Des « années Paroles et Musique »
aux « lendemains qui chantent »
Les nouveautés vont plus vite que la musique… et que Si ça vous chante. Alors, voici sans plus tarder – après les sorties de l’automne et de l’hiver (voir les différents articles de la rubrique « Actu Disques et DVD ») – une première sélection printanière d’une nouvelle série de critiques. Consacrées à la fois aux artistes des « Années Paroles et Musique » (les décennies 70-80), aux représentants de la « Génération Chorus » (années 90-2000) et aux talents en herbe qui nous promettent des « Lendemains qui chantent », brassant indistinctement (et volontairement) les genres musicaux, elles n’obéissent ici qu’à un seul ordre, l’ordre alphabétique.
À vous, amis lecteurs et lectrices, de faire le bout de chemin complémentaire qui peut et doit – si ça vous chante – vous apporter tout plein de petits bonheurs, à l’aide du site de chaque artiste et/ou d’une chanson audio ou vidéo extraite de son disque. Précision : ces nouveautés peuvent très bien concerner des albums de plusieurs mois d’âge. Contrairement à ce que laisse croire la société du spectacle qui vit à flux toujours tendu – un produit chassant aussitôt le précédent –, une œuvre artistique, qui a souvent demandé des années de travail à son auteur, n’est pas frappée de péremption au bout de quelques semaines. C’est même le temps qui, en apportant le recul nécessaire, vous permet de mieux apprécier l’œuvre en question ; c’est le temps aussi qui bonifie (éventuellement) celle-ci aux yeux et aux oreilles de tous.
Voilà. Ça vous chante ? Alors, c’est parti. De A jusqu’à Z… comme le nouvel album de Michel Arbatz. Avec par-ci par-là un « Quichotte » pour distinguer et incarner le meilleur du meilleur... à l’instar de ce premier disque pour démarrer vite et fort.
Michel Arbatz
Son premier album date de 1975. Le précédent, Retrouver le Sud, de 2007. « Chanson, poésie, théâtre, stages, livres et disques : discret mais hyperactif, Michel Arbatz est souvent là où on ne l’attend pas. De Charlie Mingus à Robert Desnos, d’Armand Gatti à Leonard Cohen, l’homme n’oublie rien de ses passions artistiques » (J. Vassal, cf. Chorus n° 60). Avec ce dixième opus, ce jongleur de mots souvent jubilatoire (on pourrait ajouter Brassens, Boby Lapointe et Nougaro à ses références) n’est pas loin de son apogée créatrice. « J’ai écrit ces chansons, dit-il, sans penser à rien revendiquer, qu’à dire quelques petits bobos qui m’encombrent, comme le départ des abeilles, les lointaines banlieues, le sabre qui fend Jérusalem et un certain retour d’obscurantisme. Qu’on pardonne mon envie de mordre, nous avons souvent le plaisir du chant malgré le monde. J’ai partagé ce plaisir avec Olivier-Roman Garcia, mon frère de scène. Il a, malgré son jeune âge, la gaieté de qui est allé au fond des choses et en est revenu rassuré, comme dit Romain Gary… Et comme rien ne vaut le pain qu’on fait à la maison, nous avons réalisé cet album de A à Z avec notre grain et nos rêves d’artisans. »
Musicalement, le jazz, le flamenco, le rap, la saudade et autres ingrédients épiçant la chanson française (bandonéon, oud, sanza, percussions, accordéon, violoncelle, guitares, mandoline, basse…) alternent ou s’épousent pour le meilleur et le sourire, la tendresse et l’ironie. Des franquistes canonisés en groupe par Benoît XVI à l’histoire de la Vénus hottentote, le constat n’est jamais amer mais lucide en diable. Comme la morale d’un Piaf de music-hall : « J’ai fréquenté des condors / Mais j’étais pas pigeon et j’étais pas rapace / Dans c’métier si tu t’endors / Tu t’fais bouffer tout cru si t’as pas d’carapace… » Mais « Te fais pas de souci / Y a toujours du mouron / Pour les petits oiseaux ! »
Michel Arbatz – La Vénus du Cap
• Michel Arbatz : De A à Z, 14 titres, 50’56. Prod Babel-Zigzags, distr. Mosaic Music (site Internet).
Morice Benin
S’il s’agissait d’un autre artiste, plus dans la norme, on pourrait parler de quarante ans de « carrière », née dans le sillage de Mai 68, avec un premier album, Peut-être, sorti d’emblée en autoproduction (ou plutôt en autogestion) en 1973. Mais Morice Benin, qui n’est pas dans la marge pour autant, se produisant régulièrement sur scène et sortant non moins régulièrement des albums (celui-ci est son trentième, sans parler de ses créations pour le jeune public !), aura vécu sa vie d’auteur, de compositeur et d’interprète en dehors de tous les canons du « métier ». Une voix vibrante, douce et lyrique, une écriture fluide, un sens de la mélodie (arrangements et toutes parties musicales – claviers et cordes – de Patrick Leroux) et une soif inextinguible « d’autre chose » : « Nous n’avons que trop espéré / Le miracle du grand soir / D’être soumis nous a livrés / Au Minotaure dans les miroirs / Nous avons soif d’autre chose / D’un soupçon d’amour, d’une pause… »
Morice Benin – La Tendresse
Les titres de ses chansons parlent d’eux-mêmes : L’Élan, Le Sursaut, Vie sacrée, Soif, Guetteur, In vitro (« Nous étions tous des Don Quichotte / Chargés d’entretenir le feu / Mais par une étrange alchimie / Le sablier s’est inversé »)… Quinze chansons – dont une, sublime, du trop méconnu Bruno Ruiz, Des forces (« Comme des soleils tatoués / Sur des plaies jamais refermées… ») – et une reprise signée Noël Roux et Hubert Giraud en 1966, offerte ici en bonus mais surtout en forme de synthèse : « On peut vivre sans la gloire qui ne prouve rien / Être inconnu dans l’histoire et s’en trouver bien / Mais vivre sans tendresse, il n’en est pas question / Non, non, non, non, il n’en est pas question… » Benin et Bourvil, même combat humaniste.
• Morice Benin : L’Élan, 16 titres, 48’41. Production Diffusion Mosaic Music (sites Internet et Myspace).
Jacques Higelin
Même s’il avait enchanté Trenet dans l’intervalle, on avait dû attendre huit ans entre Paradis païen (1998) et son dernier album de créations originales, Amor doloroso (2006), réalisé avec et chez Rodolphe Burger (ex-Kat Onoma), en Alsace. Trois ans seulement ont suffi cette fois pour que Jacques Higelin fasse rebelotte avec Rodolphe (et Dominique Mahut) à la réalisation. Et cet album enregistré comme un « live », à l’aide d’une bande d’excellents musiciens (dont ceux d’une section de cuivres), ne saurait mieux porter son nom : ce Coup de foudre atteint sa cible en nous faisant non seulement retrouver le meilleur Higelin, mais en fusionnant en outre les couleurs de sa riche palette.
Il opère en effet la fonction entre toutes ses périodes (des Chansons d’avant le déluge à Champagne pour tout le monde en passant par Irradié, Alertez les bébés ou encore Aï, époque Bercy 86), tous les genres musicaux qu’il a abordés et su adapter (et homogénéiser !) à sa personnalité jusqu’à en faire un registre à nul autre pareil, sa marque de fabrique. Entre rock, musiques noires, folksong, chanson d’auteur et mélodies sautillantes ou tendres (avec des titres pour la plupart de quatre à sept minutes), on ressort de son écoute le cœur en joie.
À noter une reprise on ne peut plus de circonstance de sa chanson de 1976, Aujourd’hui la crise : « C’est dur aujourd’hui peut-être / Demain, ça s’ra vachement mieux… » À laquelle fait drôlement écho une Valse MF (« C’est la fin des asticots / Y a trop de gens sur le carreau… / Ça s’arrangera pas d’sitôt / Va falloir montrer les crocs / Avant qu’ils nous serrent la laisse / Autour du garrot »). En attendant ces fameux lendemains qui chantent ou la fin des haricots (la faim des asticots ?), frère Jacques (cher « Jacquot de Pantin »), tu nous enchantes toujours autant, et nous, on t’aime toujours plus !
• Jacques Higelin : Coup de foudre, 12 titres, 52’53. Prod. Capitol/EMI (site Internet)
Karimouche
J’ai dit tout le bien que je pensais de Karimouche à l’occasion de la dernière édition, en octobre 2009, des Musicales de Bastia (lire, écouter et voir Le Joli Fil), où cette jeune femme qui a fait ses premières armes dans l’ex-capitale des Gaules avait été distinguée à l’unanimité par le jury du prix des Découvertes que je présidais. « Une gouaille mi-banlieue mi-Audiard, des sentiments qui n’ont pas froid aux yeux, des mots qui bousculent les mollesses du quotidien, une autodérision délirante… » L’intéressée nous avait d’ailleurs annoncé la signature de ce premier album chez Atmosphériques, label (indépendant) de qualité s’il en est qui a parié au départ sur Louise Attaque, Abd Al Malik, Les Wriggles et autres Joseph d’Anvers. Je n’en rajouterais donc pas, sinon pour préciser que Karimouche ne fait pas « de la chanson moraliste », préférant « raconter des histoires, l’écriture cash, les mots simples, les situations très imagées, comme des courts métrages ». Si elle adore Fréhel et Piaf, elle ne s’inscrit pas dans ce registre de chanson réaliste : « Dès que j’essaie le truc joli ou un refrain poétique, ça part dans l’humour. » Dont acte, sachant toutefois que l’humour « donne le courage de jouer tout ce qu’on ne peut pas assumer à visage découvert… »
Au plan musical, cet Emballage d’origine – mélange « de choses chantées, d’autres slammées, rappées… », d’une façon toujours enjouée – recouvre un bien beau paquet-cadeau empli de claviers (Jean-Pierre Caporossi qui l’accompagne sur scène et Julien Costa qui signe les arrangements), de guitares, de violon, d’accordéon, de tablas… et bien sûr de l’Human Beat Box (alias Kosh) qui complète sa « formation » actuelle de scène. N’en doutez pas : Carima Amarouche, alias Karimouche, touche les fidèles de chanson et ceux qui n’en écoutent pas, les fous des musiques urbaines et ceux qui n’en écoutent pas. Border line, comme on dit aujourd’hui. Écoutez donc son Firmin du boulevard Clichy : mine de rien, on n’est pas loin, dans l’inspiration, de chez Fréhel…
• Karimouche : Emballage d’origine, 10 titres, 37’03. Prod. Atmosphériques, distr. Pias (site Myspace).
La Blanche
Après Michel Rocard, autoproduit de 2002 en « hommage » à l’initiateur du RMI, puis l’autoproclamé Disque d’or de 2006 (avec l’iconoclaste La Mort à Johnny : « Aujourd’hui ça n’va pas fort / Car aujourd’hui Johnny est mort / Ça n’va pas fort aujourd’hui / C’est la faute à la mort à Johnny »), cet Imbécile heureux est le troisième album d’Éric La Blanche, ACI originaire de Lyon (encore Lyon, décidément, quel vivier de talents !). « Des chansons gaies en forme de nouvelles, d’autres un peu cruelles, d’autres encore carrément noires », annonce l’artiste qui parle aussi de « comédie du bonheur ». L’album tout entier apparaît en effet comme un exorcisme de ce monde qui part à vau-l’eau…
La Blanche – Effondrement
Les musiques (claviers, cordes, percussions, batterie et cuivres arrangés par Nicolas Deutsch) jouent parfois la contradiction avec le verbe, parfois l’accompagnent, mais ne servent pas d’illustrations. « Elles suggèrent et évoquent sans jamais souligner, précise Éric. Sur certaines chansons, la musique louche vers l’Ouest, le grand, le large, et l’ouest du Sud, entre Amérique et Amériques, là où un cow-boy croise un mariachi et joue avec lui avant de le flinguer parce qu’il a passé la frontière. Sur d’autres, elle scrute une Europe en grisaille, où villes et banlieues semblent s’abandonner à la solitude… » La Blanche ? Noir c’est noir. Et lorsque tout a l’air rose, c’est simplement que le malheur se repose... en attendant le grand effondrement. On comprend mieux, à un tel degré de lucidité, la volonté d’être un imbécile heureux.
• La Blanche : Imbécile heureux, 10 titres, 34’36. Prod. L’Immaculée, distr. L’Autre Distribution (site Internet http://www.lablanche.org).
(À SUIVRE…)