Du « Petit Bonheur » à « L’Alouette en colère »…
Ce 2 août 2014, Félix Leclerc aurait eu cent ans. Nous avons eu la chance de le rencontrer plusieurs fois et lui avons consacré deux grands dossiers : de son vivant et avec lui, pour le n° 38 de Paroles et Musique (« La chanson de Félix le Lion », mars 1984), en direct de son domicile de l’île d’Orléans où il nous avait (très chaleureusement) reçus ; et plus tard, pour lui rendre hommage, dans le n° 4 de Chorus (« Une vie comme le tour d’une île », été 1993), avec notamment une entrevue restée inédite dans la presse et plusieurs témoignages exclusifs (de Jacques Bertin, Jean Dufour, Yves Duteil, Roger Gicquel, Pierre Jobin…). Il y avait cinq ans alors que le « Roi Heureux » nous avait quittés, le 08-08-88...
Pour ma part, je conserve de nos rencontres avec lui un souvenir privilégié, et vraiment très spécial : celui du soir où le Printemps de Bourges, septième du nom, avait décidé de l’honorer en lui faisant la fête. C’était en avril 1983 et jamais auparavant aucun hommage de ce type ne lui avait été consacré en France. Félix était assis au milieu de la salle (c’était la toute première fois – sur trente et une ! – qu’il traversait l’Atlantique sans sa guitare…) pour écouter les artistes, sur scène, reprendre ses chansons : il y avait là, autour de Jean-Pierre Chabrol, en maître de cérémonie, Michèle Bernard, Yves Duteil, Roger Gicquel, Maxime Le Forestier, Sylvain Lelièvre, Claude Léveillée, Gérard Pierron, Sol, Philippe Val…
Au piano, aux arrangements et à la direction d’orchestre, « maître » François Rauber lui-même (oui, le pianiste et orchestrateur de Jacques Brel, qui avait connu Félix dès ses tout débuts aux Trois Baudets), et parmi les musiciens, à la contrebasse, un certain Pierre Nicolas (oui, « le » Nicolas de Georges Brassens !). Du beau monde s'il en est...
J’écrivis le compte rendu de cette soirée dans le n° 31 (juin 1983) de Paroles et Musique. Mais mon souvenir intime de cette soirée, à part l’ovation debout de plusieurs minutes qui accueillit Félix à son entrée dans la salle (le Grand Théâtre de la Maison de la Culture de Bourges), ce sont les larmes qu’il essuya à plusieurs reprises pendant que les artistes le chantaient. Des larmes discrètes forcément passées inaperçues des spectateurs et des artistes… Son ami et « gérant » québécois Pierre Jobin nous avait en effet demandé, à ma chère et tendre et moi, de faire partie des six personnes choisies (dont lui-même et son alter ego Jean Dufour pour la France) pour entourer Félix (assis à ses côtés et juste devant et derrière lui) durant la soirée, pour le cas (fort improbable) où il aurait eu affaire à des importuns.
Tout se passa au mieux, vous l’imaginez bien… et c’est très ému que Félix Leclerc gagna finalement la scène pour remercier tout le monde, public, artistes et organisateurs confondus. Un grand moment et une soirée aujourd’hui entrée dans les annales de la chanson. Et nous, qui étions là, à ses côtés, nous vivions, nous buvions littéralement son émotion, le regard presque plus porté sur lui que vers la scène… Quelle intensité ! Et quelle simplicité, quelle humilité chez lui... Le signe des vrais « grands ». Et que de bonheurs il aura su nous offrir. Des bonheurs de fraternité mais aussi de colère appropriée. En titre de l’ « entrevue » fleuve qu’il nous accorda pour son « dossier » (signée de notre excellent collaborateur Jacques Erwan), nous reprîmes cette phrase prononcée spontanément : « Le poète est le miroir de son temps : parler de jardins et de roses, quand le sang coule dans la rue, n'est ni réaliste, ni brave, ni utile... »
C’était en 1984. Trente ans plus tard, ne croirait-on pas que ces mots viennent tout juste d’être prononcés ?! À méditer en tout cas par nombre de chanteurs actuels, du moins par ceux qui ont une certaine ambition poétique… La poésie n’est-elle pas une arme chargée de futur ? Merci Félix ! Comme le disait ton copain Jacques, on n’oublie rien, de rien, on n’oublie rien du tout, on s’habitue, c’est tout…