Le colporteur de chansons
Il y a des dates impossibles à oublier : le 26 août 2003 est de celles-là qui marquait, avec la disparition de notre ami et collaborateur Marc Robine (à l’âge seulement de 52 ans), une perte irréparable pour la chanson française. Les médias n’en parleront pas davantage cette année que les précédentes, le « métier » restera fort discret à son sujet, mais les uns et les autres – du moins les vrais « pros » – savent combien la collectivité nationale est redevable à Marc Robine de son action sans pareille de préservation de notre patrimoine chansonnier.
C’est ainsi : il y a ceux qui occupent le devant de la scène et ceux qui sont cantonnés aux coulisses, malgré un rôle au moins aussi utile, si ce n’est davantage. Bref. J’aurais voulu ici tout rappeler, tout dire, tout expliquer en détail de ce qu’il nous a apportés (parler aussi de sa personnalité exceptionnelle : quel charisme il avait ! Avec lui, nos réunions de rédaction étaient un bonheur…), mais aujourd’hui encore je ne peux écrire sur Marc ni penser à lui sans une vive douleur. Néanmoins, pour ne pas participer au silence sinon à l’oubli généralisé, vous me permettrez de reprendre ici les textes que j’écrivis en ouverture et en conclusion du dossier spécial que nous lui consacrâmes dans le n° 46 de Chorus. S’il faut les lire en les remettant dans le contexte d’il y a (déjà) sept ans, pas un mot n’est à retrancher : le temps passé n’a rien fait à l’affaire, et le vide immense de son absence est toujours aussi présent. Il nous reste heureusement sa voix, comme un prolongement de son âme, dont la seule écoute nous écorche le cœur.
Homme à casquettes (ou plutôt à chapeaux !) d’une étonnante diversité, doué d’une exceptionnelle faculté de partage, d’une égale et rare compétence dans chacun de ses domaines d’activité, Marc Robine n’en redoutait pas moins la confusion des genres. Même si l’ensemble de ses occupations professionnelles convergeait toujours vers la chanson, il tenait à revendiquer d’abord sa vocation de chanteur. Quitte à parler de lui à la troisième personne : « Avant toute chose, avait-il écrit dans un texte autobiographique, dissipons un malentendu : malgré sa collaboration régulière à la revue Chorus et malgré les différents ouvrages qu’il a consacrés à l’histoire de la chanson, Marc Robine n’est pas un écrivain-journaliste qui se serait mis subitement à chanter ; mais un chanteur-musicien qui, après plus de dix ans de pratique professionnelle, s’est soudain découvert l’envie de parler de la chanson, afin de partager un peu ce trop-plein de passion qui l’animait. »
En fait, ces deux statuts étaient pour lui absolument complémentaires, et Marc n’a jamais songé à négliger l’un au profit de l’autre. Ainsi fêterait-il aujourd’hui son dixième album, Poétique attitude (le premier remonte à 1976, cinq ans avant qu’il ne commence à collaborer à Paroles et Musique), et s’apprêterait-il à attaquer son septième livre, sans ralentir pour autant sa participation à Chorus... Formé à l’école du folk, au début des années 70, Marc Robine s’est rapidement orienté vers l’écriture de ses propres chansons, tout en ponctuant ses récitals de titres empruntés à des amis comme Michel Bühler, David McNeil, Etienne Roda-Gil, Luc Romann... Toujours par souci de partager cette passion qui faisait de ce nomade dans l’âme un véritable « colporteur de chansons », ainsi qu’il aimait à se définir lui-même.
Si chacun de ses spectacles était une invitation au voyage, ses chansons d’errance, d’amour et d’aventures étaient des jalons d’itinéraire griffonnés en hâte sur un coin de bar, une banquette d’aéroport ou le couvercle d’un étui de guitare, comme « des feuillets épars d’un carnet de route jamais tenu à jour, jamais daté, jamais classé, jamais relié ». Un fragment de mémoire, porté par le regard attentif et tranquille d’un spectateur de passage dont les mots aimaient à se frotter à toutes sortes de musiques, et dont la soif s’étanchait à toutes sortes de rencontres. Un spectateur en éternel transit, curieux de la marche du monde et de l’histoire quotidienne de ceux qu’il croisait en chemin – pour quelques heures ou des pans entiers de vie.
Grand voyageur devant l’Éternel et aventurier textuel, mi-Corto Maltese mi-Hugo Pratt (qui lui dessinera d’ailleurs sa pochette de L’Errance…) ; héritier spirituel de Woody Guthrie et de Gaston Couté ; frère de cœur du Grand Jacques auquel il aura consacré ses plus belles pages ; Marc Robine, historien, collecteur et directeur artistique, nous lègue surtout une œuvre phonographique unique : son Anthologie de la chanson française, des trouvères à nos jours, véritable monument historique en quatre-vingt-dix albums ! Ni assez long ni jamais tranquille, le fleuve de sa vie a brusquement quitté son lit. Mais la source qui l’alimentait n’est pas près de se tarir et longtemps, longtemps, longtemps après que cet ami des chanteurs et des poètes aura disparu, sa chanson continuera de vivre en nous.
« J’aurais voulu lui dire je t’aime »
Raconter l’histoire de Marc Robine à Paroles et Musique et à Chorus reviendrait à écrire l’histoire de ces deux journaux, et il y faudrait tout un livre... voire plusieurs tomes ! Alors, au moment de refermer ce dossier sur l’un des personnages objectivement les plus importants que la chanson francophone contemporaine ait connu – l’un des plus compétents, actifs et « partageux » qui soient, jamais amer, jamais cynique ni pessimiste (bien que d’une extrême lucidité), toujours positif et enthousiaste, sans cesse tendu vers des lendemains qui chantent (au sens propre) et de nouveaux projets à mener à bien, comme on réalise ses rêves d’enfance –, on se limitera ici à poser quelques bornes pour la mémoire.
Marc Robine est venu au journalisme en autodidacte pour faire partager sa passion, dévorante mais non exclusive, pour la chanson (il avait bien d’autres centres d’intérêt, de Cendrars à Moitessier en passant notamment par le polar, la BD, la Formule 1 ou les Amérindiens... !). Pas d’études journalistiques spécifiques, mais une culture générale aussi vaste que sa mémoire était phénoménale, une connaissance approfondie des techniques et de l’histoire de la musique, et une force de conviction hors du commun : le tout mis au service de la chanson – qu’il connaissait comme sa poche et vulgarisait (surtout du temps des trouvères à l’avènement des grands ACI) comme personne –, c’était Marc Robine, auteur, biographe, conférencier, journaliste.
Très vite, j’ai compris son fonctionnement en la matière, qu’il s’agisse de presse ou d’édition : inutile de lui demander d’écrire sur des artistes qui le laissaient indifférent. Marc Robine était tout le contraire de ces mercenaires de la plume qui sévissent sans complexe et sans scrupules au service du plus offrant. Il ne travaillait que sur (ou avec) des artistes qu’il aimait vraiment, « têtes d’affiche » ou illustres inconnus – la notoriété n’entrait pas en ligne de compte dans ses choix –, ou appréciait pour leurs grandes qualités professionnelles (quand celles-ci étaient indéniables, sauf à être d’une parfaite mauvaise foi ou à refuser par commodité sectaire d’ouvrir les yeux – et les oreilles ! – sur la réalité, toutes choses parfaitement étrangères à Marc).
D’emblée, il me cita un mot d’Aragon qui définissait à la perfection sa conception du métier : « La critique doit être une pédagogie de l’enthousiasme. » Une assertion qui résumait aussi, grosso modo (car ce n’est pas toujours possible de l’appliquer à la lettre), notre ligne éditoriale...
Flagrant délit
Une fois prise la décision de créer Paroles et Musique (et le premier numéro de juin 1980 en route), entre autres journalistes pressentis par nous pour former l’équipe première du « mensuel de la chanson vivante » (comme Marc Legras), je sollicitai en particulier Jacques Vassal (alors chef, au « vrai » Rock & Folk, de la rubrique « Les Fous du Folk » et auteur notamment d’un ouvrage de référence sur la chanson française, Français, si vous chantiez). Prudent, il attendit de voir le n° 1 de P&M pour croire vraiment ce que je lui avais annoncé, mais dès le n° 2 il devint l’un de ses piliers essentiels et ce jusqu’à son ultime numéro d’avril 90 – le n° 100 (avec Renaud à la une, en vendeur de journaux à la criée, P&M en main et dans la sacoche) !
Un numéro dont Marc Robine réalisa le dossier spécial, « L’interview de la décennie » (à partir des propos recueillis tout au long des 99 numéros précédents), plaçant, en exergue, une citation de Woody Guthrie (tirée de Cette machine tue les fascistes, livre traduit par... Jacques Vassal). À relire aujourd’hui ce texte choisi de Woody, c’est Marc que j’entends : « Je hais une chanson qui vous dit que vous n’êtes bon à rien. Je hais une chanson qui vous fait penser que vous êtes né pour perdre. Bon pour personne. Bon pour rien. [...] Je suis là pour combattre ce genre de chansons jusqu’à mon ultime souffle d’air et ma dernière goutte de sang. Je suis là pour chanter des chansons qui vous prouveront que ce monde est à vous. [...] Je suis là pour chanter des chansons qui vous rendent fier de vous et de votre travail. Et les chansons que je chante sont faites, pour la plupart, par toutes sortes de gens à peu près comme vous. »
Des années plus tard, fidèle à ses idées comme à ses amis, Marc (dans la « Rencontre » que Chorus n° 22 lui consacrerait en qualité d’artiste – la seule en onze ans d’existence, car nous nous étions interdits, par souci déontologique, d’en faire trop sur l’un des membres de notre équipe) compléterait les propos du génial folk-singer américain. « La chanson n’appartient à personne, disait Marc à Serge Dillaz. Elle circule et si les gens la fredonnent, elle traverse les siècles. Quelqu’un comme Woody Guthrie ne mettait jamais de copyright sur ses chansons. Mais sur l’un de ses recueils, on trouve cette phrase fabuleuse, que je fais mienne : “Celui qui sera pris en flagrant délit de chanter l’une de ces chansons sans ma permission a toutes les chances de devenir l’un de mes bons copains”... »
C’est donc Jacques Vassal qui nous présenta Marc, fin 1980 ou début 81, je ne sais plus exactement ; l’essentiel étant que nos routes respectives, professionnelles et affectives, seraient dès lors et jusqu’au bout étroitement mêlées. Sur les six livres que Marc a publiés, j’en ai fait quatre avec lui en tant qu’éditeur et/ou directeur d’ouvrage : Cabrel d’abord, Julien Clerc dans la foulée, Brassens ensuite, Brel enfin... Brel surtout dont le contrat d’édition initial fut signé entre lui et « Hidalgo Éditeur » dès 1988 ! Dix ans de travail acharné et sans concessions pour un livre reconnu aujourd’hui (y compris par les collaborateurs les plus proches de Brel : Corti, Jouannest et Rauber) comme la référence absolue. Que de peaux de banane, pourtant, glissées sous les pieds de l’auteur, que de menaces proférées contre l’éditeur par des malfaisants, envieux... et pas forcément désintéressés.
Pour la petite histoire, le premier article de Marc dans Paroles et Musique fut une rencontre avec Luc Romann (l’auteur du Temps des chevaux...) dans le n° 9 d’avril 81. Suivit une autre dans le n° 11 avec Henri Gougaud, et après deux pages consacrés par Jacques Vassal à Robine-le-chanteur dans le n° 20 de mai 82, Robine-le-journaliste fit son entrée en fanfare chez nous en coréalisant, avec Vassal, le dossier... Brel du n° 21 (été 82). La suite se confond intimement, je l’ai dit, avec l’histoire du mensuel puis avec celle de Chorus où Marc, à son tour, fit entrer d’emblée Michel Bridenne (qui lui avait dessiné plusieurs pochettes d’albums, dont Le Temps des cerises) et Jean Théfaine...
Rendez-vous dans dix ans
À la parution du Cabrel, à l’automne 87, Marc nous fit cette dédicace : « Notre premier livre ensemble. Vivement la suite... » Elle ne tarda guère puisque son Julien Clerc sortit début 88 : « Déjà dix ans de route ensemble. Quelle aventure ! Rendez-vous dans dix autres. » S’il anticipait quelque peu la durée de notre collaboration passée, en revanche le rendez-vous qu’il nous fixait allait être tenu, ô combien ! En septembre 98 paraissait son Grand Jacques (le roman de Jacques Brel), sitôt couronné du Grand Prix de Littérature de l’académie Charles-Cros ; et après des centaines voire des milliers de feuillets publiés dans cette revue qu’il aura voulue au moins autant que nous, et marquée à jamais de son empreinte*, en 2003 il trouvait encore le moyen – en l’espace de seulement six mois ! – d’écrire le dossier consacré à Jacques Bertin (n° 42), de cosigner celui sur Johnny, en effectuant un travail biographique et d’analyse incroyablement minutieux (n° 43), puis de raconter la vie et l’œuvre de Ferré (n° 44), Léo qu’il fut d’ailleurs le dernier à interviewer (lire son témoignage à ce sujet dans Chorus n° 40, p. 35)… pour la toute première « Rencontre » de la revue !
Tout cela – qui, une fois de plus, montre le formidable éclectisme du personnage – en poursuivant d’un numéro à l’autre son extraordinaire série sur l’histoire de la chanson française** (via les auteurs), puis en y mettant le point final – comme s’il avait voulu remplir tous ses engagements avant de plier bagage – pour le n° 45 de l’automne...
Entre autres projets d’écriture, il devait maintenant s’attaquer, sous la forme d’un tête-à-tête avec l’un des plus grands artistes actuels (de ses amis), à un nouveau livre, pour le « Département Chanson Fayard/Chorus »... Plein de dossiers aussi en vue pour Chorus... Mais aujourd’hui c’est lui, Marc Robine, que Chorus épingle à son tableau d’honneur ! Une « consécration » certes on ne peut plus méritée, mais qui constitue vraiment la dernière des choses à laquelle nous aurions voulu sacrifier. Si c’est là, vieux frère, le seul stratagème que tu as trouvé pour qu’on te dise enfin je t’aime***, le prix est cher à payer, mais c’est sûr... t’as gagné, mon salaud !
*Je n’ose penser dans quel état l’aurait laissé l’annonce, par un simple coup de fil et sans la moindre concertation préalable avec les membres de sa rédaction, de la cessation de parution immédiate de Chorus...
**J’y ajouterais finalement un avant-propos et une postface pour l’éditer en livre : Il était une fois la chanson française, 2004. Autre ouvrage posthume de Marc Robine paru en 2006 chez Fayard/Chorus : Charles Aznavour ou le destin apprivoisé, dont son collègue de Chorus, Daniel Pantchenko, accepta de reprendre le manuscrit (le premier tiers environ en était déjà écrit) pour le mener à son terme.
*** « J’aurais voulu lui dire je t’aime / Et c’est à vous que je le dis... » (Lucienne, album L’Errance, 1990), paroles et musique de Marc Robine.
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NB. Le dossier spécial de Chorus dont sont extraits ces articles comportait trente pages : une longue bio-œuvre (signée Jacques Vassal), une présentation commentée de sa bibliographie (par Serge Dillaz), des témoignages de ses amis et proches (dont ceux de Francis Cabrel et Julien Clerc recueillis par Jean Théfaine), un autre écrit par Didier Daeninckx, un rappel de l’extraordinaire travail mené en commun chez EPM avec son complice François Dacla (par Daniel Pantchenko), un compte rendu de la soirée hommage qui eut lieu le 13 octobre 2003 à la Maroquinerie, la veille de ce qui aurait été son 53e anniversaire, des repères biographiques, sa discographie (dix albums personnels, instrumentaux et de chanson, et de nombreuses participations à des disques collectifs)… enfin, une très émouvante « Lettre-océan » d’Hélène Triomphe-Robine, à qui ce sujet de Si ça vous chante est évidemment dédié.