La rime idéale
Comme un fait exprès est sorti, en même temps que celui de Vasca (enfance à Charleville-Mézières, eh eh !), le nouvel album de Jacques Bertin, autre (grand) poète au long cours de la chanson (il a posé son sac au bord de la Loire). Un « chantauteur » lui aussi, dont aucune anthologie de la chanson française, à l’avenir, a fortiori aucune encyclopédie, ne saura faire l’économie sans paraître dérisoire. Quarante-trois ans après son premier 33 tours sort Comme un pays, vingt-troisième opus de ce maître à chanter : « Je suis du chant comme d’un pays », proclame-t-il dans le titre éponyme…
Accessible à tous mais vouée à la marge des médias et du commerce par faute de goût, manque d’ouverture voire mépris de ce qui sort du rang, l’expression poétique de Jacques Bertin, toujours portée par un chant superbe, se décline de manière extrêmement personnelle. Peu de couplets-refrain, mais une construction originale, entrecoupée parfois de dialogues, qui ne craint de marier ni le tout-venant du vocabulaire au style le plus précieux, ni l’humour le plus quotidien aux situations ou descriptions les plus émouvantes ou graves. Le tout, avec des césures inhabituelles pour marque de fabrique, constituant comme une chanson ininterrompue, en quête de la « rime idéale » : « Ce très long vers allant vers la rime idéale / Ce long soupir d’amour exhalé vers demain / Ce bel accord mineur dans l’harmonie finale / C’est nous, cette bande saluant de la main… »
Jacques Bertin – Ah, vieil ami…
« Ce très long vers… » : la chanson peut tout. Elle peut tout dire, tout évoquer, tout raconter, tout oser. Et de toutes façons, pourvu seulement qu’elle propose des paroles sur une musique, un texte sur un air. Quels que soient son style d’écriture, son genre musical, sa durée ou son « architecture ». Rien de pire que le formatage. Si l’on n’a pas compris cela, on n’a rien compris à la chanson. Ou, du moins, on se condamne à se priver de l’essentiel de ses trésors… La Grande Farce de Leny Escudero, Malaxe de Bashung, Ne chantez pas la Mort de Caussimon, Rimes féminines de Juliette, Paris-Mai de Nougaro, Paix de Catherine Ribeiro, Crime passionnel de Guidoni, L’Assassin assassiné de Julien Clerc, Je ne hurlerai pas avec les loups de Servat, Alertez les bébés d’Higelin, Les Yankees ou Nataq de Richard Desjardins, La Mort d’Orion ou Camion bâché (« D’une époque à vomir / L’histoire dira / Ce qu’il faut retenir… ») de Manset… Tant et tant d’autres, comme Épilogue de Ferrat (et Aragon). Ou encore, sans chercher bien loin, la quasi-totalité du répertoire d’Hubert-Félix Thiéfaine, aux si longues envolées d’albatros. Adieu aussi à La Mémoire et la Mer de Léo. Adieu de même à Menace de Bertin – sommet méconnu de la chanson non formatée (11’30 !), d’une actualité plus brûlante que jamais trente-trois ans révolus après sa création (album Domaine de joie, 1977).
Bref. Quand nous décidâmes, ma chère et tendre et moi, de prendre nos responsabilités en lançant Paroles et Musique (avec tous les risques que cela impliquait, alors que notre passé professionnel – avec notamment la création d’un quotidien national – nous ouvrait un boulevard dans la carrière), pour nous mettre en accord avec notre passion commune et nos rêves d’enfants, c’est justement Menace que nous voulûmes mettre en avant, pour augurer de lendemains qui chantent. Une Menace paradoxalement porteuse d’avenir, dont j’utilisai les derniers vers en exergue de l’édito du n° 1 du « mensuel de la chanson vivante ». Ces mots-là furent donc (et resteront à jamais, avec leur charge émotionnelle et surtout le « programme », le pari, le défi qu’ils annonçaient, comme une profession de foi) les tout premiers publiés dans notre magazine :
Il nous faut des porteurs de parole, avec des chenilles d’acier dans la tête
La vérité, la vérité comme si la vie en dépendait !
Je vous dis qu’il est temps, ce monde est dans ce carnet qu’on referme
D’un geste las et qu’on écrase comme un cœur. […]
Que se lèvent ici ceux qui ont de l’esprit pionnier dans la tête
Il va falloir dès ce soir tout recommencer
Jacques Bertin – Menace
« Cette bande saluant de la main… » ? Jacques Bertin, Jean-Max Brua, Gilles Elbaz, Jean-Luc Juvin… et Jean Vasca. Dont un album collectif est également paru cet automne, La Bande des cinq, sous-titré : « Notre vie fut une jeunesse ! » Un florilège de quinze chansons : trois de Vasca, quatre de Juvin, trois de Brua (dont l’inoubliable Homme de Brive), trois d’Elbaz disparu en 2009 lors de « l’été meurtrier », et deux de Bertin (la reprise d’Amis soyez toujours… et une écrite spécialement qui commente avec force émotion et lucidité, en quelque huit minutes, toute l’histoire). L’histoire ? « Un même amour de la poésie, rappelle ce dernier dans le livret, de la parole non formatée. La tentative de continuer à inventer “la chanson poétique”, cet art nouveau, à la suite des grands anciens. Sans tricher, sans appliquer des règles, sans imiter, sans barguigner. Réunis aussi parce que nous croyions à l’action collective, aux vertus de l’association, du syndicat… Nous, si différents et si semblables, réunis à force de palabres, de coups de mains, d’éclats de rires. »
Une même famille d’esprit, donc, disons celle de « la fine fleur de la chanson française » chère au poète Luc Bérimont qui, producteur à l’ORTF d’émissions de radio et de télévision, animait sous ce titre un concours de prospection de talents en herbe. L’alter ego masculin de l’importantissime Denise Glaser, si vous voulez, mais sur scène et en public. Ces cinq-là furent les seuls, entre Brel, Brassens et Ferré (table ronde de janvier 69) et Cabrel, Goldman, Simon et Souchon (tables rondes de 1992, 1995 et 2002), à plancher sur le métier de la chanson, par deux reprises en 1976 et 1977, sans hélas que s’ensuive la moindre publication.
Je m’en serais bien chargé, dans P&M ou dans Chorus, mais le verdict des intéressés était sans appel : la retranscription de ces journées (« 85 feuillets serrés ») était « impubliable », aux dires mêmes de Bertin. « Mais quel respect mutuel, souligne celui-ci. Et quel irrespect, aussi ! […] Ce n’était absolument pas “Nous contre tous les autres”, ni “Tous nuls, sauf nous”, et ni : “On va tout expliquer au monde”. Non, nous n’étions pas si prétentieux ! Alors même que pourtant nous nous adressions de façon habituelle à des centaines, à des milliers de personnes ! Mais : pas une “école”. Ni manifeste ni exclusions ! »
Quelques années plus tard, « l’évolution du “métier” et du milieu culturel sonna la fin des amusements. En 81, la gauche l’emporta. On ne sait où elle l’emporta, car nous ne vîmes rien. Quelques furtives aides à quatre “Centres régionaux pour la chanson” – ça foira très tôt. Puis plus rien. Silence. » La fin du vinyle : « Voilà la chanson remplacée par “la musique”. Mais nous marchions toujours ! Une certaine idée de la chanson… » Que je partage depuis toujours (tout en divergeant totalement du constat artistique que fait Bertin des années 90 et 2000 !), comme je fais mienne son analyse aux plans médiatico-politico-commerciaux : n’ai-je pas fait partie avec lui en 1982-1983 (étant même le seul représentant des médias français, avec Patrice Blanc-Francard, alors directeur de la programmation musicale de France Inter) de la « Commission consultative nationale pour la chanson et les variétés », aux côtés de Max Amphoux, Jean-Michel Boris, Jean-Pierre Bourtayre, Daniel Colling, Philippe Constantin, Jean Dufour, Michel Jonasz, Marc Ogeret, François Rauber et Roger Siffer (excusez du peu…) ?
Présidée par Charles Trenet et créée par le regretté Maurice Fleuret, directeur de la Musique et de la Danse au ministère de la Culture, son rôle consistait à « contribuer par ses propositions à la définition d’une politique nationale pour la chanson et les variétés ». Un an de travail important – bénévole, cela va de soi, et sans le moindre défraiement, n’est-ce pas chers Roger Siffer qui venait spécialement de Strasbourg ou Jean Dufour de Bordeaux ?! – et un rapport extrêmement pointu… bientôt enterré corps et biens par la nomination, signée Jack Lang, d’un certain Pascal Sevran comme « Monsieur Chanson ». On sait ce qu’il advint alors (reniement des promesses de campagne, avec notamment la fermeture ultrapide des Centres régionaux de la chanson et, plus grave encore, le plébiscite de la « variété » et des faiseurs contre la « chanson » et ses créateurs). Mais ceci est une autre histoire.
Alors que celle de « La Bande des cinq », elle (revenons à nos moutons noirs !), est l’histoire, dixit Bertin, « de notre jeunesse. Nous nous aimions. Brua mourut (avril 1999). Puis Juvin (décembre 2007). Puis Elbaz (été 2009). » Entre-temps, « Bertin devint journaliste à Politis (se souvenant de ses études de journalisme à Lille, NDLA). Treize ans. Puis redevint chanteur à plein temps… Vasca fonda un festival à Barjac. Et 24 disques à ce jour. Autoproduction, oui, tous les cinq. On demande pas la permission. »
Pour sa part, Bertin en est donc à son opus n° 23. Comme pour Vasca, ça n’est pas un simple album de plus, c’est le prolongement naturel d’une œuvre unique en son genre – qu’on aime ou qu’on n’aime pas, chacun sa tasse de thé, mais qu’on ne peut en aucun cas ignorer sans faire preuve de crime de lèse-chanson. Écoutez donc Je voudrais une fête étrange et très calme, Paroisse, Carnet, Les Biefs, Des mains, Permanence du fleuve, Les grands poètes sont comme des fleuves silencieux, Mère, chantez-moi… Tant et tant d’autres comme Le Voyage, extrait de l’album Les Visites au bout du monde (1980). Si l’issue de la traversée est incertaine lors des manœuvres d’appareillage : « J’ai retrouvé dans la coque la vieille fêlure… », le poète confie son optimisme à l’instant d’accoster : « Nos victoires sont devant nous qui nous tendent la main ! »
Jacques Bertin – Le Voyage
Mais encore, ce nouvel album ? Comme un pays ? Qu’ajouter ici qui ne serait superflu ? Simplement (alors que « le dernier acte est annoncé / Toutes les feuilles sont tombées / Voici l’hiver et le grand bateau va passer… ») qu’au chant sensible de l’auteur-compositeur répond le talent du pianiste-claviériste Laurent Desmurs aux arrangements (basse, percussions, batterie, trompette, saxophone, accordéon) ; et cette conclusion magnifique empruntée au dossier Bertin de Chorus (vingt ans pile après celui de Paroles et Musique n° 17 de février 82, entre Renaud en janvier et Ribeiro en mars), écrit un an à peine avant sa disparition par le regretté Marc Robine :
Au Forum des Halles, mai 1980 (ph. Fred Hidalgo)
« Il y a de “l’albatros” – celui de Baudelaire, bien sûr – dans la dégaine et la démarche de Jacques Bertin. Un peu dans sa silhouette de grand oiseau maigre ; beaucoup dans cette incroyable rigueur faite d’orgueil, d’intransigeance et de dignité, qui le tient à l’écart des hochets de la gloire et des frivolités de ce monde, à des hauteurs où l’air ferait sans doute “éclater vos poumons” (Richepin), mais où le poète “brave la tempête et se rit de l’archer”. Non par morgue, crânerie ou coquetterie : simplement parce que “ses ailes de géant l’empêchent – vraiment – de marcher” sur les sentiers tant fréquentés de la compromission et du succès médiatique que l’on force comme une fille facile. On ne choisit jamais une telle voie par plaisir, l’exigence poussée à ce point étant, le plus souvent, le plus court chemin vers l’incompréhension et la solitude. Il y faut donc beaucoup de lucidité, un évident courage et une haute conscience de son art. À ce sujet, Bertin aime d’ailleurs citer Félix Leclerc qui fut toujours, pour lui, une sorte de modèle et de conscience : “Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante.” La nuance peut sembler infime... mais tout est là !
« À ses débuts, alors qu’il aurait pu n’être, au fond, qu’un jeune chanteur plein de promesses parmi d’autres, des critiques bien intentionnés pensèrent sans doute lui rendre service en le comparant à Brel, Brassens, Trenet ou Ferré. Des influences que l’on pouvait, certes, pister çà et là dans ses premiers disques, mais qui s’estompèrent très vite, au profit d’une écriture ample comme un grand souffle et absolument différente de tout ce qui peut exister par ailleurs en matière de chanson. Une écriture qui, s’il fallait absolument la rattacher à une famille d’esprit, chercherait plutôt ses racines du côté de l’École de Rochefort pour laquelle, il est vrai, Bertin n’a jamais caché son estime (ni sa tendresse admirative pour certains de ses piliers, comme René-Guy Cadou ou Luc Bérimont). Ainsi donc est-il plus facile d’associer Bertin à une école de poésie qu’à l’héritage d’un certain âge d’or de la chanson. Là est une grande partie du “problème”. Pas seulement celui de Bertin, mais du principe même de la poésie chantée.
« Au-delà de son pur travail d’auteur, pourtant, Bertin est un interprète d’un lyrisme exceptionnel, doté d’une voix chaude et fraternelle, portant le chant comme une respiration vitale... Nul n’est prophète en son pays, dit-on. De fait, Jacques Bertin, sans l’ombre d’un doute l’un des auteurs-compositeurs-interprètes francophones essentiels de ces dernières décennies, reste incroyablement méconnu en France. Aussi, plutôt que d’entrer dans le jeu d’une vaine polémique, laissons le dernier mot au journaliste québécois François Desmeules qui écrivait (dans la revue Voir) : “Beaucoup de chanteurs célèbres devraient mourir de honte en entendant Bertin !” »
• COMME UN PAYS. La Loire – Pour la fin des errances – Ah, vieil ami… – Des chansons d’homme – La Mâle Mort – Mes amies – Vision à la guinguette – Les Livres – Le Passé – Curés rouges – Un homme – Comme un pays. (47’02 ; Disques Velen, ou distr. EPM/Socadisc ; site de l’artiste).
• LA BANDE DES CINQ (Vasca, Elbaz, Brua, Juvin, Bertin) : Notre vie fut une jeunesse ! Jean Vasca : Du sable, des cendres du sel – Seul sous la lune – Ces heures d’or ; Jean-Luc Juvin : Dernier point – Long voyage – Mort de froid – Destinées ; Jean-Max Brua : L’Homme de Brive – Les Crabes tambours – L’Aube sur le Jardin des Plantes ; Gilles Elbaz : Bal masqué – Les Oiseaux de mon enfance – Les mots sont de la musique ; Jacques Bertin : Adieu, amis de ma jeunesse ! – Amis, soyez toujours… (48’46 ; Disques Velen, 1 bis Impasse de Charnacé, 49000 Angers ; velen.disques@gmail.com).
PS. Quelques précisions concernant les vidéos de ce sujet : la première, du 28 mars 1967, est un véritable document puisqu’on y voit Bertin chanter – en couleur ! – la première chanson de son tout premier album, Corentin. Dans la deuxième (extraite de La Fine Fleur de la chanson française, où il s’entretient avec Luc Bérimont avant de monter en scène, le 4 août 1967), il chante On a découvert l’Amérique (du même premier album qui venait de recevoir le Prix de l’Académie Charles-Cros), où l’influence de Brel et Leclerc est évidente… mais, comme le montrera la suite, la marge de « progression » du jeune artiste était alors énorme. La troisième propose un extrait du DVD Jacques Bertin, le Chant d'un homme (de Philippe Lignières et Hélène Morsly), où l’artiste s’exprime sans langue de bois sur la question du piratage. Au passage, entre autres témoignages dans ce chapitre intitulé La Chanson du maquis, on trouvera celui de notre ami et collaborateur Jacques Vassal qui fut l’un des tout premiers à écrire sur Bertin.
NB. Si le numéro Bertin de Paroles et Musique est définitivement épuisé, il nous reste quelques exemplaires collectors du numéro de Chorus (n° 42, hiver 2002-2003) comportant un dossier de 24 pages abondamment illustrées en noir et blanc et en couleur (biographie, œuvre, interview, discographie…). Si intéressé(e), nous adresser un courriel en cliquant sur sicavouschante.info@orange.fr.