11 juin 2013
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Pour l’émotion et la mémoire
Montauban 2013, vingt-huitième édition, du 6 au 12 mai derniers. Pour l’émotion et la mémoire, on a été servi avec deux soirées spéciales respectivement consacrées à Léo Ferré et Allain Leprest (réunis pour la première fois en 1985 dans Paroles Musique, un numéro devenu collector – cf. ci-dessous). Pour le bonheur de voir croître la « Génération Chorus » (connue du grand public, après coup, sous le qualificatif de « nouvelle scène »), on s’est félicité des prestations d’Alexis HK et d’Amélie-les-Crayons. Pour le plaisir de constater que l’on n’avait pas eu tort de parier sur certains talents en herbe, on s’est réjoui de l’éclosion (qu’on espère définitive) de Barcella. Quant aux découvertes, c’est la marque de fabrique du festival. Que demander de plus ?
Un compte rendu, j’imagine, quand on n’a pas eu soi-même la chance de participer à l’événement ; et pas n’importe lequel, n’est-ce pas, un qui vous chanterait ? Pas compliqué avec ce festival dont c’est précisément et par définition la vocation d’inciter à faire chorus en chanson. N’est-ce pas Alors… Chante !, d’ailleurs, dans le but d’améliorer l’écoute, de privilégier l’artistique et de réguler l’économie, bref de favoriser l’éthique dans un milieu trop souvent régi par la folie des cachets et la dictature du son, qui est à l’origine de la Fédération des festivals de chanson francophone ? Des festivals de toutes tailles mais nés (en Belgique, en France, au Québec et en Suisse) d’une semblable passion et dirigés, tous, avec une soif identique de découvertes et une même envie de partager celles-ci dans les meilleures conditions possibles. N’est-ce pas à Montauban que, pour œuvrer en ce sens, se réunissent chaque matin de la semaine leurs directeurs et responsables de programmation (près d’une trentaine à ce jour) ?
De ce fait, disons-le sans détours, Alors… Chante ! est le festival français par excellence (public inclus) qui incarne le « terrain » de la chanson. Le vrai, celui où tout se passe vraiment. Pas celui de la frime, du showbiz et des médias parisianistes qui ne jurent que par la tendance commerciale du moment, laquelle penche toujours plus (Putain, ça penche ! dirait Souchon dans une de ses chansons qui, l’air de rien, l’art des grands, dit tout en la matière : « On voit le vide à travers les planches… »), du côté obscur, pardon anglophone, de la production dite francophone ! Comme une forme d’autisme monocorde et monochrome, alors que la création digne de ce nom n’a aucunement besoin, pour restituer à sa façon toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, de renier les siennes – lesquelles l’identifient, l’authentifient... et, seulement ainsi, peuvent la rendre universelle. De la différence entre les créateurs et les faiseurs, l’artisanat et le système financier, les hommes de terrain et ceux censés rendre compte de celui-ci… sans quitter leur tour d’ivoire. Mais c’est là un autre débat.
Montauban en tout cas, c’est cela, l’expression même du terrain. À commencer par ses Découvertes. Avec un D majuscule depuis qu’elles ont été institutionnalisées par des prix du public et des professionnels (« les Bravos »), après une action permanente de repérage (suivie d’ateliers et de résidences d’artistes) ; rien qu’entre octobre et décembre 2012, dix-neuf artistes ou groupes se sont produits dans la cité d’Ingres et alentours, invités par l’association Chants Libres organisatrice du festival, dont neuf ont été retenus sur les douze de la sélection 2013 ! Mais ça n’est pas que cela, pas seulement ces Découvertes qui, on le leur souhaite, feront peut-être partie un jour du patrimoine. Alors… Chante !, c’est d’abord et avant tout un endroit où la chanson évolue comme à la maison, où les générations et les personnalités se côtoient dans la plus belle harmonie. Comme le faisaient Anne Sylvestre et Olivia Ruiz, par exemple, au fil de Paroles et Musique et de Chorus…
Les enfants de Léo
La soirée d’ouverture en a été le plus bel exemple, aux antipodes même des chapelles d’âges, de genres et de publics qui ne cessent de se développer dans « la musique », se juxtaposant sans jamais se rejoindre, quitte à engendrer une nouvelle ère de repli tribal. Ce lundi 6 mai, dans la grande salle (Eurythmie) du festival, envahie d’un public de 7 à 77 ans, on avait rendez-vous avec « les Enfants de Léo », pour marier le patrimoine et le devenir de la chanson. Et montrer par la même occasion que toutes les formules musicales se prêtent à celle-ci, quand « la musique est bonne ». Chantant ou récitant en piano-voix, en guitare-voix, en accordéon-voix, accompagnés par des machines électroniques ou un orchestre symphonique (parfois ces deux derniers ensemble et c’était du plus bel effet), les neuf artistes retenus se sont fondus dans le répertoire de celui dont on célébrait ce soir-là le vingt et unième anniversaire de l’édition dont il avait accepté d’être l’invité d’honneur, une semaine durant. Un an et deux mois avant sa disparition…
On ne décernera pas ici de bons points aux uns et de moins bons aux autres, ce serait trop subjectif et de toute façon il ne s’agissait pas d’un concours de téléréalité, simplement de rendre un hommage sincère à l’un des plus importants auteurs-compositeurs de l’histoire de la chanson. Et sur ce plan, on peut en attester, les neuf artistes présents étaient rongés par le trac et l’émotion. D’autant que Marie-Christine Ferré, toujours aussi humble et avenante, se trouvait dans la salle aux côtés des responsables du festival, le directeur Jo Masure et Roland Terrancle, le président de l’association… Tout juste regrettera-t-on l’aspect « défilé » des artistes, se succédant sans liaison véritable, venant et revenant l’un après l’autre, pour passer à l’essentiel, à savoir la formidable surprise représentée par l’Orchestre du conservatoire de Montauban, fort de soixante-quatre musiciens. Dirigé par Jean-Marc d’Andrieu, il a donné une ampleur et une subtilité rares aux chansons et textes de Léo, dix en l’occurrence auxquels il faut ajouter la superbe introduction de la soirée (ainsi que sa conclusion) avec une version instrumentale d’Avec le temps.
Magnifique réussite sur scène, unanimement appréciée du public, mais gros travail en amont, certains morceaux de Ferré n’ayant jamais été orchestrés pour une telle occasion. « C’est notre pianiste Bernard Laborde qui a orchestré et étoffé les symphonies de chansons telles L’Affiche rouge, La Mémoire et la Mer, L’Oppression et Mister Giorgina », précisait plus tard Jean-Marc d’Andrieu, chef d’orchestre et directeur du conservatoire, au Tchatchival, le journal d’ Alors… Chante ! (orchestré, celui-là, par Bernard Kéryhuel). Avant de confier son principal motif de fierté : « Surtout la joie de jouer de si belles musiques, le plaisir de la rencontre avec les artistes ; comme Mélissmell par exemple qui a fourni un très bel effort de concordance et qui ajuste brillamment sa tonalité à celle du compositeur révolutionnaire, Ludwig ! »
Mélissmell, certes, dans une extraordinaire et pourtant difficilissime interprétation du Chien et d’Il n’y a plus rien sur un allegretto de la Septième symphonie de Beethoven. Mélissmell encore avec Les Artistes. Et puis Cali avec L’Oppression, L’Affiche rouge et Richard ; Camélia Jordana avec La Mémoire et la Mer ; Alexis HK avec On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ; Yves Jamait avec Mister Giorgina ; Nilda Fernandez avec La Solitude ; Bruno Ruiz enfin avec Ton style. Chacun de ces titres étant entrecoupé de prestations « autonomes » en solo, en duo ou en trio. Ainsi Bruno Ruiz avait-il choisi de dire a cappella l’aussi longue qu’incontournable Préface du prince des poètes de la chanson : « Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie ; elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche. […] Mozart est mort seul, accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes, […] il fallut quêter pour enterrer Bela Bartok, on sait que Rutebeuf avait faim, que Villon volait pour manger… La lumière ne se fait que sur les tombes. »
Également a cappella et au grand étonnement de certains, Camelia Jordana reprenait Petite de très convaincante façon, après avoir expliqué toute l’influence de cette chanson sur sa vie d’artiste, suivie justement de La Vie d’artiste. Nilda Fernandez proposait Pauvre Rutebeuf, seul à la guitare, et le trio des Grandes Bouches une interprétation festive de L’Âge d’or, La Révolution et Je chante pour passer le temps ; Alexis HK s’essayait aux Anarchistes en la jouant classieuse (à l’image de son personnage) ; Yves Jamait, C’est extra, semblait être l’auteur des Bonnes manières… Et puis, Catherine Boulanger nous replongeait vingt et un ans en arrière, en reprenant sa magnifique chanson Pour Léo, celle qu’elle avait créée, ici même, le 6 mai 1992, devant un Vieux Lion incapable de masquer son émotion : « Léo, j’aurais aimé être une chanson de toi / Pour naître sur tes lèvres et vivre par ta voix… »
Où vont les chevaux quand ils dorment ?
Deuxième coup de cœur du festival, au chapitre de la mémoire. Mais de la mémoire du présent et de l’avenir autant que celle de l’artiste disparu que cette création évoque, son répertoire n’ayant d’autre temporalité que celle de l’humain – qu’il soit d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Immortel, en somme. « Où vont les chevaux quand ils dorment ? », c’était le titre d’une des chansons d’Allain Leprest, c’est aujourd’hui celui du spectacle en son hommage écrit par Claude Lemesle (dont le texte court en fil rouge du début à la fin), mis en scène par Gérard Morel, mis en musique (accordéon, guitares et piano) par Romain Didier, et interprété par un trio magique : celui-ci, bien sûr, le complice, l’alter ego et souvent le compositeur d’Allain, parfois au micro seul et parfois au piano-voix (quel musicien au demeurant !) ; Yves Jamait, qu’on dirait né pour chanter du Leprest ; Jean Guidoni, enfin, qui a l’art d’incarner physiquement et de s’approprier avec brio tout ce qu’il touche.
Au générique, une vingtaine de chansons : Sur les pointes, La Retraite, Y a rien qui s’passe, Arrose les fleurs, C’est peut-être, SDF, J’ai peur, Mec, Saint-Max, Bilou, Le temps de finir la bouteille… et, au final (avant le joli rappel chanté à trois, devant le rideau refermé, et repris spontanément en chœur par le public), Tout c’qu’est dégueulasse (porte un joli nom). Le tout (bravo, Gérard Morel !) dans un décor adapté au sujet, occupé ou plus exactement habité par les musiciens et les chanteurs qui prennent le micro à tour de rôle, seul, en duo(s) ou en trio, debout, assis sur un élément du décor, avachis sur le piano ou virevoltant sur les planches et les feuilles (mortes) l’espace d’Une valse pour rien. Magnifique !
Question on ne peut plus légitime : serait-ce un spectacle réservé aux seuls inconditionnels d’Allain ? L’écueil était là, en effet, qui aurait pu marquer les limites de cette création. Mais non, du tout ! Au contraire, c’est un spectacle qui donne les clés d’entrée à l’univers de celui que Nougaro considérait « comme un des plus foudroyants auteurs [qu’il ait] entendu au ciel de la langue française ». À chacun ensuite de poursuivre la découverte, si ça lui chante. L’idée, aussi habile et intelligente que nécessaire pour donner envie d’aller plus loin, a été de faire enregistrer le beau texte de Claude Lemesle (résumant la vie de l’homme et de l’artiste) par de jeunes enfants, qui le disent en voix off, entre deux chansons, en butant sur les mots, en bafouillant parfois, comme s’ils déchiffraient dans leur manuel de littérature l’histoire d’un grand auteur, quelque part entre les chapitres Jacques Brel et Arthur Rimbaud… Entre la naissance dans la Manche et la corde fatale. Je hais les gosses, chantait Allain. Mais là, comment ne pas être charmé par eux, par l’innocence et la fraîcheur, par l’émotion en un mot, qu’ils apportent ainsi ?
Car le plus important, toujours, c’est bien la capacité d’un spectacle à engendrer ou non de l’émotion. Pourquoi le cacher ? Sans être blasé le moins du monde, le spectateur se sent souvent en manque (et en demande) de fond et de sens, la forme aussi brillante soit-elle ne pouvant masquer bien longtemps l’absence de propos… Eh bien, là où vont les chevaux, croyez-moi ou il faut aller paître dans un autre champ, la charge émotionnelle est omniprésente. C’est du lourd, dirait Abd Al Malik. Du lourd-léger plus exactement, tellement c’est vivant et même drôle par moments, tellement c’est beau, c’est simple et tellement ça danse : les mots, les ritournelles et les artistes. À vous remuer la tête et le cœur…
Quand les lumières se rallument, en découvrant les yeux rougis de vos voisins, vous n’avez pas honte des larmes que vous n’avez pu empêcher de laisser couler. Pour n’avoir pas su retenir plus longtemps l’ami, bien sûr, mais de bonheur aussi : le bonheur de savoir que ses mots continueront d’être portés par d’autres que lui, aussi joliment, encore « longtemps, longtemps, longtemps » après que le poète aura disparu. Vingt-huit ans déjà après que Paroles et Musique lui eut consacré une première « Rencontre » d’importance, avec des photos exclusives signées Jean-Pierre Leloir…
Et comme il faut toujours rendre à César ce qui lui appartient, précisons que l’idée de ce spectacle revient à Didier Pascalis, fidèle producteur discographique d’Allain Leprest, et à Leïla Cukierman, directrice du Théâtre d’Ivry-sur-Seine, où il a été créé à la rentrée 2012, mais à deux reprises seulement, les 29 et 30 septembre. Depuis, c’était la première fois que cette création était présentée, et nulle part ailleurs elle n’aurait pu l’être de plus sensible et symbolique façon qu’à ce festival de Montauban auquel Allain était si attaché, tant à la ville, en spectateur, qu’à la scène.
Un trio de choc et de tendre a priori définitif, qui incarne bien la chaîne intergénérationnelle de la chanson : Romain Didier (à qui Chorus offrit la première couverture de sa carrière), Jean Guidoni (idem, mais dix ans plus tôt, avec Paroles et Musique) et Yves Jamait, un enfant de la « Génération Chorus » (repéré à la charnière des années 90-2000, il était en passe, fin 2009-début 2010, de se retrouver à la une des « Cahiers de la chanson »). Souvenirs, souvenirs… Pour l’avenir, « Où vont les chevaux quand ils dorment ? » est appelé à tourner (doit tourner !) largement. Déjà, le spectacle est programmé par certains festivals de l’été, dont les Francofolies de La Rochelle. Si vous êtes en quête de bonheur, vous savez quoi faire et où aller. « Le bonheur est un hold-up permanent », disait Léo Ferré…
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NB. Parmi les vidéos accompagnant ce sujet, celle où Allain Leprest chante Nu est illustrée pour une bonne part (et sans indication de crédits…) par des photos de Francis Vernhet prises pour Chorus et publiées notamment dans le dossier du n° 41 (automne 2002) consacré à l’artiste, de photos personnelles que celui-ci nous avait confiées ou d’autres encore, comme celle (d’Albert Weber) de sa rencontre sur scène avec Jean Corti (l’ex-accordéoniste de Brel, lors de la soirée anniversaire des dix ans de Chorus), ou celle (de votre serviteur) où on le voit à Montauban avec Nilda Fernandez et Jamait. Sans parler du dessin offert par Allain « à Mauricette et Fred, pour tout ». Toujours rendre à César…