Vendanges d'automne (5)
Des vendanges au bistrot, un certain temps s’écoule, nécessaire à laisser se bonifier le jus de la treille. Le raisin de la dernière récolte devra patienter encore un peu avant de prétendre un jour, peut-être, après fermentation et maturation suivies de près, figurer auprès des grands crus du bistrot préféré de Renaud. Mais les personnages incarnant ceux-ci ont eu aussi à faire leurs premières armes – parfois hésitantes et brouillonnes, parfois péchant d’influences plus ou moins visibles, comme c’est naturel – quitte à être brocardés par des critiques péremptoires et manquant cruellement de « vista », dont tout le monde aujourd’hui a oublié le nom. Alors, laissons le temps au temps et apprécions à leur juste valeur nos fruits de saison, les saveurs (et même les délices) du moment présent (étiquetés de C à E pour cette livraison). En attendant demain (qui sera sans cesse un autre jour), pourquoi se priver ? À la bonne vôtre, avec la chanson nouvelle !
• CHANTEURS LATINS : Tres, Cuatro ; 12 titres, 64’08. Contrairement à ce que laisse penser son titre, il s’agit là d’un album revisitant le répertoire de Brassens. Un de plus ! En français dans le texte mais en mode salsa, et ça fonctionne aussi bien que l’avait fait Yuri Buenaventura avec Brel. Fruit de la rencontre à Montpellier (à travers Philippe Carmona et Sylvain Gilles) d’un tres cubain et d’un cuatro vénézuélien, ce premier album s’aventure aussi sur les terres de Gainsbourg et propose quatre inédits du groupe. Prod. Association De Bouche à Oreille / Label de Mai, 27 rue du faubourg Figuerolles, 34070 Montpellier (site du groupe).
• ALAN CÔTÉ : Chercher son ours ; 12 titres, 52’15, digipack 3 volets. J’ai dit ici l’extraordinaire autant qu’émouvante impression que m’avait procurée la découverte, en Gaspésie, du Village en chanson de Petite-Vallée (« expérience » absolument unique, à ma connaissance, dans l’espace francophone : faire vivre presque tout un village par et pour la chanson). À sa tête, un tendre colosse, Alan Côté, lui-même artisan (fin et habile) en chanson. Après Chanter plus fort que la mer, voici son premier véritable album, paroles et musiques, en solo. Enfin, façon de parler car les Chanteurs du Village (Jérôme Béland, Fanny et Gilles LeBreux, Marie-Josée Roy et Danielle Vaillancourt) sont évidemment du voyage ainsi que Bïa, Pierre Flynn et Michel Rivard. Cette chanson-là, authentique dans tous les sens du terme, est la définition même de la chanson vivante. Nul n’est obligé de partager mon avis (mon ressenti, plutôt), mais je fonds littéralement en écoutant Noël 46, une histoire vécue de rescapés du Saint-Laurent (« Ce jour-là, les gars revenaient des chantiers / Pour le long congé de Noël / Quand l’avion plongea dans le fleuve glacé / Leurs prières montèrent vers le ciel / […] Rassemblez les gars, défiez l’hiver / Grand-père les a vus du coteau / Branle-bas de combat, pour prendre la mer / Il faut déglacer les bateaux… »), ou Bonbons sucrés : « …Dans chaque maison / Y a une histoire / Couteaux tirés… / Dans notre maison / Y a des chansons / Qui aiment entrer. » Dans ma maison aussi, pas vrai Félix ; et dans notre maison d’amour, donc : pas vrai les amis qui la fréquentez ?
Alan Côté – Noël 46
Chercher son ours ? Un Quichotte évident de Si ça vous chante. Et mon disque de chevet, qui me dresse le poil sur la peau (« C’est pour la paix que je travaille / Loin des canons je vis en liberté / Je façonne l’acier qui sert à la semaille / Et ne forge le fer que pour l’humanité », Le Forgeron de la paix) et me fait monter les larmes aux yeux (J’ai pris le même vol que toi, dédié à Sylvain Lelièvre). Production Alain Côté et le Village en chanson de Petite-Vallée, C.P. 1016, Petite-Vallée, Québec, Canada, G0E 1Y0 (site de l’artiste).
• STÉPHANE CÔTÉ : Des nouvelles ; 14 titres, 42’59. Second album d’un ACI québécois de 39 ans (sans rapport de parenté avec le précédent), repéré par Chorus à son premier essai (transformé !), Rue des balivernes, en 2005. Tout un univers, dans le fond, l’écriture, l’imaginaire, comme dans la forme, les mélodies, l’orchestration. Pas étonnant : il sort sur le label de Bori (voir précédemment dans ces « Vendanges d’automne »). À signaler un livret très original en forme de journal… et son passage à Paris, les 18, 19, 25 et 26 octobre, au Sentier des Halles. Productions de l’Onde-Productions Bleu de Plume, Montréal, distr. Europe : Space – 1-fos@space-enligne.com (site de l’artiste et site de l’album).
• LA COTERIE : Les Gens ; 13 titres, 35’07. Quand les Têtes Raides, une bonne part du groupe du moins (Christian Olivier, Serge Bégout et Grégoire Simon) se mêlent de chanson « jeune public », ça gratte, ça tape, ça souffle, ça chante et ça joue, avec intelligence, pour tenter de répondre à ces questions : c’est quoi les gens ? C’est qui les gens ? C’est fait comment ? Et comme dirait Renaud, c’est quand qu’on va où. D’autres artistes venus d’horizons divers s’associent au grand bazar joyeux (fréquenté aussi bien par des extraterrestres, des éléphants et des fantômes que des SDF) de cette Coterie. Et musicalement, ça déménage ! Production Mon Slip, distr. Fnac (site du groupe).
• GAËLLE COTTE : Vole, vole ; 9 titres, 32’10. Interprète qui chante comme elle respire, enfant de Nougaro et Piaf, « la trentaine épanouie, sensuelle et généreuse », elle choisit très tôt la chanson, le jazz et la scène pour s’exprimer. Fruit de sa rencontre avec un guitariste finlandais, co-compositeur de l’album, coécrit avec Dodie Gréau, Matthias Vincenot, Arbon, Céline Caussimon et Frédéric Pagès, ce premier opus est celui d’une femme libre « qui assume son grain de folie et sa révolte contre tous les égoïsmes ». Production Plas & Partners, distr. : rleclerc@plasetpartners.com (site du label où écouter et voir des chansons de Gaëlle Cotte, ainsi que d’Arbon).
• GÉRARD DELAHAYE : 1000 chansons de voyage, d’amour, d’eau, de pluie, de soleil, de pirates, de rêve, d’animaux, de rire, d’amitié, de fraternité, de San Francisco, de Bretagne, de la Terre ; 12 titres, 42’18, digipack 3 volets. Que dire après un tel titre, qui est tout un programme (enchanteur) à lui seul ? Qu’on ne présente plus Gérard Delahaye, à moins d’être obstinément sourd et aveugle au meilleur de la création chantée, qu’il s’adresse aux adultes, aux enfants comme ici… et/ou aux adultes ayant conservé leur âme d’enfant. « Oui, j’ai écrit et composé 1000 chansons… assure Gérard. Mais si certaines peuvent survivre des années, la plupart ont une existence très brève ! En tout cas, la 1000e est dans cet album, à vous de la trouver… » Serait-ce La Petite Marseillaise, que l’on a pu écouter et voir en primeur sur ce blog (cf. « À chacun sa Marseillaise ») ? Toujours est-il que ces chansons racontent toutes une histoire, c’est intelligent et passionnant, autant que les musiques et arrangements sont entraînants, pleins d’influences bienvenues en situation, et le chant particulièrement complice. 1000 chansons… et maintenant, même si c’est pas cher payé, un Quichotte pour Gérard Delahaye ! Dylie Productions, distr. Coop Breizh (site de l’artiste).
• HENRI DÈS : Contes d’enfance n° 1 ; 6 plages, 68’02. Autre album « jeune public » d’un autre grand de la chanson pour enfants ; en l’occurrence de l’artiste qui a réussi l’exploit d’ouvrir à celle-ci une voie alternative aux goyâneries aussi étouffantes que dominantes des années 70-80. Mais, fort de son œuvre en la matière (qui n’a d’égale que celle d’Anne Sylvestre, avec ses Fabulettes), Henri Dès semble vouloir constituer à présent une collection de contes dits, comme l’annonce la mention « N° 1 ». Ce premier numéro, donc, propose Le Petit Poucet et Le Chat botté de Perrault, Le Vilain Petit Canard d’Andersen, Le Petit Chaperon Rouge d’après Perrault et les Frères Grimm et deux contes de la tradition orale, Les Trois Petits Cochons et Boucle d’or. L’interprétation savoureuse du narrateur est soutenue par les musiques d’Olivier Delevingne jouées en acoustique par cinq musiciens. À noter qu’Henri Dès se produira à Paris dans son tour de chant « Tout simplement », en trio (clavier, batterie et lui-même à la guitare), à l’Espace Cardin du 26 au 28 novembre et du 3 au 5 décembre (séances à 14 h 30, 16 h 30 et 19 h 30, reservation@victorie-music.com). Productions Mary-Josée, distr. Universal (site de l’artiste).
• BENOÎT DORÉMUS : 2020 ; 12 titres, 38’03. Malgré son jeune âge, une vieille connaissance de Chorus et de Si ça vous chante (voir « Alors… Chante ! 2 »). Un enfant de la génération Renaud (lequel a produit son premier véritable album, Jeunesse se passe, fin 2007, reprenant sept titres de son opus autoproduit de 2005, Pas en parler) qui peu à peu a su se dégager de l’influence prégnante de celui-ci. Aujourd’hui, Benoît Dorémus est non seulement quelqu’un de très attachant (ce qui ne gâte rien) mais un des ACI actuels les plus intéressants aux plans musical (famille Renan Luce pour les mélodies) et textuel. Quelqu’un qui ose dire les choses, avec une écriture moderne (que Frédéric Dard, j’en suis sûr, aurait appréciée) sans crainte de s’exposer lui-même : « Deux s’condes pour vous parler d’ma pomme / C’est peut-être mon dernier album / Pas au sens où j’veux plus en faire / Mais dans l’sens où dans c’genre d’affaire / Y a une énorme prise de risques / Y a une énorme crise du disque / Moi qui dis tout depuis l’début / J’vais pas vous la faire en rébus / Ah ! moi les gars je suis un soucieux / Super veinard superstitieux / Ceux qui n’étaient pas là je leur dis / De l’autre côté de l’ordi / Je cramponne un permis d’chanter / À coups d’concerts à coup de trac / À coups d’grass’ mat’ entre chaque / Intermittent comme le destin / J’ai ce métier dans les intestins / […] Ah ! moi je suis pas visionnaire / Ni Hugo ni Apollinaire / Mais je glisse en subliminal / L’idée qu’un disque au final / C’est une âme… dans un objet. » Qu’écrivais-je donc dans « C’est déjà ça »… ? Prod. Capitol, distr. Emi (site de l’artiste).
• JOSEPH EDGAR : Y a un train qui s’en vient ; 11 titres, 43’42. Il y a les disques que l’on reçoit, et puis il y a les rencontres en direct, y compris les plus inattendues, comme celle de Joseph Edgar, jeune ACI (feutre noir et bouc idem) qui s’en venait du Nouveau-Brunswick au théâtre des Trois Baudets, le 29 septembre dernier, le soir où nous y organisions une soirée privée… Échange rapide d’impressions, poignée de mains franche… et album en cadeau. Un vrai de vrai, car si j’ignorais tout de cet artiste à ce jour (membre fondateur du groupe acadien 0° Celsius, premier album solo en 2004, La Lune comprendra, deuxième en 2006, Oh ma ma), son troisième opus est une jolie ballade acoustique (cordes, claviers, cuivres, acordéon, percussions…) qui invite au voyage et nous évoque un certain Zachary Richard (voix et accent inclus). Zachary ? Tiens, son nom est cité dans les remerciements… Autoproduit, distr. Plages, Caraquet, N.-B. (site de l’artiste).
• EDWARD (pour les intimes) : Ma guitare est dérisoire ; 13 titres, 47’38. Sa guitare ? Sur la pochette (où l’homme, barbe noire à la Delerm, est assis, instrument en mains, dans un fauteuil, une femme derrière lui), son manche pend mollement vers le sol… Un premier album en solo pour un ACI qui a déjà de la bouteille (groupes d’électro-pop, musique de film…). Flegme, fantaisie, autodérision (Le Mâle alpha, Carla, Psychopathe, La Ballade de l’homme préhistorique, Le Playboy de Paris…), univers électro-groovy et pop, Edward (pour les intimes) avoue raffoler des Michel (Berger et Polnareff en particulier) ; on pourrait ajouter sans grand risque de se tromper un certain Gainsbourg voire un probable Dutronc. Mais le traitement musical (à l’instar d’une Jeanne Cherhal récemment, il a presque tout fait dans l’album, jouant lui-même de chaque instrument), la rythmique omniprésente, la voix parfois mixée en retrait risquent de décourager plus d’un amateur de chanson pour qui le fond, l’émotion, prime sur l’emballage – aussi sophistiqué soit-il. Quand même, artiste à suivre… Prod. Blue Bear, distr. Wagram (site de l’artiste).
• NATACHA EZDRA : Chante Jean Ferrat – Un jour futur ; 18 titres, 62’43. De l’émotion ? En veux-tu en voilà ! À ses qualités, connues et reconnues, d’interprète sensible, dans le sillage de ses grandes aînées, Natacha ajoute en l’occurrence la particularité d’avoir vécu son enfance à Antraigues, le village de Jean Ferrat, qui plus est au café « La Montagne » ouvert par ses parents Jacques Boyer et Odile Ezdra, grands amis de l’auteur de la chanson éponyme. Alors, quand elle lui a demandé « l’autorisation » de créer un spectacle qui lui soit entièrement consacré (lire à ce sujet le témoignage de Natacha dans le Jean Ferrat de Daniel Pantchenko), il n’est guère étonnant que celui-ci se soit montré enthousiaste. Seul regret de part et d’autre : qu’il n’ait pu assister à sa création (« Chère Natacha, lui écrit-il, J’aurais aussi aimé être là, mais je sais que tu es très bien entourée ! Et que le plaisir sera partagé avec, sans nul doute, beaucoup d’émotion. » L’entourage ? Trois musiciens (accordéon, accordina, guitares, flûtes, psaltérion…) avec Patrick Reboud à la direction musicale et aux arrangements (sauf pour Nuit et brouillard, signés Léo Nissim). Enregistré en public, cet album (son troisième en dix ans) reprend l’intégralité du spectacle créé à l’automne 2009 : dix-huit chansons qui composent un panorama judicieux du répertoire de l’Ardéchois d’adoption, inclus La Matinée que Natacha chante en duo avec Serge Utgé-Royo. Prod. Édito Musiques, distr. Rue Stendhal (site de l’artiste).
(À SUIVRE)