Une chanson qui nous rassemble
Stupéfaction et consternation, mardi 10 décembre 2013 en soirée, à l’annonce brutale de sa disparition. Émotion, chagrin... mais obligation de rendre sans délai à Jean-Louis Foulquier un peu de ce qu’il a apporté à la chanson. Devoir de mémoire. Car si celle-ci est aujourd’hui en deuil, l’homme de La Rochelle aura été, entre tous les professionnels de radio de France et de Navarre (et sans doute de l’espace francophone), celui qui a su le mieux la partager et la rendre vivante. Jusqu’au point de l’incarner. Tout simplement parce qu’il nourrissait pour elle une passion quasiment charnelle. Un amour à la vie à la mort. En deuil nous aussi, je me « limiterai » ici – qu’on m’excuse pour la longueur du sujet, tant il est difficile de faire un tri dans notre boîte à souvenirs – aux bornes essentielles de son histoire professionnelle… que recoupe forcément la nôtre, trente ans durant. L’histoire d’une chanson qui nous rassemble.
Né le 24 juin 1943 (à La Rochelle), Jean-Louis était mon aîné de six ans, mais plus que cette différence d’âge, c’est son parcours radiophonique empruntant les sentiers buissonniers, sa liberté de ton, la chaleur de sa voix et de la personnalité qu’on devinait derrière, ses choix qualitatifs et sa volonté de brasser les générations, les styles et les genres musicaux, qui justifiaient l’immense respect que d’emblée je lui ai porté… sans le connaître encore. Et son rôle de « découvreur » aussi, et comment ! Ou plutôt de passeur (personne ne découvrant jamais personne), ayant souvent été le premier, en l’invitant à l’antenne, à contribuer à l’épanouissement d’un talent en herbe, à travers une écoute et un regard tout de bienveillance. Pour cela, il faut savoir sentir les choses et ressentir les êtres avec une faculté qui n’est pas donnée à tout le monde mais semblait être l’apanage de Jean-Louis Foulquier.
La première fois que je l’ai vu… il m’a fait passer à l’antenne ! C’était en mai 1980. Un mois avant la parution du premier numéro de Paroles et Musique, « le mensuel de la chanson vivante ». Auparavant, dans les années 70 nous avions emprunté des chemins quelque peu parallèles. Lui dans la lumière tamisée d’un studio de radio, à confectionner ses émissions ; moi (avec ma chère et tendre) dans le brouhaha d’un « marbre » d’imprimerie à fabriquer des journaux. En 1974, il crée Studio de nuit à France Inter, d’abord de 3 h à 5 h du matin, puis, en raison de son succès grandissant, de minuit à 3 h. La même année, nous créons L’Union, d’abord hebdomadaire puis quotidien national du Gabon… où, à l’époque, on ne capte que très difficilement, en ondes courtes, les radios françaises. Mais à chacun de nos retours, nous écouterons avec autant de bonheur qu’assiduité les émissions de Foulquier.
Et d’abord Studio de nuit, où les chanteurs ont porte ouverte : « Sans les micros on ne se serait pas cru à la radio, me racontera Jean-Louis en avril 1981, un soir qu’il m’a invité chez lui. Il n’y avait pas de néons, seulement des lampes de chevet, un piano dans un coin, et toujours un verre pour celui qui venait… » Bernard Dimey, Caussimon et Ferré se retrouvent ensemble autour du même micro, Moustaki, Angel Parra, Vissotsky… et Leonard Cohen qui, ravi, bavarde ou chante trois heures d’affilée « quand on n’espérait son passage qu’en coup de vent ». Barbara viendra, silencieuse, accompagner Jean Musy, Brassens se déplacera trois fois ! Et Tachan, et Lama. Et Patrick Abrial, Balavoine, Yves Simon, Maurane, Renaud, Lavilliers, Souchon, Jonasz et tant d’autres comme les membres d’un petit groupe débutant qui s’appellera plus tard Téléphone : « Pour Inter, Studio de nuit était comme une pépinière de jeunes chanteurs qui n’avaient pas de place ailleurs sur les ondes. Je crois même qu’à part le Pop, aucune autre émission n’accueillait les jeunes… »
Le « Pop » ? Le Pop Club, bien sûr. L’émission phare de la station, animée quotidiennement en fin de soirée par l’un des plus grands noms de l’histoire de la radio. José Artur ! Un puits de culture doublé d’un hôte du meilleur aloi, sachant mettre ses invités à l’aise comme personne. Après être entré par la petite porte à France Inter, par le standard plus précisément, en 1965, Jean-Louis Foulquier allait d’ailleurs être affecté au service des droits d’auteur du Pop Club. Tâche peu motivante, qui consistait uniquement à relever les titres de tous les disques programmés dans l’émission, mais quelle école ! « C’était fascinant, à vingt-deux ans, de voir tout le monde défiler ! À l’époque, le Pop Club, c’était un autre ton radio, ça tranchait avec le reste, et tout le monde voulait y passer… »
En 1977, Studio de nuit s’effacera pour laisser logiquement la place à Saltimbanque. « Il fallait que ça bouge, m’expliquera Jean-Louis, ça commençait déjà à ronronner, et puis c’était crevant, cette vie ! Trois heures d’antenne en partie improvisées, avec plein de mecs qui chantaient en direct, une tension permanente, jamais couché avant cinq-six heures du matin… Fallait décompresser ! » Une meilleure tranche horaire (de 18 à 19 h), une audience considérablement accrue, la participation du public, et du direct intégral. « Ça tournait super rond. Grâce à notre préparation, bien sûr [la mise en place et les balances avec le Grand Orchestre du Splendid, l’émission en “blanc” l’après-midi puis le direct], mais surtout aux chanteurs qui donnaient le maximum d’eux-mêmes parce qu’ils sentaient bien qu’à Saltimbanque on avait le respect de l’artiste, qu’on ne se moquait pas d’eux, qu’on les aimait […] et on ne peut pas dire que c’était pour le cachet [rire] ! » Foulquier consacra notamment une « spéciale » à Leny Escudero, donnant à celui-ci l’occasion de chanter pour la première fois sur les ondes Le Cancre et Fils d’assassin, des chansons aussi « dérangeantes » que totalement étrangères au sacro-saint format radio limitant les chansons à trois minutes.
En 1978, le contrat du Grand Orchestre du Splendid (qui avait apporté une coloration irremplaçable à Saltimbanque) arrivant à échéance, Jean-Louis décide de marquer une pause, après dix-huit mois vécus à un rythme d’enfer. Mais en fait de pause, il s’offre simplement une nouvelle émission « à la formule plus détendue ». En l’occurrence Bain de minuit (« On avait choisi ce titre à cause de l’horaire, de minuit à une heure, et parce qu’elle démarrait en juin ») qui voit le jour un lundi… alors que la dernière de Saltimbanque a eu lieu le vendredi précédent ! Pour la première fois, ça n’est pas une émission spécifique de chanson, mais d’ordre plutôt socioculturel : on y passe des disques bien sûr, « mais les invités n’étaient pas des chanteurs, mais des gens venant de tous horizons pour parler de leur métier, de leurs passions. »
Rétrospectivement, on peut dire que Bain de minuit aura été la préfiguration de Y a d’la chanson dans l’air, dont le titre et le générique musical s’inspirent de la chanson d’Alain Souchon (et Laurent Voulzy) Y a d’la rumba dans l’air. L’émission naît pile un an plus tard, en juin 1979, avec des invités chaque jour, de 18 à 19 h, des infos professionnelles et la collaboration à l’antenne d’une sympathique Anglaise à l’accent prononcé, Carole Pfeiffer. À l’origine, la direction voulait simplement une émission musicale pour l’été, pour faire le pendant, aux mêmes horaires, des hit-parades des radios qu’on dit alors périphériques. « Moi, m’avouera Jean-Louis, la perspective de passer Sheila, c’était pas franchement la joie [rire] ! Alors, on a décidé de mettre le paquet, durant deux mois, sur tous les jeunes qu’on aimait bien à Inter. C’est comme ça que Y a d’la chanson dans l’air a pris forme. Ce qu’on n’avait pas imaginé, c’était le succès que connaîtrait ensuite l’émission. La preuve, c’est que j’ai continué à animer Bain de minuit tout l’été ! »
Cette fois en effet, Foulquier a trouvé son graal et la chanson son organe vital de respiration. C’est parti pour trois décennies de bons et loyaux services chez France Inter au cours desquelles son émission changera de nom et d’horaires, et même, à la fin, de périodicité, passant de quotidienne à hebdomadaire : Les Copains d’abord, Pollen… Sans oublier TTC (Tous talents confondus) dans les années 90, un module quotidien de cinq minutes avant le journal de 13 h pour présenter de jeunes artistes. Dès septembre 1979, Y a d’la chanson dans l’air est diffusée entre 22 et 23 h, juste avant le Pop Club. Une bonne tranche horaire, pour sa programmation : « Ça me permet de passer des chanteurs qui ne seraient peut-être pas assez solides encore pour être programmés plus tôt, et que personne d’autre, d’ailleurs, ne programme… »
Tous ces propos et bien d’autres, je l’ai dit, Jean-Louis Foulquier me les tiendra chez lui, à Paris, au printemps 1981. Des souvenirs et commentaires enregistrés en vue d’un grand article à paraître dans Paroles et Musique. Un remake de l’arroseur arrosé ! D’autant plus apprécié par l’intéressé (et par nous, pardi !) qu’à cette époque il n’a guère l’occasion d’être lui-même à l’honneur dans la presse… Il faut dire que nous avons trouvé dans son émission le complément idéal du magazine mensuel que nous avons lancé un an plus tôt pour donner à la chanson francophone le support écrit qui lui faisait alors dramatiquement défaut. C’est pour nous l’émission de référence à promouvoir et à soutenir par excellence.
Nous l’avons découverte avec enthousiasme quasiment à sa création, en juillet 1979, à l’occasion d’un retour ponctuel en France alors que nous vivons désormais dans la Corne de l’Afrique. Ce mois-là Y a d’la chanson dans l’air… et sur scène, puisque nous fréquentons tous les soirs ou presque le formidable festival proposé par la Compagnie Renaud-Barrault au Théâtre d’Orsay : Graeme Allwright, Aram, Guy Béart, Leny Escudero, Paco Ibañez, Gilbert Laffaille, Claude Nougaro, Henri Tachan et autres Quilapayun sont à l’affiche. Autant de circonstances « aggravantes » pour conforter notre projet de « retour au pays » : notre décision est prise. On n’échappe pas à son destin… surtout quand c’est le principe d’imprudence cher au Grand Jacques qui vous guide.
Fin 79-début 80. Depuis les rives de la mer Rouge, nous écrivons aux artistes que nous imaginons à l’affiche des premiers numéros pour leur annoncer déjà la création future de Paroles et Musique. Barbara, Béart, Brassens, Ferrat, Ferré, Nougaro, Perret, Sylvestre, Tachan… Certains nous répondent, d’autres pas. Nous tablons sur le 15 juin pour la sortie du magazine et seulement début septembre pour lancer la périodicité mensuelle, afin de nous donner la possibilité de promouvoir le titre durant une partie de l’été. Parmi nos correspondants, la chanteuse franc-comtoise Claire, grand prix Charles-Cros 1976, dont le cinquième album tout juste paru (Sortilège ou vérité, Les Passerelles de l’hiver…) nous a particulièrement séduits. Début mai, à notre retour définitif dans l’Hexagone, Claire nous invite aussitôt chez elle, à Besançon, pour réaliser l’interview prévue au sommaire du premier numéro. « Si cela vous convient, vous pourrez rester dormir sur place car le soir Jean-Louis Foulquier vient faire un spécial Y a d’la chanson dans l’air à la maison ! »
Voilà comment, où et quand nous avons rencontré Jean-Louis. Grâce à Claire, en mai 1980, à Besançon. Dans une grande pièce, la chanteuse a installé une scène où elle va se produire en direct avec ses musiciens, près de la table où Foulquier et Carole sont installés, face à face, chacun avec son micro. À la réalisation, Adèle – collaboratrice de longue date et pour longtemps encore de Jean-Louis. Arrivé dans l’après-midi avec sa petite équipe, l’animateur s’est montré aussitôt intéressé par notre projet de journal. Impressionnant physiquement (et quelle gueule de cinéma !), mais l’art de vous mettre aussitôt à l’aise… « D’ailleurs, m’annonce-t-il sans ambages, vous pourrez en dire un mot ce soir… » Je n’en crois pas mes oreilles ! Pourtant, à un moment, en plein direct, il me fait signe de m’asseoir à la table entre Carole et lui, et me tend le micro pour informer les auditeurs d’Inter de la parution prochaine de Paroles et Musique…
Ce n’est pas tout : après l’émission, il vient nous trouver, Mauricette et moi : « Dès que vous aurez le numéro entre les mains, appelez-moi et on en parlera à l’antenne. » Chante toujours, tu m’intéresses !? En attendant de voir, la nuit, déjà, sera longue et mouvementée, prolongée dans un cabaret de Besançon où se produit Gilles Dreu, qui a connu un beau succès au milieu des années 60 (ayant écouté l’émission en direct, il a téléphoné pour nous inviter à son concert). Son heure de passage est inhabituellement tardive, c’est tant mieux mais c’est curieux… On comprendra pourquoi en arrivant sur les lieux à l’éclairage tamisé, aux tentures de velours rouge et à l’accueil assuré par des demoiselles fort accortes. Nous sommes confortablement assis, Jean-Louis, Adèle, Carole, Mauricette et moi dans des canapés profonds. Champagne pour tout le monde ! Arrive Gilles Dreu qui chante seul à la guitare. Deux parties sont prévues. Rien à dire, ça tourne rond. « Alouette, alouette / Je te comprends bien / Moi aussi j’ai en tête / Beaucoup de chagrin… » Mais à l’entracte, surprise, il y tout à voir, car le cabaret en question fait aussi dans le strip-tease ! « Ça ne s'invente pas », comme disait mon cher Frédéric Dard dans un de ses San-Antonio... Et puis Gilles Dreu, en vrai pro, impeccable, reprend son récital, l’air de rien. Grandeur et décadence du métier de chanteur, petites misères inconnues du grand public… Pourquoi Bon Dieu ?...
À la mi-juin, enfin, nous voilà chez l’imprimeur, dans les Yvelines, où les feuilles du premier numéro de Paroles et Musique sortent des presses. Il reste encore à le façonner et à le brocher, c’est au planning du lendemain. Mais pourquoi attendre davantage pour appeler Foulquier ? Il a bien insisté... « Allô France Inter ? Le bureau de Jean-Louis Foulquier, s’il vous plaît… » Une voix féminine nous répond. « Attendez, je lui demande… » On patiente un peu et… : « Vous pouvez passer le voir avant l’émission, Jean-Louis aura un peu de temps pour découvrir le journal. » C’est tout. Rien de plus, mais rien de moins. Pliage à la main, trois coups de massicot… et nous sommes en possession d’un exemplaire à peu près convenable, quoique pas même agrafé. Au sommaire : Anne Sylvestre, Paco Ibañez, Annkrist, Jacques Bertin, Michel Bühler… et la rencontre avec Claire illustrée notamment d’une photo prise pendant l’émission à Besançon, une bouteille et des verres de whisky bien en évidence, Jean-Louis un micro dans une main, une clope dans l’autre.
Quelques heures plus tard, nous arrivons à la Maison de la Radio. Foulquier nous reçoit aussitôt et se met à feuilleter le numéro. Il est le premier – en dehors de nous deux et du personnel de l’imprimerie – à découvrir Paroles et Musique. Vous imaginez notre état pendant qu’il tourne silencieusement les pages… Mais très vite, on voit bien, à des petits signes, qu’il accroche, que ça lui plaît. Il lit attentivement mon édito, « Un cri dans le silence », l’article sur Claire l’interpelle… et il est content de découvrir « la » photo. Enfin, il referme le journal. « Bravo. C’est très bien. On fait l’émission. » Texto. Une heure après – c’était seulement la deuxième fois qu’on se rencontrait –, j’étais en direct à l’antenne avec lui (et Carole) entre 22 et 23 heures !
Inutile de dire que cette émission – Jean-Louis ne se privant pas de donner l’adresse du journal pour inciter aux abonnements – marquera d’une pierre blanche le lancement de Paroles et Musique, périodique indépendant et sans budget aucun de promotion, autre que celui réservé à des mailings ciblés. C’était à la mi-juin 1980, et c’était « chez Foulquier » et nulle part ailleurs. Jamais nous n’avons oublié et n’oublierons ce coup de pouce. Trente ans plus tard, nous aurons même la joie de le rappeler publiquement, pour le remercier encore une fois. C’était à Montmartre, le mercredi 29 septembre 2010, à l’occasion d’une petite fête organisée aux Trois Baudets où nous recevions quelques dizaines d’amis artistes, professionnels et journalistes de la plume et du micro, au premier rang desquels Jean-Michel Boris, qui officiait comme maître de cérémonie, Jean-Louis et son épouse Catherine venus spécialement de leur île de Ré. Lui en rupture de ban de France Inter depuis l’été 2008 et nous de nos « Cahiers de la chanson » depuis l’été 2009…
Des occasions de rencontres entre nous et des invitations respectives, il y en aura quantité d’autres en trente ans. Pour ses différentes émissions, pour Paroles et Musique puis Chorus dont il sera pendant dix ans, entre 1992 et 2002, membre du Comité éditorial (présidé par Jean-Michel Boris) aux côtés d’autres directeurs des principaux festivals représentatifs de l’Espace francophone. Histoire de marquer le profond ancrage de la revue dans la francophonie (comme c’était déjà le cas de Paroles et Musique) et, bien sûr, parce que Jean-Louis avait inventé en 1985 les Francofolies. Pour démontrer, quant à lui, qu’on pouvait très bien organiser avec succès un grand festival rien qu’avec des chanteurs francophones.
Deux souvenirs particulièrement vifs d’événements vécus à La Rochelle : la Fête à Léo Ferré, l’artiste de prédilection de Foulquier, en 1987, et les adieux de ce dernier aux Francofolies en 2004, lors d’une soirée qui compta sur la participation de nombreux artistes et dont Jean-Jacques Goldman fut (très exceptionnellement) l’artisan. Deux moments immenses, en émotion comme en qualité. Et puis un souvenir plus personnel, au sentiment cette fois mitigé car l’un de mes deux plus grands regrets d’éditeur et le bonheur à la fois d’avoir contribué à son existence : je veux parler de l’autobiographie de Jean-Louis, Au large de la nuit, coécrite avec Didier Varrod et parue chez Denoël en octobre 1990… alors qu’elle aurait dû sortir chez Hidalgo Éditeur. En 1988, en effet, Jean-Louis m’avait donné son accord pour ce livre de souvenirs que j’estimais indispensable, auquel je tenais beaucoup... et dont je suivrais dès lors l’évolution jusqu’à son terme.
C’était compter sans la disparition de Paroles et Musique qui, entre autres dégâts collatéraux, nous obligea à rechercher un coéditeur capable d’assurer une bonne diffusion de l’ouvrage. Et ledit coéditeur, finalement, nous refusa le manuscrit de Jean-Louis (ainsi que celui du directeur artistique Claude Dejacques, Piégée, la chanson… ?, qui aurait dû également être édité sur notre label). D’un commun accord (mais la mort dans l’âme en ce qui me concerne), Jean-Louis et Didier se mirent alors en quête d’un autre éditeur... Plus que jamais, aujourd’hui, ce beau livre reste une borne primordiale pour la mémoire de notre ami.
Autres bornes à relever ici. D’abord le premier et le dernier article que nous aurons consacrés à Jean-Louis. Un quart de siècle les sépare. Le premier fut donc celui pour lequel j’avais recueilli les propos dont j’ai cité des extraits ci-dessus et qui parut dans le numéro 10 de Paroles et Musique daté du joli mois de mai 1981. D’emblée, je relevais « le secret de la réussite de Foulquier : sans doute son refus forcené de tous les ghettos ». Et Jean-Louis d’embrayer là-dessus : « Je voudrais qu’on efface toutes les étiquettes. Le rock, la rive gauche, la nouvelle chanson française… c’est avant tout de la chanson ! C’est avec ces étiquettes qu’on provoque des conflits et qu’on crée des ghettos. J’estime qu’on peut très bien programmer Bashung, Téléphone et Vasca dans la même émission ; moi, ça ne me dérange pas, au contraire. S’enfermer dans un ghetto, c’est se trouver très vite devant un blocage ; se contenter de suivre la mode, c’est se résoudre à ne passer que Bashung et Téléphone, et plus jamais Vasca. Or, je suis persuadé qu’il y a plein de gens comme moi qui en ont marre des petites cases et qui aiment des tas de trucs différents dans la chanson… »
La raison de cet éclectisme dans les goûts et les choix de notre homme – une philosophie que nous mettrons nous-mêmes en pratique toute notre vie –, c’est dans son adolescence qu’il fallait la chercher : « Avant de découvrir vraiment la chanson, à 13-14 ans, j’étais surtout branché sur les groupes de rock, Elvis Presley et compagnie ; mais aussi, tu vas rigoler, sur Dalida ! C’est peut-être risible, mais en même temps, ça explique, je crois, cette espèce d’ouverture que j’estime indispensable et dont certains me font le reproche en m’accusant de “manquer de rigueur”. En fait, je pense tout simplement qu’on peut très bien et admirer Vasca et n’avoir pas honte de fredonner une chansonnette, même si elle ne porte pas un grand message… »
Le croirez-vous ? À la parution de cet article, un abonné nous téléphonera, furieux que l’on ait donné une telle tribune à « un homme de droite, gaulliste revendiqué » ! J’entendais ma moitié, stupéfaite mais diplomate, essayer – mais en vain – de le raisonner. Gaulliste et alors ? L’auteur brocardant Mon général, Léo Ferré himself, n’était-il pas l’ami et l’icône de Foulquier ? Et tous ces artistes invités dans son émission et quasiment nulle part ailleurs, les Renaud, Ribeiro, Souchon, Tachan, Lavilliers, Magny, Le Forestier, Higelin, Escudero, Sanson, Jonasz, Béranger seraient-ils des suppôts masqués de la droite la moins fréquentable ? Etc. Finalement, à bout de patience devant tant de mauvaise foi, je l’entendrai se lâcher quand son interlocuteur, croyant l’intimider, brandira la menace de son « désabonnement » (l’arme fatale quand on a en charge un journal n’ayant d’autres ressources que sa diffusion) : « Ne prenez pas cette peine, nous allons suspendre votre abonnement et même vous le rembourser, ce ne sera pas une grosse perte, ni pour Paroles et Musique ni pour la chanson ! » Ce n’était qu’une seule et unique réaction, émanant d’un de ces individus qui ne voyaient dans la chanson qu’une arme politique, et pourtant jamais nous n’en parlerons à Jean-Louis. À quoi bon ? Un seul reproche injustifié atteint les êtres sensibles (même s’ils le cachent sous des dehors bourrus) plus que mille commentaires enthousiastes…
C’est Jean Théfaine qui signa notre dernier sujet d’importance sur (et avec) lui, dans le numéro (54) de l’hiver 2005-2006 de Chorus, bourré de confidences et de photos avec Ferré, Brassens, Léotard, Leprest, Souchon et Voulzy… Il y évoquait Bernard Dimey, l’auteur immortel de Syracuse, de Mémère et autres somptuosités de la chanson comme Adieu pour un artiste, qu’il avait« beaucoup côtoyé à Montmartre », et citait, entre autres temps forts vécus dans sa carrière, la Fête à Léo, à La Rochelle, avec un orchestre symphonique (« Pfff, il y en a tellement… Mais si je devais n’en garder qu’un, ce serait peut-être celui-là… »). Et puis, et surtout, Jean-Louis faisait un sort sans appel à l’étiquette de « découvreur » : « Dans ma profession, beaucoup de gens se présentent comme tels. Moi je le répète à qui veut bien l’entendre : je ne découvre rien. Je ne suis qu’un trait d’union entre des artistes qui existent déjà et des gens qui sont à l’écoute. J’ai bien sûr des coups de cœur, des choses que je préfère à d’autres, sur lesquelles je vais insister un peu plus, mais surtout je me suis toujours dit : si ça me touche, il y a, de l’autre côté du poste, des gens que ça va obligatoirement toucher. C’est aussi simple que ça. »
Aussi simple… ? Pas autant qu’il le paraît. Encore faut-il avoir le talent de transmettre les bonnes vibrations. Le don de persuasion, le ton qui ne trompe pas et fait que, « de l’autre côté du poste », l’auditeur va vous prendre au mot et même vous faire confiance en matière de découvertes. Il faut dire que Jean-Louis savait de quoi il parlait, s’étant lui-même, jeune homme, rêvé en chanteur. Fait notable, en juillet 1970, après avoir débuté sur les planches dans les cabarets de Montmartre (où il rencontre Dimey, Caussimon, Mouloudji, Lama, etc.), et alors qu’il travaille déjà à la radio, il représente la France au Festival de Spa ! « La trouille de ma vie ! m’avouera-t-il. Dix-huit musiciens, un praticable qui faisait quinze mètres avant d’arriver sur la scène, ce soir-là j’ai bien cru que je ne parviendrais jamais au bout. Et puis j’ai chanté, ça n’a pas fait de miracles, [rire] mais ça m’a tout de même permis de trouver un producteur et d’enregistrer quelques 45 tours. » Il en sortira un autre encore en 1981, un 2-titres dont La Rochelle (David McNeil/Jean-Pierre Huser), qui restera sans lendemain jusqu’à ce CD de 1993 où il interprète, plutôt en parlé-chanté, des chansons écrites et composées sur mesure par ses amis Allain Leprest et Romain Didier.
J’en rendrai compte dans une pleine page du Chorus de l’automne 1993 (dont la rubrique s’ouvrait sur la chronique de C’est déjà ça, de Souchon…) : « Comme il existe des hommes de lettres, Jean-Louis Foulquier, lui, est un homme de parole(s) : sa voix, grave, chaude et toujours complice, n’y est pas pour rien. La radio, où il excelle au quotidien depuis une vingtaine d’années, prend chez lui des allures d’exutoire quand on sait qu’il aurait pu mener tout aussi bien une carrière de comédien, voire de chanteur… » L’article, mettant également l’accent sur les « textes extraordinaires d’Allain Leprest, l’un de nos grands auteurs actuels, mariés amoureusement aux mélodies de Romain Didier » (écoutez donc To See the Sea… ici, ou voyez Tout c’qu’est dégueulasse porte un joli nom), s’achevait ainsi : « Au total, un album “vécu”, avec le cœur et le ventre, à l’image de la chanson que l’homme de Pollen affectionne à la ville comme à la scène. De la tendresse, de l’émotion, des coups de blues ou de colère… Si les confrères de Foulquier ne diffusent pas ces chansons, n’en cherchez pas ailleurs la raison : ce seront rien que des jaloux ! »
Deux souvenirs radiophoniques encore, partagés avec Jean-Louis. L’un est une invitation commune au Pop Club. Cela se passait au Fouquet’s où José Artur tenait salon et, surtout, tenait bon le micro avec la faconde, la culture et l’humour que l’on sait. Jean-Louis, peu disert en revanche (peut-être un reste de la période où, payé seulement pour noter les chansons diffusées dans l’émission, il apprenait le métier, admiratif, à son écoute), me laissa l’essentiel du temps de parole… que José voulut bien nous laisser. « Alors là, chapeau, mon bonhomme ! me félicitera Jean-Louis à la sortie du Fouquet’s. Tu t’es débrouillé comme un chef, t’as réussi à tenir le crachoir autant que lui ! En général, on n’arrive pas à en placer une ! » J’en rigole encore en revoyant mon Foulquier aimablement bluffé…
Dernier souvenir personnel, celui bien sûr de ma toute dernière émission avec Jean-Louis. Un tête à tête aussi long qu’il fut chaleureux ; je ne me souviens plus exactement de la durée, mais une chose est sûre : ce soir-là, Jean-Louis Foulquier, qui savait que Chorus traversait une zone de turbulences, me déroula le tapis rouge. Rien qu’à l’évocation de cet ultime dialogue radiophonique, l’émotion m’étreint. Pour la petite histoire (et les futurs historiens de la chanson, qui sait ?), cette émission eut lieu vendredi 12 octobre 2007. Un an plus tard, la grille de France Inter brillerait par l’absence (criante) de Jean-Louis…
Dès lors, il se consacra pour l’essentiel – s’étant délibérément retiré de ses Francofolies en 2004 – à faire (très bien) l’acteur, au théâtre, à la télé et au cinéma, s’adonnant aussi à la peinture chez lui, en Vendée, entre deux tournages ou deux rôles, exposant à l’occasion. Couleurs vives et franches. Comme le regard, toujours droit devant, mais chaque fois plus teinté d’une touche de mélancolie ; à force de biffer des noms d’amis du carnet d’adresses…
La plus belle preuve, peut-être, de la confiance que Jean-Louis nous accordait ? Cela remonte à la fin de l’été 2008, juste après son départ de France Inter. Officiellement un départ « à la retraite ». Foulquier ? 65 ans le 24 juin : atteint par la limite d’âge… Allons donc ! La réalité fut autrement plus triste et pas très jojo… Très moche, même. Une éviction pure et simple, sous la présidence (à Radio France) de Jean-Paul Cluzel. Ce jour-là, Jean-Louis nous prit à part, tous les deux, pour nous détailler spontanément les tenants et aboutissants de ce brusque et brutal « remerciement ». Nous n’en avons jamais parlé à personne et ne le ferons peut-être jamais, mais bien d’autres que nous sont pareillement dans la confidence.
Je préfère rester sur l’hommage que « sa » station lui a consacré ce mercredi 11 entre 20 h et 23 h – sans dire un mot, il est vrai, des circonstances de son départ malgré quarante-trois ans de bons et loyaux services. Trois plombes d’affilée, format Studio de nuit ! Avec des documents d’archives et des témoignages émus de nombreux artistes (Aubert, Goldman, Higelin, Juliette, Lavilliers, Abd al Malik, Thiéfaine, Tryo, etc.) pour dire, tous et toutes, combien ils lui étaient redevables. Émission présentée par Didier Varrod et préparée par la fidèle Pauline Chauvet, l’assistante aussi discrète que compétente, des lustres durant, du Monsieur Chanson maison. Samedi dernier, confia-t-elle à l’antenne en fin d’émission (pour ce qui était peut-être sa première intervention face au micro), elle était avec lui : il venait d’écouter La prochaine fois je vous le chanterai, l’émission hebdomadaire de Philippe Meyer qui lui avait tiré un beau coup de chapeau, dans le cadre des 50 ans de France Inter. Et Pauline de confier ce commentaire de Jean-Louis : « Je suis heureux, j’ai eu droit à un mot de remerciement. Tu diras aux artistes que je les aime et que je vais me battre… »
Un jour que nous étions chez Jean-Roger Caussimon (que Jean-Louis aimait beaucoup aussi) et que nous évoquions la disparition récente de Brassens et celle de Brel à propos duquel il avait écrit une magnifique chanson, Le Voilier de Jacques (« Il ne faut pas aimer “bien” ou “un peu” / Et à tout prendre / Mieux vaut ne pas aimer du tout / Il faut aimer de tout son cœur / Et sans attendre / Dire “Je t’aime” à ceux qu’on aime / Avant qu’ils ne soient loin de nous… »), il nous déclara ceci : « La chanson est une chaîne sans fin dont nous ne sommes, tous, que d’humbles maillons... » Une chaîne sans fin : certes, et c’est la meilleure réponse à apporter à la chronique récurrente de « la mort annoncée de la chanson » après chaque envol d’un de ses héros (ou hérauts, dont l’une des fonctions était la transmission…), la chanson n’ayant pas moins d’avenir que de passé ou de présent.
En revanche, pour le second terme de la phrase de l’auteur de Ne chantez pas la mort, sur l’égale modestie des maillons de la chaîne, comment se retenir d’y apporter un petit bémol ? Il me semble en effet que parmi les composants de celle-ci, « humbles maillons » ou simples rouages constitutifs de son mécanisme de transmission dans l’espace et le temps, il en est de plus brillants et/ou indispensables que d’autres. Jean-Louis Foulquier n’en était-il pas – n’en restera-t-il pas – la preuve... vivante ?
Salut à toi, le saltimbanque ! Salaud, aussi, mon Captain ! Car ton départ nous ampute peu ou prou d’une partie de nous-mêmes, tous autant que nous sommes qui attendions chaque jour ou chaque semaine de notre vie la fin de ton générique pour retrouver ta voix de rocaille, si chaleureuse et fraternelle… En plus, toi qui incarnais si bien la chanson francophone, quelle idée d’filer ainsi à l’anglaise !
_________
PS. Je tiens à formuler ici notre gratitude à José Artur, le pionnier de la radio libre (au sens propre), et à Claude Villers (Marche ou rêve, Pas de panique, Les Flagrants Délires…), magiciens et enchanteurs du micro, toujours accessibles et passeurs du meilleur de la culture populaire. Avec Jean-Louis Foulquier, vous resterez pour beaucoup d’entre nous les trois Mousquetaires de la grande époque de France Inter… Et merci à Francis Vernhet, auteur de presque toutes les photos de ce sujet, y compris celles qui ne sont pas signées (avec Léo en 1987 et sur la grande scène des Francos en 2004), et complice lui aussi de longue date de Jean-Louis.