaine public au terme de cinquante ans d’exploitation, les éditeurs qui le souhaitent ont dès lors tout loisir de ressortir les enregistrements concernés (tout en s’acquittant évidemment des droits légaux dus aux créateurs). Cela peut prendre la forme de rééditions plus ou moins à l’identique, avec plus ou moins de soin et de souci d’exactitude (parfois ça craint vraiment !), ou bien – comme a choisi de le faire Frémeaux & Associés – se présenter de façon originale (des coffrets de deux ou trois CD, accompagnés d’un livret bio-discographique toujours très informatif) et avec un contenu en partie inédit (par exemple des versions alternatives de chansons enregistrées en studio, des récitals ou des enregistrements radiophoniques jamais repris en disque).
Chemin faisant, dirait Gilles Vigneault, le label créé il y a une quinzaine d’années et dirigé par Patrick Frémeaux et Claude Colombini est devenu un véritable panthéon phonographique de la chanson française. Plus de 1200 références à ce jour dont près de cent nouveautés en 2010. Un travail de préservation (et de restauration technique) qui mérite bien de la nation – d’ailleurs, l’académie Charles-Cros lui a décerné en 2001 son Grand prix In Honorem « pour la défense du patrimoine sonore et de la parole enregistrée » (prix décerné pour la première fois à une maison de disques pour son œuvre éditoriale).
C’est tout dire. Nul besoin, par conséquent, de longs commentaires sur les parutions en question, d’autant que les noms des artistes et la qualité bien connue de leur répertoire parlent d’eux-mêmes. Et qu’un « Quichotte » de Si ça vous chante vient « sanctionner » l’ensemble de ces productions (voir le site du label Frémeaux et Associés, ou distr. France : Socadisc) ; celle des Frères Jacques en particulier qui contient nombre d’inédits – à côté de futurs « standards », tels L’Entrecôte, À la Saint-Médard, La Marie-Joseph, Barbara, Le Tango interminable des perceurs de coffres-forts, Le Poinçonneur des lilas, La Queue du chat… ou encore Les Boîtes à musique.
Pour sa part, Si ça vous chante vous offre ici – on va s’gêner, tiens ! – la possibilité de revoir tous ces artistes en chair et en os, en sons et en images : Pierre Louki, Yves Montand, Mouloudji, Charles Trenet… et Juliette Gréco dont chaque prestation, aujourd’hui, continue de nous remplir d’admiration. Démons et merveilles, dirait Jacques Prévert (dont Les Frères Jacques assuraient L’Inventaire), de notre patrimoine.
• LES FRÈRES JACQUES : Les Premiers Récitals, 1948-1959 ; coffret 3 CD + livret de 32 pages (67 titres, 77’38 + 74’56 + 76’18). Ce coffret de 3 CD présente onze titres, dont La Belle Arabelle, totalement inédits et deux récitals publics jamais réédités sur disque compact. Jean Buzelin et Marc Monneraye redonnent vie aux premiers récitals des Frères Jacques, « de la Rose Rouge à la Comédie des Champs-Élysées », et permettent ainsi de justement apprécier la naissance et l’essor d’un ensemble mythique, dans l’énergie inégalée de ses prestations scéniques.
Les quatre Frères, en fait, étaient cinq... Aux vrais frères Bellec, André (le grand en maillot vert, 1914-2008) et Georges (le petit au maillot jaune, né en 1916), à François Soubeyran (le grand en maillot rouge, 1919-2002) et à Paul Tourenne (maillot bleu, né en 1923, installé aujourd’hui à Montréal), il faut en effet ajouter le pianiste Hubert Degex, arrivé dans le groupe en 1966. Leur carrière (mondiale et pas seulement internationale) s’étend de 1944 à 1982, avec un succès jamais démenti… et des tenues de scène (les fameux collants dessinés en 1946 par le décorateur de théâtre Jean-Denis Malclès) pour le moins inhabituelles.
Nous avions eu la chance de les recevoir at home, aux débuts de Paroles et Musique, où ils nous avaient résumé ainsi, avec autant d’humour que de modestie, leur parcours professionnel : 1420 chapeaux, 2752 paires de gants, 468 maillots collants, 136 paires de chaussures de scène et 420 moustaches ! Un inventaire à la Prévert, derrière lequel il fallait voir une carrière réellement hors du commun, un groupe à jamais unique, célèbre dans le monde entier qu’ils ne cessèrent de sillonner. Au final, des milliers de prestations devant des publics enthousiastes… jusqu’à leur tout dernier récital – grand souvenir – au Théâtre de Boulogne-Billancourt, le dimanche 3 janvier 1982 : j’y étais (cf. Paroles et Musique n° 18, mars 82) !
• JULIETTE GRÉCO : La Muse de Saint-Germain, 1950-1957 ; coffret 2 CD + livret de 32 pages (36 titres, 56’10 + 56’13). De François Mauriac à Jean-Paul Sartre, de Françoise Sagan à Jacques Prévert ou Jean Renoir, de Georges Brassens à Léo Ferré en passant par Jacques Brel, Guy Béart et tant d’autres, durant les soixante ans de son extraordinaire itinéraire, la Grande Dame nous a invariablement apporté la preuve que la chanson est bien « un art majeur » – n’en déplaise à qui vous savez, qu’elle a également chanté (La Javanaise…) de la plus belle des manières.
Les trente-six titres inclus dans ce coffret, enregistrés entre 1950 et 1957 (et sélectionnés par Dany Lallemand qui signe le texte détaillé du livret, illustré d’une dizaine de photos rares), sont parmi les plus emblématiques de son répertoire : Sous le ciel de Paris, Les Feuilles mortes, Je hais les dimanches, La Chanson de Barbara, Ça va (le diable), Je suis comme je suis, Chanson pour l’Auvergnat, Chandernagor, Qu’on est bien, La Valse brune, Les enfants qui s’aiment… ou Si tu t’imagines (de Queneau et Kosma).
• PIERRE LOUKI : Concert au Kiron, 1999 ; coffret 2 CD + livret de 12 pages (53 titres, 59’01 + 54’27). Pierre Louki, disparu le 21 décembre 2006, restera une figure singulière de la chanson française et de la poésie, entre humour, amour, gravité légère et fantaisie profonde. Sa postérité, la fidélité de ses musiciens et le nombre de ses interprètes actuels (au premier rang desquels Claire Elzière qui lui a consacré un bel album) en témoignent
Le présent coffret – précédemment distribué par Universal pour Rym Musique et réédité en accord avec la « succession Pierre Louki » – permet de retrouver l’éclat incarné de son œuvre lors d’un concert enregistré intégralement en décembre 1999 à l’Espace Kiron, à Paris. Cet artiste rare (qui accueillit Chorus chez lui pour une belle interview parue dans le n° 49 de l’automne 2004) était en quelque sorte le chaînon manquant entre Georges Brassens (qui introduit ce coffret en chantant le début de Mes copains, superbe chanson) et Pierre Perret.
• YVES MONTAND : Une étoile à l’Étoile, Intégrale volume 3, 1953-1954 ; coffret 2 CD + livret de 28 pages (41 titres, 66’45 + 69’07). Troisième volume d’une intégrale en cours (les deux premiers couvrent les périodes 1945 à 1949 et 1949 à 1953), ce coffret poursuit la chronologie du répertoire discographique d’un interprète majeur de la chanson française : « La romance se réveille, écrivait alors Jacques Prévert, avec au pied du lit, ce grand garçon vivant ingénu et lucide, viril, tendre et marrant, qui déjà s’appelle Yves Montand. » On y trouve les quatorze titres enregistrés en studio et sortis chez Odéon en 78 et 45 tours entre le printemps 53 et l’hiver 53-54 ; outre les vingt-sept plages de son récital intégral au Théâtre de l’Étoile, en octobre 53, avec Bob Castella et son ensemble (lequel donna lieu à l’époque à l’édition d’un double 30 cm 33 tours) : Quand un soldat, Une demoiselle sur une balançoire, Le Flamenco de Paris, Sanguine, Le chef d’orchestre est amoureux, Barbara, Les Feuilles mortes, C’est si bon… ou l’incontournable À Paris (de l’immortel camarade Francis Lemarque).
Un récital dont le célèbre arrangeur Hubert Rostaing, alors clarinettiste du chanteur, dira ceci : « J’ai la nostalgie du Théâtre de l’Étoile. Ça collait avec Montand. Je dirais que la loge, les balcons, les fauteuils, les ouvreuses, ressemblaient à Montand... » Alors que Prévert, toujours lui, signait le texte du programme : « Un rideau rouge se lève, devant un rideau noir. Devant ce rideau noir, Yves Montand, avec le regard de ses yeux, l’éclat de son sourire, les gestes de ses mains, la danse de ses pas, dessine le décor. Et la couleur de sa voix éclaire le paysage de New Orleans, Old Belleville and Vieux Ménilmontant. »
• MOULOUDJI : 1951-1958 ; coffret 2 CD + livret de 28 pages (36 titres, 57’05 + 54’59). Créateur fantaisiste aux dons multiples, tour à tour comédien, peintre, écrivain, Mouloudji reste dans les mémoires l’une des figures les plus authentiques de la chanson française d’après guerre. Créateur du Déserteur de Boris Vian (le 7 mai 1954, au Théâtre de l’Œuvre, le jour même de de la chute de Diên Biên Phû !), il nous a quittés le 14 juin 1994, à l’âge de 71 ans.
La couleur unique et l’expressivité incomparable de sa voix en firent l’interprète des plus grands (cf. La Complainte de la Butte de Jean Renoir et Georges Van Parys), mais cet infatigable serviteur de la parole des autres fut également un auteur-compositeur talentueux et inspiré. Le présent florilège réalisé par Dany Lallemand (où l’on retrouve notamment La Complainte des infidèles, Comme un p’tit coquelicot, La Chanson de Tessa, Mon pot’ le Gitan, Rue de Lappe, Le Déserteur…) en témoigne avec des chansons comme Province blues, Les Enfants de l’automne, La Complainte de Paris ou Un jour tu verras.
• CHARLES TRENET : En avril à Paris, Intégrale volume 9, 1952-1953 ; 38 titres et plages (76’20 + 70’58). « Le premier auteur-compositeur-interprète français que l’on puisse dire vraiment inspiré par le jazz est ce garçon du nom de Charles Trenet. […] Cette pulsation nouvelle, cette extraordinaire joie de vivre apportée par les chansons que ce garçon ébouriffé lançait à la douzaine, étaient nées de la conjoncture d’un remarquable don poétique et de la vitalité du jazz assimilée pleinement par une fine sensibilité. » De qui cette appréciation ? D’un certain Boris Vian, dans son livre En avant la zizique…
Dans ce coffret (déjà le neuvième de cette intégrale extrêmement pointue), Trenet est accompagné successivement par les orchestres de Jean Faustin, Jo Boyer, Albert Lasry, Jacques Hélian, Wal Berg ainsi que par le Trio Raisner. À noter aussi quelques interventions parlées, des imitations (de Suzy Solidor, Damia et Jean Cocteau !), une demi-heure extraite de l’émission La joie de vivre d’Henri Spade, en compagnie notamment de Mireille et de Jean Sablon, outre des « compléments » de 1935 à 1939 (Charles et Johnny, etc.). S’il y aura bientôt dix ans (le 19 février prochain) que le Fou Chantant nous a quittés, ses chansons courent encore dans les rues. Et courront longtemps, longtemps, longtemps après que le poète a disparu...