Un an de vendanges enchantées
Alors que Si ça vous chante célèbre aujourd’hui son premier anniversaire, le prochain millésime sera décrété « Année Brassens ». Il y aura en effet trente ans en 2011 que le bon Georges nous a quittés. Enfin, « quittés », façon de parler, car il nous accompagne toujours, nous tous derrière et lui devant. Toujours aussi modeste, simple et prêt à trinquer avec autrui... malgré les usages qui se perdent, « Car aujourd’hui, c’est saugrenu / Sans être louche, on ne peut pas / Trinquer avec des inconnus / On est tombé bien bas, bien bas... » (La Rose, la Bouteille et la Poignée de mains). Le « Mécréant » traitait volontiers du sang de la terre en chanson, qu’il parle du temps du Grand Pan (« La plus humble piquette était alors bénie / Distillé par Noé, Silène et compagnie / Le vin donnait un lustre au pire des minus / Et le moindre pochard avait tout de Bacchus… »), ou d’un coin pourri du pauvre Paris abritant un vieux Bistrot (« Si t’as le bec fin / S’il te faut du vin / De première classe / Va boire à Passy / Le nectar d'ici / Te dépasse »). Sans parler de son ode au Vin, tout simplement, qu’il appelait « le bon lait de l’automne »…
L’occasion, tout en poursuivant ces vendanges 2010 (opus n° 9), de vous offrir un document exceptionnel de 1957 (enregistré le 12 juin par l’ORTF), où l’on voit le « patron » de la chanson française interpréter cette chanson, parmi ses copains. « On conte que j’eus / La tétée au jus / D’octobre... / […] En guise de sang / (Ô noblesse sans / Pareille !) / Il coule en mon cœur / La chaude liqueur / D’la treille... / […] Au ventre replet / Rempli du bon lait / D’l’automne... » On y reconnaîtra le moustachu René-Louis Lafforgue (Julie la rousse…) à ses côtés, mais aussi, en y prêtant attention (au début du document, sur la gauche), un certain Roger Riffard, grand « chansonneur » scandaleusement ignoré des dictionnaires et dont la disparition elle aussi passa inaperçue, la Camarde venant s’en saisir le 28 octobre 1981… vingt-quatre heures seulement avant Brassens : « Que vienne le temps / Du vin coulant dans / La Seine ! / Les gens, par milliers, / Courront y noyer / Leur peine... »
• NOGA : Miel & Poivre, 13 titres, 45’42. C’est en 2006 que Noga, ACI née en Suisse, fait ce qu’elle estime être son « entrée en chanson » avec l’album Rien de neuf sauf les bulles (auparavant, en effet, elle a vécu une autre vie musicale, adaptant et enregistrant notamment Kurt Weill en jazz, sous le nom de Noga & Quartet). Ce Miel & Poivre, mélange de sons et de couleurs apparemment contradictoires, comme son titre l’indique, a été conçu entre l’été 2008 et le printemps 2010 pour sortir cet automne. Définition de l’album par l’intéressée ? « Pfff ! répond-elle. Je fais de la chanson. De la “chanson-jazzy”, comme ils disent. Jazzy, pas jazz… Jazz sans alcool, vous voyez un peu ? De la chanson-jazzy-world. World comme nomade. De la chanson-jazzy-world-eat-pray and love. “Eat, pray and love”, oui, je revendique ! Encore des mots-clefs ? Populaire comme simple. Simple comme s’émerveiller. S’émerveiller comme Frank Capra. Capra comme La vie est belle. La vie est belle comme deux niveaux de lecture. Lecture comme histoires. Histoires trempées dans la réalité mais abordées dans la joie. La joie comme une arme revendiquée. Revendiquée comme ma chanson Oser. Oser comme “être la rebelle qui voit la vie belle”… » Voilà, vous savez tout ou presque : ne reste plus qu’à écouter Noga sur son site (et plus si affinités). Production GoElan (Genève), autodistribution (site de l’artiste).
• PASCAL PARISOT : Bêtes en stock, 14 titres + versions instrumentales, 69’27. Après trois albums en l’espace de six ans (Rumba, 2000 ; Wonderful, 2003 ; Clap ! Clap !, 2006) et un autre de reprises yéyé (Radiomatic), début 2006, Pascal Parisot nous revient avec un bel opus jeune public à mettre entre toutes les oreilles. Voix toujours aussi nonchalante, mélodies tranquilles et entêtantes, sonorités un brin désuètes teintées de bossa nova, textes ciselés où les mots s’amusent. Pour parler de souris qui ont la tête de maman, de caniches qui rôdent dans les bois, de mouches qui empêchent les enfants de se lever pour aller à l’école, de vaches espagnoles qui parlent mal anglais… Un bien curieux bestiaire en chansons qui s’amuse surtout des bêtes que nous sommes. Prod. et distr. Naïve (site de l’artiste).
• MAXIME PIOLOT : Fais confiance… mais attache ton chameau, 12 titres, 38’28. Naissance à Toulon, de parents bretons, enfance entre l’Afrique et la Bretagne. Débuts au théâtre (avec Lavelli, Peter Brook, Jérôme Savary…), puis premier album en 1974 (Cinq jours de pluie) et Prix du public en 1976 au Festival de Spa. Outre son activité d’écrivain de nouvelles, de contes musicaux et d’auteur dramatique (13 pièces de théâtre), d’animateur et de conférencier, Maxime Piolot est comme un baladin moderne, un trouvère toujours sur les routes, souvent à l’étranger, d’où il tire son inspiration (cf. son Rimbaud à Djibouti du précédent opus de 2009, Le temps qui nous est donné : « As-tu écrit des poésies / Rimbaud / À Djibouti / Un soir de fièvre ou le temps d’un sanglot / D’une insomnie ? […] Au lac Assal, à Tadjourah / La poésie ne s’écrit pas / Chacun la chante, elle est partout / Sur les visages et les cailloux… » – pour mémoire, voir Ballade en mer rouge dans ce blog). Ce nouvel opus, qui sort fin novembre, est le dix-huitième en trente-six ans. Il le cosigne avec Corinne Schorp au chant, et principalement Christian Desbordes aux musiques. Autoproduction, distr. Coop Breizh (site de l’artiste).
• POÈTES DE LA NÉGRITUDE (mis en musique et chantés par Bernard Ascal) : 50 ans – Les Indépendances ; double album, CD1 : Voix fondatrices, 21 titres, 52’40 + CD2 : Avant, ailleurs, aujourd’hui, 23 titres, 61’16. Cet anniversaire – un demi-siècle d’indépendance pour les anciennes colonies françaises – a donné lieu cette année à de multiples commémorations. Pour sa part, Bernard Ascal, auteur-interprète (et directeur artistique de la collection Poètes & Chansons chez EPM), a choisi de rassembler son travail de mise en musique des poètes d’expression française issus d’une quinzaine de pays africains et de l’océan Indien, mais aussi des Antilles (Aimé Césaire), de Guyane (Léon Gontran Damas) ou d’Haïti (René Depestre). Un livret de 22 pages présente tous ces poètes et rappelle l’avènement majeur du « Mouvement de la Négritude » qui, selon Bernard Ascal, « partage avec le Surréalisme d’avoir affirmé que l’expression poétique constituait la forme la mieux à même d’ébranler les consciences et de miner les chapes des certitudes. C’est un événement exceptionnel dans l’histoire d’une langue d’autant qu’il advient dans une période de doute envers elle et les valeurs dont elle est porteuse. Mais, alors que le Surréalisme choisit de rester en marge du pouvoir politique, le Mouvement de la Négritude relève le défi et prend sa pleine part des responsabilités… » Ce double album (qui constitue le 64e titre de la collection Poètes & Chansons) a reçu un Coup de Cœur de l’académie Charles-Cros. Prod. EPM, distr. Socadisc (site de « Poètes & Chansons »).
• TOM POISSON : Trapéziste, 12 titres, 35’43. Un vieux chanteur, mort de trac en coulisses, juste avant d’entrer en scène pour la dernière fois de sa carrière : c’est le point de départ de ce quatrième album (le premier, Tom Poisson fait des chansons, remonte à 2004). On y trouve ensuite de la méchanceté jubilatoire, du bonheur ahuri de flâner dans l’herbe avec ceux que l’on aime ; on y parle des amours englouties, du temps qui reste, de la renaissance après la maladie, de la difficulté de rester altruiste dans un monde individualiste…Tom traite simplement des choses (importantes) de la vie : nos liens, nos chaînes, nos victoires et nos ratages. « Je repousse mes limites avec délice sur chacun de mes albums », explique Tom. Fred Pallem (Le Sacre du Tympan) signe une réalisation qui vient renforcer la sincérité du tout, en mêlant habilement les guitares folk aux guitares électriques. « Il a eu carte blanche pour arranger, coloriser, réaliser, malaxer la matière brute que je lui ai confiée. » C’était risqué, mais c’est (Sacrément) réussi ! Production La Familia & LQCG, distr. L’Autre Distribution (site de l’artiste)
• ALEXANDRE POULIN : Une lumière allumée, 12 titres, 53’28. Après un premier opus paru en 2008, qui lui a valu une nomination au Gala de l’ADISQ dans la catégorie Révélation (car le jeune homme est québécois), Alexandre Poulin monte en puissance avec ces chansons au contenu encore plus personnel et aux arrangements intimes et chaleureux, mariant habilement l’émotion des textes à la musique – synthèse des multiples influences revendiquées par l’artiste : de Dylan et Neil Young à Brel et Brassens en passant par Paul Piché et Harmonium. Mention spéciale à la chanson éponyme, portée par une voix délicate mais vibrante : « Je suis propriétaire d’une terre qui n’est pas à vendre / J’suis tout sauf millionnaire, je n’ai que du p’tit change / Je suis tout c’qu’on pense et on pense beaucoup / J’suis Amérique et France, tout ça mis bout à bout / Je suis arpents de neige, je suis fleuve de fierté / Je suis de ceux qui rêvent d’un pays “juste à moé” / Je suis… » (Une lumière allumée). Ainsi qu’à celle retraçant l’arrivée de ses ancêtres en Nouvelle-France, récit poignant sur un rythme crescendo : « Mes enfants grandiront ici / Dans l’abondance et la beauté de ce pays / Ils seront fiers de qui je suis / Et jamais ils ne connaîtront… la misère de Paris / La misère de Paris. » Un album touchant et prometteur… pour le moins ! Qui vaut bien, d’ores et déjà, un « Quichotte » de Si ça vous chante. Production Les Disques Victoire, Montréal (site de l’artiste).
• MIQUEL PUJADO : A contraveu, 14 titres, 61’07. On a commencé ce sujet avec Brassens, on le termine (indirectement) avec lui. En effet, dans le premier dossier spécial de Chorus consacré à Tonton Georges (n° 17, automne 96), je présentais ainsi le chanteur catalan Miquel Pujado : « Amoureux de Brassens, qu’il a traduit, chanté et enregistré en catalan (une trilogie est en cours de parution), grand amateur et connaisseur de la chanson française (il prépare une anthologie personnelle en catalan), auteur-compositeur-interprète (il compte une dizaine d’albums à son actif depuis 1982), Miquel Pujado est sinon le plus atypique des chanteurs catalans, sans aucun doute le plus francophile des catalanistes chantants. » Depuis, non seulement Miquel a mené tous ses projets ou presque à bien, continuant à publier de nouveaux albums (comme celui-ci dont le titre À contre-voix, littéralement, peut également s’entendre À contre-courant), mais il a travaillé aussi cette année à la création d’un spectacle, à Barcelone, avec le comédien-chanteur Ferran Frauca, « consacré à des chansons françaises dramatisées, qui racontent une histoire ou qui mettent au moins un personnage en scène ». Il a ainsi adapté Le Souffleur (Reggiani), La Grande Farce (Escudero), Rosy and John (Bécaud), Non, je n’ai rien oublié (Piaf), Le chef d’orchestre est amoureux (Montand), le monologue de Plume d’Ange (Nougaro), etc. De plus, une troupe de Barcelone a présenté l’an passé, au Teatre Raval, un spectacle sur Boris Vian avec plus de vingt chansons et poèmes adaptés par lui en catalan. Enfin, il prépare pour l’an prochain un double CD avec l’intégrale de ses adaptations de Brassens (40) et un spectacle (Brassenswing), avec un trio de jazz. Production Columna Musica, Barcelone (site de l’artiste et en version française)
D’autre part, pour qui s’intéresse à la chanson d’outre-Pyrénées, à la cançó catalane comme à la canción espagnole, signalons que Miquel a adapté en catalan (« fifty-fifty » avec Joan Isaac qui en est l’interprète) douze chansons de Luis Eduardo Aute (prononcer Aouté), l’un des cantautores (auteurs-compositeurs-interprètes) majeurs du monde hispanophone. On retrouve d’ailleurs celui-ci en duo avec Joan Isaac dans six titres de cet album, Auteclássic (du fait de son traitement musical), qui s’achève par la très poétique Al Alba (À l’aube), l’une des trois chansons emblématiques de la résistance au franquisme, avec L’Estaca (Lluís Llach) et A galopar (Paco Ibañez). Une chanson à la fois sibylline, pour raisons de censure, et suffisamment éloquente pour être comprise de tous (ayant été écrite à… l’aube des dernières exécutions politiques du franquisme), que l’on peut découvrir ci-dessus par son auteur, en concert, seul à la guitare, ou l’écouter dans une version exceptionnelle, entièrement a cappella, en cliquant ICI : ce lien mène en effet à une page qui permet d’écouter tout un spectacle de l’artiste. Production de Auteclassic : Sony Music Espagne (site de L.E. Aute).
NB. Pour rappel, à l’attention des privilégiés possédant la collection complète de Chorus, le n° 1 (automne 1992) consacrait une dizaine de pages à cet « artiste total » (Aute est également artiste-peintre et réalisateur de films, ayant été jadis assistant de Manckiewicz, Max Ophuls ou Maurice Ronet), lequel y signait aussi un témoignage exclusif sur sa dernière rencontre avec « Don Ata », le « maestro » (argentin) de la chanson hispanophone, disparu quelques mois plus tôt : un certain Atahualpa Yupanqui, considéré comme… « le Brassens latino-américain ».
(À SUIVRE)