La voix du peuple catalan
Ironie du destin : le 16 février, alors que j’écrivais mon hommage à Trenet, père de la chanson française moderne et chantre francophone de la Catalogne, pour commémorer les dix ans de sa disparition, Jordi Barre nous quittait pour le rejoindre sur sa route enchantée. Jordi qui ? Jordi Barre : la voix, l’âme, l’incarnation du peuple catalan de ce côté-ci des Pyrénées. On n’en a pas parlé au plan national ? Pourtant, l’émotion, au plan régional, n’a pas été moindre que celle ressentie par la France entière à la mort de Trenet, ou plus récemment à celle de Ferrat.
C’est mon ami Bernard, catalan d’adoption bien au fait de mon histoire familiale complexe avec cette terre (voir « Cali à bras-le-cœur »), qui m’a alerté à plusieurs centaines de kilomètres de distance : « Jordi Barre est mort, et ici, en Languedoc-Roussillon, l’émotion est à son comble ! Ce qui se passe est incroyable… » Je connaissais de réputation ce chanteur français qui, après avoir vécu une première carrière à la grande époque des bals (sous le nom de Georges Barre), s’était réapproprié la langue catalane pour se faire spontanément le chantre de tout un peuple en quête d’identité. Mais je n’imaginais pas l’importance qu’il avait pu prendre au fil du temps (il avait 90 ans et avait encore donné pour l’occasion un concert mémorable en mai dernier) dans cette région qu’il n’a jamais voulu quitter, sauf ponctuellement, pour aller chanter à l’Olympia (en 1983), dans la péninsule ibérique, en Grande-Bretagne ou encore au Japon.
Sur les conseils de mon ami de Saint-Génis-des-Fontaines, grande bourgade proche d’Argelès-sur-Mer où naquit Jordi Barre le 7 avril 1920, je me suis branché aussitôt sur France Bleu Roussillon, la station régionale de Radio France, et n’en ai pas cru mes oreilles : trois jours durant, les habitants de Catalogne Nord, de toutes générations, n’ont cessé d’appeler pour exprimer leur peine, dire leur admiration et remercier ce « grand monsieur » dont tout un chacun, au-delà de ses qualités artistiques, a mis l’accent sur la gentillesse, la simplicité et le sens de la fraternité. Sur son humilité aussi et sa disponibilité, toujours prêt à soutenir des causes culturelles ou humanitaires. Trois jours durant, bouleversant ses programmes de fond en comble, l’antenne de France Bleu Roussillon a été ouverte à ses auditeurs. L’équivalent d’un deuil national. Comme une soupape nécessaire à évacuer un trop-plein de chagrin. Une déferlante d’émotion comme seul un chanteur venu du peuple, chantant pour le peuple, mais surtout l’incarnant dans sa totalité (ce qui est rarissime), peut engendrer.
Comme quoi il n’y a nul besoin d’être une star à l’échelle planétaire pour changer la vie des gens. Car le doute, à l’écoute des centaines de témoignages diffusés en direct, n’était pas permis : avec ses chansons, Jordi a fait partie de façon intime de la vie des Catalans, il les a accompagnés voire guidés comme un grand frère, un père ou un grand-père toujours à l’écoute, et cela pendant plusieurs décennies. Il a changé leur vie en leur faisant prendre conscience de l’importance des racines, sans connotation péjorativement communautaire, sans aucune forme de repli, montrant au contraire que leur quête était de nature universelle, utile à l’enrichissement général. Comme quoi, leçon à méditer, on peut être prophète en ses terres (et se satisfaire de l’être) et quasiment inconnu ailleurs.
Je vous l’assure, vous qui ne connaissez pas Jordi, qui peut-être même n’avez jamais entendu prononcer son nom, le choc causé par sa disparition n’a pas été ressenti moins douloureusement ni de façon moins expansive, par ceux et celles qui ont eu le bonheur de le connaître, qu’après celles de Trenet ou de Ferrat. D’ailleurs, le jour de ses obsèques, samedi… 19 février (jour des dix ans de la mort de Trenet), ils étaient tous là à s’entasser dans la cathédrale de Perpignan et dans la place attenante, archicomble, et jusque dans les rues des alentours. Le peuple catalan et tous ses élus : le président de la Région Languedoc-Roussillon, le président du Conseil général et ses conseillers généraux, les trois députés, le maire de Perpignan et ses conseillers municipaux, le président de l’agglomération… Quantité d’anonymes et puis Cali qui l’admirait énormément (c’était son « idole de jeunesse ») et le connaissait bien : il avait encore chanté avec lui, l’an dernier, la chanson que Jordi lui avait demandé d’enregistrer en duo, Quan el dia per fi tornara (Quand le jour enfin renaîtra), pour ce qui restera le dernier des quelque vingt albums de l’artiste en l’espace de trente ans.
Le lendemain, le journal régional, L’Indépendant, qui a consacré trois jours d’affilée nombre d’articles et de témoignages à son sujet, titrait en Une sur une photo pleine page de foule prise aux obsèques : « L’Adieu du peuple catalan ». Personne, « pour rien au monde, écrit le journal, n’aurait voulu manquer l’hommage à un homme qui n’a jamais voulu entrer dans la vie politique – “Je n’avais ni l’envie, ni le profil ni la carrure”, nous avait-il glissé lors de ses 90 ans. » Tout un peuple, toutes générations confondues, je le répète (j’ai entendu aussi de jeunes enfants dire leur tristesse sur les ondes et même chanter des extraits de ses chansons ; il est vrai, comme on le voit dans la vidéo qui retrace le parcours de l’artiste, que celui-ci allait régulièrement chanter dans les écoles et enchanter les écoliers… qui ne voulaient plus le laisser partir !), et toutes classes sociales confondues. « Même le Canigou, notait le quotidien régional, même lui, scintillait de la tête jusqu’aux pieds. Comme s’il avait voulu pleurer aussi, le grand roc, la perte de son chantre amoureux… » Même la grande équipe de rugby locale, l’Usap, dont Jordi était un fervent supporter, a prévu le week-end prochain pour son match à domicile, de rendre hommage à ce chanteur « à l’humilité légendaire ».
Comme le disait son biographe dans cette vidéo, Jordi Barre « n’est ni un chanteur populiste ni un chanteur cérébral, c’est un chanteur cordial ». L’émotion qu’il dispensait sur scène, cœur offert, grand ouvert, à son public, était si profonde qu’il la ressentait lui-même, au point de laisser couler parfois ses larmes. Comme Trenet chantant Vrai vrai vrai, dont une grande part du succès et surtout de l’estime que lui portaient les gens tenait à sa vérité, à sa sincérité, Jordi Barre touchait le peuple catalan par son authenticité. Dans la même vidéo, il parle du courant qui passe entre la population et lui. « Comment il passe ? s’interroge-t-il. Le courant passe parce que je suis vrai, je répète ça sans arrêt, parce que je suis vrai… »
Les nord-Catalans, comme ils se définissent, ne s’y sont pas trompés. Ceux du Sud non plus, d’ailleurs, qui ont reconnu en Jordi Barre un alter ego de Lluís Llach en-deçà des Pyrénées. En 1992, il reçoit des mains de Jordi Pujol, président de la Generalitat de Catalogne (le gouvernement autonome installé à Barcelone) la Creu de Sant Jordi (Croix de saint Georges), distinction créée dans le but d’« honorer les personnes ou les institutions qui, par leurs mérites, ont prêté des services exceptionnels à la Catalogne dans la défense de son identité ou, plus généralement, sur le plan civique et culturel » (il recevra aussi, chez nous, les insignes de l’ordre du Mérite national). Et ce 19 février 2011, le ministre de la Culture de la Generalitat, Ferran Mascarell, a fait part de sa profonde tristesse, rappelant « la grande contribution en faveur de la langue catalane de ce pionnier de la “nova canço” en Catalogne Nord ».
Après la bénédiction à la cathédrale, alors que le drapeau catalan du Castillet de Perpignan (en quelque sorte l’équivalent symbolique de l’Hôtel de Ville de Paris ou de la tour Eiffel) était en berne, la sortie de sa dépouille fut saluée par des salves nourries d’applaudissements. « Le silence forcé dans lequel est plongé le peuple catalan depuis quelques jours, souligne L’Indépendant, que viendront briser ces applaudissements frénétiques, n’en est donc que plus assourdissant. “Si m’en vaig d’aquest mon…” (Si je m’en vais de ce monde)… Reste cette voix qui résonne en chacun et qui continuera longtemps à murmurer à l’oreille des Catalans. » Sa voix ? « Une patine ronde, chaude, qui pouvait prendre toutes les couleurs de la musique, a témoigné son ami metteur en scène Jean-Pierre Lacombe ; le fruit d’un travail, mais aussi une tessiture exceptionnelle, une voix qui prenait aux tripes, qui séduisait ». Une voix profonde, un timbre grave où, selon Jean-Michel Collet, « courent l’eau fraîche des torrents, la rocaille des collines, le bleu de la mer et la folie de la tramontane ».
Car Jordi était toujours sur le pont, toujours curieux du talent des autres et particulièrement à l’affût des jeunes générations. À l’approche de ses 90 ans, il enregistrait encore un duo avec le comédien Tchéky Karyo, un autre en catalan avec Cali et même, en 2010, un titre en français et en catalan avec l’excellent rappeur régional R-Can, symbole du Décloisonnement intergénérationnel qu’il défendait et qui explique sans aucun doute la portée exceptionnelle de son chant sur l’ensemble du pays nord-catalan. Écoutez et voyez cette vidéo au message émouvant : « Viens, viens, tenons-nous la main / Viens, entre dans notre ronde / C’est la danse la plus vieille du monde / C’est le creuset de notre force / Chaque musique est un chant d’amour / D’amour et de partage entre générations… »
Paris n’est pas la France, les Français ne sont pas tous parisiens, disais-je à propos du concert de soutien au peuple d’Haïti donné l’an dernier à Perpignan par les artistes de la région, Cali en tête (voir « Mille cœurs debout »). On l’a vérifié encore une fois, et une fois encore en Catalogne nord. La centralisation médiatique est une plaie absolue qui nie de tels talents. Point de salut (artistique) hors du parisianisme : si tu ne vas pas à Paris comme jadis l’ont fait, passage obligé, les futurs grands de la chanson française (et même francophone : voir Brel et a fortiori Leclerc), Paris n’ira pas à toi ! Le malheur, à vrai dire, n’est pas tant pour l’artiste quand il est du calibre et de la sagesse d’un Jordi Barre, que pour le public qui, toute sa vie, ignorera jusqu’à l’existence de talents pareils. Et de tant de trésors, à l’image d’un des « tubes » de Jordi, Cotlliure serà sempre Cotlliure (Collioure sera toujours Collioure).
Collioure… où a été enregistré le témoignage de sa fille Virginie, dans la vidéo résumant sa carrière ; Collioure où, pour la « petite » histoire (voir « Cali à bras-le-cœur »), est mort le poète (Antonio Machado, fuyant l’exil) et où mon père fut emprisonné pour s’être évadé du camp de concentration de Saint-Cyprien en 1939. C’était à la « forteresse », où l’on enfermait et maltraitait les républicains espagnols jugés les plus récalcitrants (le camp de la honte par excellence). Aujourd’hui restaurée, ladite forteresse, redevenue le château des rois de Majorque, est ce haut lieu touristique que l’on distingue, dans toute sa splendeur, derrière Virginie…
Les chansons emblématiques de Jordi Barre ? Après Canta Perpinya en 1974, A tot moment toquen les hores (À tout instant sonnent les heures), Crec (Je crois), Cotlliure serà sempre Cotlliure et Torna venir Vicens (Reviens, Vincent !) ont ensuite scellé son succès (complété par plusieurs spectacles thématiques mêlant chanson et théâtre). Voici, pour mémoire et pour le plaisir, Torna venir Vicens chanté en direct lors d’un concert donné à l’âge de… 86 ans (!).
Dans ma vie, j’ai rencontré de très nombreux artistes, j’ai eu la chance de connaître personnellement (voire de fréquenter amicalement) certains des plus grands auteurs-compositeurs-interprètes de l’histoire de la chanson francophone d’après-guerre, de Charles Trenet ou Félix Leclerc à Ferré ou Nougaro. Eh bien, je sais à présent qu’il me restera un regret immense, comme un vide impossible à combler : celui de n’avoir jamais rencontré Jordi Barre. Sa dépouille a été incinérée samedi 19 février en fin d’après-midi, au crématorium de Canet. Il nous reste, il me reste heureusement, sa voix. La voix du peuple catalan.
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NB. Grand mélodiste, Jordi Barre a porté toujours haut et fort la voix des poètes de sa terre que sont Joan Amade, Josep Carner, Josep Maria Andreu, Jordi Pere Cerdà, Joan Maragall, Jaume Queralt ou encore Joan Cayrol et Joan Tocabens. Sa collaboration avec eux a donné naissance aux albums suivants : El Fanal canta (1977) ; El Xiprer verd et Pa amb oli (1979) ; La nit on vam fugir (1981) ; Tant com me quedarà (1982) ; Cotlliure serà sempre Cotlliure (1983) ; Si t’en vas et Vi del Rosselló (1984) ; Així em parla el vent (1988) ; Angelets de la terra (1989) ; Nadal (1992) ; O món et Tradicionals (1996) ; Despleguem les banderes (1999) ; Infants de l’univers (2000) ; Camins d’amor (2001) ; Odyssud 91 (2007) ; Soc (2009).