Sorcières, je vous aime
Retour à Eurythmie pour un double retour. D’abord, celui du groupe toulousain Zebda, reformé en 2011 après une longue séparation de ses créateurs, le temps de mener leurs propres projets en solo, en duo ou en groupe : Magyd Cherfi d’un côté, les frères Amokrane (Mouss et Hakim) de l’autre. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la mayonnaise a pris comme à l’origine, que ça fonctionne et que ça communie au mieux avec le public, et que ça swingue (en dignes héritiers de leur inoubliable concitoyen et chantre de la Ville rose) dans un esprit bon enfant, en dégageant plein de bonnes vibrations.
Retour d’Hubert-Félix Thiéfaine, ensuite, après les premières Victoires de la Musique de sa déjà longue carrière. Certes, il n’avait guère besoin de ces hochets pour continuer de tracer sa route à nulle autre pareille, néanmoins je l’ai senti un poil plus libéré. Pas forcément en scène où il ne s’est jamais ménagé, pour le plus grand bonheur de son public (toujours aussi nombreux, fidèle et connaisseur… à l’instar des plus jeunes qui viennent aujourd’hui le renouveler, paroles de ses chansons à fleur de lèvres : « Trois générations se côtoient maintenant à mes concerts, me disait-il, amusé, à l’issue de celui-ci ; les grands-parents, les enfants et les petits-enfants ! »), mais en dehors, disons aussi libéré désormais à la ville qu’à la scène.
Après le final incontournable en compagnie de La Fille du coupeur de joints, reprise en chœur dès les premières notes de guitare (Alice Botté), je l’ai retrouvé dans sa loge plus reposé et en forme que jamais, la silhouette inchangée, dirait-on, depuis la fin des années 70. Il faut dire que son dernier album n’a pas été pour rien dans cette renaissance, qui lui a valu d’ajouter quelques nouvelles perles (La Ruelle des morts, Infinitives voiles…) à ses succès de toujours (Lorelei, Les Dingues et les Paumés, Narcisse 81, Soleil cherche futur, etc.). Indestructible Thiéfaine. Indispensable et irremplaçable auteur-rockeur… en français dans le texte.
Pas vu cette fois Carmen Maria Vega qui passait en première partie, car nous étions au Théâtre pour applaudir Chloé Lacan et Presque Oui, mais de l’avis général la petite bombe (la voix et le physique de Piaf) a frappé fort. Et les dérapages que l’on a pu regretter à ses débuts remarqués (elle a été « Bravos » du public et des pros d’Alors… Chante ! en 2009) semblent aujourd’hui sinon relégués aux oubliettes, du moins en passe d’être canalisés. On en est heureux, car la chanson française a tout à gagner d’un personnage aussi charismatique, doué du sens de la dérision, d’une énergie peu commune et de rares qualités vocales.
Chloé Lacan et Presque Oui, donc. Piano et/ou accordéon pour la première (« Bravos » du public et des pros en 2011), seule en scène mais aux talents multiples d’auteure, de musicienne et d’interprète. Du culot, du frisson et de l’humour à revendre ; en un mot du talent à l’état pur, sans besoin du moindre artifice pour être évident. À suivre de près. Guitare virtuose pour le second (« Bravos » des pros en 2008), le Lillois Thibaud Defever qui, après la disparition prématurée de Marie-Hélène Picard avec laquelle il avait formé le duo Presque Oui (du titre d’une chanson de Mireille et Jean Nohain) poursuit sa route enchantée aux côtés désormais d’un remarquable et malicieux violoncelliste-flûtiste, Sylvain Berthe.
Presque Oui est de cette famille d’esprit dont Trenet est le géniteur. De l’art (fort difficile) de dire légèrement des choses graves. Si bien qu’on rit avec la larme à l’œil ou qu’on pleure le sourire aux lèvres. À cet égard, la première chanson de son tour de chant, non enregistrée encore, est exemplaire. L’histoire d’un couple qui pourrait vivre, ensemble, une vie pleine dans tous les sens du terme, mais qui passera peut-être à côté de tout, par indécision, par prudence égoïste… Quitte à voir vieillir sa jeunesse sans avancer pour autant dans sa vie. « Nous parlons en silence / D’une jeunesse vieille », disait Jacques Brel à Jojo, convaincus qu’ils étaient tous deux « que le monde sommeille par manque d’imprudence »…
Quoi de moins étonnant, juste à l’issue de la prestation de Thibaud et de Sylvain, de voir débouler sur scène Jo Masure, directeur du festival, et Gérard Davoust, président des fameuses et historiques éditions Raoul-Breton (Mireille et Jean Nohain justement, Charles Trenet bien sûr, Félix Leclerc, puis Aznavour, etc., jusqu’à Sanseverino aujourd’hui dont on ne souligne pas assez les qualités d’auteur, Lynda Lemay ou Agnès Bihl), pour remettre à Presque Oui le prix Raoul-Breton de la Francophonie. Créé en 1966 par la Sacem pour récompenser le travail d’un auteur ou d’un compositeur français, cette distinction a pris une dimension nouvelle en 2011 en s’ouvrant à l’ensemble des pays ayant le français en partage, via le partenariat de la Fédération des festivals de chanson francophone (FFCF). Ce sont donc en majorité les professionnels les plus connaisseurs, ceux qui font tourner les artistes dans leur élément naturel, la scène, qui ont élu Presque Oui… Et à l’unanimité, qui plus est, s’agissant du vote des directeurs de festivals ! Bravo et chapeau, Thibaud.
La veille en fin de matinée, sous le Chapitô, on avait déjà retrouvé Gérard Davoust pour une rencontre-débat sur le métier d’éditeur. Animée par Philippe Albaret, directeur du Studio des Variétés, elle a été passionnante de bout en bout, grâce à l’expérience rare de son protagoniste, à sa simplicité naturelle et à l’amour authentique de la chanson qui le caractérise. Il faut dire que l’actuel président des Éditions Raoul-Breton (et président d’honneur de la Sacem) est l’un des plus estimés professionnels du monde de la chanson dont, au fil des décennies, il a fait le tour : il fut même directeur de Philips à sa grande époque (celle de Barbara, Brassens, Brel, Nougaro…), avec une vingtaine de directeurs artistiques à ses côtés pour l’aider notamment à découvrir de nouveaux talents puis à les accompagner au mieux.
Le témoignage de Gérard Davoust – qui n’a pas manqué de déplorer le choix croissant de l’anglais par les talents actuels les plus médiatisés, félicitant au passage le festival de Montauban pour sa fidélité à sa ligne francophone – s’est poursuivi par un dialogue fort instructif et chaleureux entre lui et Agnès Bihl, sur la façon dont leur rencontre a eu lieu et sur l’aide que peut apporter un éditeur véritable dans le développement d’une carrière à laquelle il croit. Et puis Agnès, en guise de bouquet final, a interprété l’une de ses chansons, accompagnée au piano par Dorothée Daniel.
Celles-ci et deux autres dames nous avaient régalés d’une création dès le mardi soir au Théâtre (après Clément Bertrand, ses textes forts, sa tension poétique et son pianiste « génialement déjanté » en première partie), intitulée Carré de dames, mais qui pourrait tout aussi bien s’appeler « Carré d’âmes »… Imaginez le plateau : deux pianos à queue face à face, à chaque extrémité latérale de la scène, auxquels deux magnifiques musiciennes, également chanteuses à leurs heures, donnent une âme. Dorothée Daniel côté cour, Nathalie Miravette côté jardin (à moins que ça ne soit l’inverse puisqu’elles changent de piano en cours de spectacle). Tour à tour au diapason, jouant leur propre partition ou se complétant (à merveille)…
D’entrée, elles donnent le ton avec une succession de thèmes musicaux fusionnant peu à peu dans la mélodie de La Lettre à Élise d’Anne Sylvestre. Et justement, voici la grande dame qui fait son apparition pour chanter ce classique beethovien de son répertoire, bientôt rejointe à la voix et à la complicité par la fringante Agnès Bihl, de rouge et noir vêtue et toute blondeur dehors. Commence alors un fameux numéro, en solo ou en duo, où le double A de la chanson féministe, à deux générations d’écart, fait vite craquer et chavirer de bonheur le public. Heureux privilégiés du reste, ce spectacle, offert ici en avant-première, n’étant prévu pour tourner qu’à partir de l’automne prochain.
Qu’en dire en quelques mots, sinon que ce Carré de dames – dont Agnès a eu l’idée et dont Anne a trouvé le titre – résume le meilleur de ce qu’on peut espérer de l’art de la chanson : du rire et des larmes. Avec de la tendresse, forcément, et de la révolte subtile contre les injustices dont sont victimes les femmes depuis toujours (on connaît la chanson, c’est La Faute à Ève…), ces Hommes pas tout à fait comme les autres.
Les chansons d’Agnès (Treize ans, Merci maman merci papa, La plus belle c’est ma mère…) épousent parfaitement celles d’Anne (Le Mari de Maryvonne, un sommet de fantaisie subversive, etc.), au point que parfois l’assistance peut se demander laquelle des deux a signé la chanson en cours. Des chefs-d’œuvre d’Anne parsèment le fil de cette performance à quatre (les pianistes reprennent des chansons à l’unisson ou viennent brièvement suppléer les chanteuses), comme Les gens qui doutent, Un mur pour pleurer, Une sorcière comme les autres, Non tu n’as pas de nom ou cette méconnue et si originale Carcasse…
Le tout est très enlevé, dans une mise en scène théâtrale de Fred Radix où, physiquement, la sagesse tranquille de l’une contraste avec la présence virevoltante de l’autre. Mais complices et solidaires, toutes deux, au-delà du temps qui passe et toujours en français dans le texte. Carré de dames ? Carré d’âmes ? Carré d’as, pour le moins ! Jubilatoire et pas innocent ni gratuit pour un sou. Sorcières, je vous aime !
[À SUIVRE]