27 mai 2013
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Marina Rossell, Teresa Rebull et l’Affaire Brassens
Mon cher Jo,
Du hasard et des rendez-vous… Comme le disait le poète, nous venons de vérifier une fois de plus qu’« il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous ». Un mois et demi seulement après ton dernier message – un mot nous informant que la forme revenait, même lentement, même « trrrès » lentement (je t’imagine aujourd’hui, l’air sceptique, au moment de taper trois fois cet « r » éloquent qui, hélas, relativisait la teneur rassurante du message) –, l’annonce de ton dernier voyage nous a cueillis dans la région de Perpignan. En Catalogne nord… Pas la peine de te faire un dessin, tu ne savais que trop l’importance des racines, de marcher sur les pas des siens, pour continuer à tracer son propre chemin… « jusqu’au bout, jusqu’au bout ».
Du hasard et des rendez-vous… Comme le disait le poète, nous venons de vérifier une fois de plus qu’« il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous ». Un mois et demi seulement après ton dernier message – un mot nous informant que la forme revenait, même lentement, même « trrrès » lentement (je t’imagine aujourd’hui, l’air sceptique, au moment de taper trois fois cet « r » éloquent qui, hélas, relativisait la teneur rassurante du message) –, l’annonce de ton dernier voyage nous a cueillis dans la région de Perpignan. En Catalogne nord… Pas la peine de te faire un dessin, tu ne savais que trop l’importance des racines, de marcher sur les pas des siens, pour continuer à tracer son propre chemin… « jusqu’au bout, jusqu’au bout ».
C’est dans ce Roussillon que mena le chemin ô combien malaisé de centaines de milliers de patriotes espagnols, combattants républicains mais aussi femmes, enfants et vieillards, fuyant les nationalistes franquistes (« le patriotisme, disait Romain Gary, c’est l’amour des siens ; le nationalisme, c’est la haine des autres… »). Pour les « accueillir », en janvier-février 1939, on improvisa à la hâte, le long du littoral, des camps où, traités de façon inhumaine, ils allaient mourir en grand nombre de faim, de froid et de manque de soins sous la garde hostile de l’armée. Tu la connaissais bien, cette histoire… Aussi bien que certains artistes dont les parents en avaient été les héros involontaires. Notamment Leny Escudero et Paco Ibañez qui avaient vu leur père respectif parqué au camp d’Argelès… tout comme le mien. En basculant dans le dernier versant de l’existence, le devoir de mémoire devient pressant. Je fais donc chorus dès que j’en ai l’occasion, comme dans ce sujet à propos de Cali (« Tu es de ma famille »), que tu m’avais fait le bonheur d’apprécier tant pour le pan d’histoire qu’il raconte, partagé avec le natif de Vernet-les-Bains, que pour celui-ci avec qui tu avais réenregistré (puis chanté sur scène) cette ode magnifique à la fraternité que tu appelais de tes vœux, Sans la nommer…
Terrible période, anticipant l’antisémitisme institutionnalisé de Vichy. Les camps bien sûr. D’Argelès, du Barcarès, de Saint-Cyprien, de Rivesaltes... De Collioure aussi, avec son bagne du Château royal ; la seconde « Bastille » que la France aura connue, heureusement limitée dans le temps, destinée aux Espagnols et, déjà, aux Juifs, membres des Brigades internationales, jugés dangereux pour le pays (alors que la plupart allaient s’engager dans la résistance et même libérer Paris du joug nazi)… Collioure, superbe station balnéaire aujourd’hui, où quelques semaines à peine après son arrivée, s’éteignait Antonio Machado, l’un de nos grands poètes universels (« Caminante no hay camino / Se hace camino al andar… » – « Toi qui chemines, sache qu’il n’y a pas de chemin / Chacun trace son chemin en avançant »). Il y repose à jamais à l’ombre des cyprès. Les camps, oui, mais également – contre-exemple merveilleux d’humanisme – la « Maternité suisse » d’Elne, petite cité à l’intérieur des terres.
Tu ne devais pas la connaître, cette histoire. Car c’est encore une histoire oubliée. Occultée, plutôt, et pendant un bon demi-siècle. C’est pourtant une histoire à vous réconcilier avec le genre humain. Mais d’abord et surtout une affaire de femmes. D’une femme en particulier, Elisabeth Eidenbenz, dont j’ai envie de te parler, mon cher Jo, car tu vas sans doute la croiser au paradis des « Justes » : collaboratrice du Secours suisse aux enfants, elle a vingt-cinq ans lorsqu’elle crée à la sortie d’Elne, dans une vieille demeure bourgeoise, une maternité destinée à accueillir des mères parquées dans les camps (où, rappelle aujourd’hui la municipalité, « les conditions de détention étaient si horribles que le taux de mortalité, en particulier infantile, atteignait des hauteurs insoutenables ») : mères espagnoles, mères juives, mères tziganes, puis au fil du temps mères françaises, etc., vivant dans la clandestinité ou subissant les dures restrictions de la Seconde Guerre mondiale. Au final, la maternité comptait des mères d’au moins vingt nationalités différentes.
Ainsi, entre 1939 et 1944, quelque six cents enfants, « tous condamnés à mort à cause de leurs origines ou des conditions de détention de leurs mères », ont vu le jour dans cet établissement courageusement dirigée par cette institutrice suisse devenue infirmière par nécessité… Au-delà des nouveau-nés, des grandes sœurs, des grands frères et d’autres nourrissons rescapés, allaités par les mères qui venaient d’accoucher, purent bénéficier du régime salutaire de la Maternité et être, eux aussi, sauvés d’une mort probable. Quand je te disais que c’était une histoire merveilleuse... « Un havre de paix au milieu d’un océan de souffrances, voilà ce qu’était la Maternité suisse d’Elne. » Un berceau d’humanité au cœur de l’inhumain… En outre, depuis la Maternité partaient chaque jour des milliers de repas et de rations de lait pour les camps.
Tout cela dans la plus grande discrétion possible, et avec le concours d’habitants du village offrant qui des vivres, qui des vêtements. Une histoire exemplaire et magnifique de femmes, assurant presque seules, à une douzaine, toutes les tâches. Ce sont « Les femmes oubliées », déclarait ce dimanche le maire d’Elne, Nicolas Garcia, lors de la réouverture publique de cette maternité, désormais lieu de mémoire. En ruines dans les années 90-2000, elle fut rachetée par la ville en 2005, rénovée et donc inaugurée officiellement ce 26 mai 2013, avec une exposition rappelant son histoire après la Retirada et durant la guerre mondiale jusqu’à ce que les nazis, apprenant son existence, interviennent pour la fermer définitivement.
Même du Nord, c’est ici aussi la Catalogne… et donc les discours, aussi informatifs qu’émouvants, ont tous été prononcés en catalan ; avant que la parole soit cédée à… Marina Rossell ! Oui, Georges, « ta » Marina, la grande Marina de la chanson catalane, habituée aux salles de spectacles les plus prestigieuses, celle que tu connais depuis ses tout-débuts, celle dont, séduit par son chant, tu t’étais empressé d’acheter ses cassettes de chansons, celle avec qui tu as tant chanté... Celle, enfin, qui t’avait rendue visite à Paris, fin 2011, pour te présenter son album Marina Rossell canta Moustaki en catalan [voir vidéo du sujet précédent]. Cette fois, Marina a tenu à venir de Barcelone pour cette occasion spéciale et des plus discrètes, pour la mémoire et l’amour. Et sa première pensée, devant une cinquantaine de privilégiés, a été pour toi. Pour l’amour et la mémoire. Grâce à elle, tu étais présent parmi nous, dans l’esprit et dans nos cœurs. Alors, Marina a pris sa guitare et, de sa voix sublime, elle a chanté sa version du Métèque – El Métec ! Quelle émotion…
S’adressant ensuite au public, toujours en catalan, elle a annoncé qu’un autre grand de la chanson l’avait priée de dire qu’il aurait également voulu être là, à Elne, mais que son cœur, lui, était avec nous… C’était Paco bien sûr, mon cher Jo ! Paco Ibañez, oui… avec qui tu as tant partagé, à la ville comme à la scène.
Et puis, autre surprise, Marina de souligner qu’elle était heureuse de pouvoir saluer aussi une grande dame de la chanson, qui passa les Pyrénées en février 39, rentra dans la Résistance et finit par se fixer ensuite à Banyuls, non loin de la frontière : madame Teresa Rebull ! « Je voudrais rendre hommage à une grande dame de laquelle je tiens toute notre histoire ; c’est elle qui me raconta la bataille de l’Ebre, la plénitude et la fin de la République espagnole [qui fut le premier régime démocratique au monde à nommer une femme ministre…], c’est elle qui m’expliqua la Résistance française et le maquis. Je dirais même que ma façon de chanter lui doit beaucoup… Et cette dame est vivante et elle est ici parmi nous ! C’est “la” Teresa Rebull ! »
Encore une amie à toi, mon cher Jo. Moi, cela faisait des années que je ne l’avais revue… Grande dame de la chanson catalane, elle fit une bonne part de sa carrière en France, se produisant même, dans les années 50, en première partie de Léo et de Georges. Quelle joie de la retrouver ici, de façon tellement inattendue, même si elle se déplace désormais en fauteuil roulant : « La chanson c’est fini pour moi… Mais, nous dit-elle une lueur de plaisir dans le regard, on ne m’a pas totalement oubliée : une journaliste du Point est venue m’interviewer récemment pour un prochain article ! » Quel plaisir aussi de la prendre en photo avec Marina Rossell ! Marina et Teresa, deux générations, un même chant…
Prix Charles-Cros 1979 pour son album Chants catalans, Teresa se souvient parfaitement de Paroles et Musique qui l’accompagna dans les années 80 et aussi du dernier article important que nous lui avions consacrée dans Chorus : « C’est Marc Legras qui l’avait écrit ! Comment va-t-il, Marc ? » C’était à l’été 2005 (n° 52, avec Souchon à la une), à l’occasion de la parution d’un coffret CD et de son autobiographie, Tout en chantant. Marc que tu aimais tant, mon cher Jo, et qui a réalisé avec toi le dernier florilège de tes chansons, Éphémère éternité... Comment disait Eluard, déjà ? « Il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous. »
L'AFFAIRE BRASSENS
Figure-toi aussi, le hasard faisant bien les choses (comme un dénominateur commun à tout cela), que la veille s’était déroulée au Théâtre municipal de Perpignan une soirée consacrée à ton maître et ami, Tonton Georges, qui dès 1954 t’encourageait à persévérer. Aux manettes, l’association « Les Copains d’après » (présidée par Michel Mariette) qui fêtait ce soir-là sa vingt-cinquième année d’existence. À l’affiche, L’Affaire Brassens, un groupe de quatre chanteurs-musiciens de haute volée dans un spectacle théâtralisé d’une exceptionnelle qualité, où le dénommé Brassens est accusé de tous les maux !
Tu aurais aimé voir ça, c’est sûr, car c’est peut-être ce qui s’est fait de meilleur en l’espèce depuis le « Brassens » de ton ami et fils spirituel Maxime Le Forestier. Formidable idée, empruntée au fameux « Tribunal des Flagrants délires » de Claude Villers (avec sa contribution vocale !), qui entraîne aussitôt l’adhésion du public. Chants et contrechants de toute beauté (mais jamais « à la manière de »), harmonie des cordes (une quinzaine de guitares sur la scène : arrangements de Jacques Gandon, grande pointure !), humour complice et pédagogie jubilatoire. Un spectacle aussi fin, riche et intelligent que possible pour donner à découvrir ou redécouvrir Brassens… quitte à se faire condamner à la fin à chanter une chanson de plus, tous ensemble – les quatre (Jean et Pascal Bonnefon, Jacques Gandon et Patrick Salinié), le témoin du jour, Davy Kilembé (toujours un invité régional chez L’Affaire Brassens, par exemple un certain Francis Cabrel dans le Gers…), dont la déposition consistait en une bien belle et originale version de Je m’suis fait tout p’tit, accompagnée à la basse électrique, et le public composant le jury. En l’occurrence la Chanson pour l’Auvergnat.
Commencée par un hommage pudique avec un instrumental du Métèque, la soirée s’achevait par ces mots où, d’instinct, dans le refrain, le Métèque se substituait à l’Auvergnat. Oui, mon cher Jo, ce soir-là c’est à toi, plus que jamais, « Toi l’étranger » que le croqu’-mort venait d’emporter « à travers ciel, au Père éternel », qu’on a pensé en chantant « Elle est à toi cette chanson »…
NB. Les deux vidéos de Marina Rossell, saisies au débotté (et au téléphone portable !) par Mauricette Hidalgo, sont livrées ici, non pas pour leur extrême qualité, bien sûr, mais pour le témoignage unique qu’elles constituent. Pour l’émotion, l’amour et la mémoire. On y entend des « clics » intempestifs : mille excuses, ce sont ceux de mon appareil photo qui ne me quitte jamais. Avant de regagner la région parisienne (Marina Rossell reprenait la route de son côté – de même que Cali… – pour un ultime adieu à l’ami Georges, lundi après-midi au Père Lachaise... non loin de l’endroit où repose Édith Piaf), nous ne voulions pas manquer la réouverture de la Maternité suisse d’Elne dont l’histoire nous avait beaucoup touchés. La vidéo que nous mettons en ligne est extraite d’un documentaire qui lui a été consacré ; Elisabeth Eidenbenz (que l’on aperçoit à la fin, s’exprimant en espagnol) est décédée à Zurich le 23 mai 2011 à l’âge de 97 ans ; le 12 juin elle aurait eu 98 ans.