La ronde autour du monde
Au-delà de son contenu (traitement panoramique de l’actualité de la chanson française et de l’espace francophone, incursions régulières dans le patrimoine et quête permanente de nouveaux talents), ce qui a rendu définitivement « mythique » la revue Chorus (qualifiée tout au long de son existence d’organe de référence, de « bible » de la chanson), c’est sans nul doute l’esprit que son équipe avait su lui insuffler dès sa création. Des valeurs de fraternité et de solidarité en lesquelles tout amateur de chanson vivante se retrouvait naturellement. Car plus que la revue des chanteurs, plus que la revue du « métier », Chorus (comme l’indiquait d’ailleurs son sous-titre, « Les Cahiers de la chanson ») était d’abord et avant tout la vitrine de la chanson, celle-ci n’étant rien de plus mais rien de moins que l’expression artistique la plus populaire, universelle et authentique qui soit ; sa faculté première, son essence même, étant de jouer à saute-mouton avec les frontières physiques et mentales de toutes sortes. En un mot, l’« incarnation » de l’idée humaniste qui a toujours guidé notre démarche.
Pourquoi en reparler aujourd’hui ? Peut-être parce qu’un an vient de sonner à l’horloge de Si ça vous chante, un an à continuer de faire chorus… sans Chorus. Reviendra ? Reviendra pas ? La position unique que cette revue atypique occupait dans la presse musicale francophone autorise à penser que sa renaissance s’inscrit dans l’ordre naturel des choses. Surtout sachant que son équipe reste sur le qui-vive, toujours aussi motivée, prête à reprendre du service d’une saison à l’autre… et que ses lecteurs ne cessent, urbi et orbi, en France comme à travers l’espace francophone, de s’en déclarer « orphelins ».
En attendant, peut-être, ce sujet – le premier de l’an 02 de Si ça vous chante – est l’occasion de saluer le travail d’une autre équipe (américaine, celle-ci) qui, convaincue comme nous de l’importance de la chanson, dans la lutte nécessaire contre les inégalités, les préjugés, le repli sur soi (et les malheurs ordinaires ou catastrophes extraordinaires qui en découlent), a eu cette idée magnifique de faire interpréter un standard mondial en direct (et de le filmer en temps réel) à travers le monde par nombre d’artistes de cultures différentes. Une chanson, Stand By Me (Reste près de moi, de Ben E. King, 1961), puis deux (avec Don’t Worry, du Français Pierre Minetti), puis trois, puis bientôt tout un album, du fait de la complicité généreuse des participants et du résultat génial de l’entreprise (des voix nouvelles, des instruments, des chanteurs et groupes divers venant s’ajouter les uns aux autres ou s’y substituer, faisant fi des fuseaux horaires et des latitudes : une incroyable performance technique et artistique !).
Au final, tout un album, Songs around The World (Chansons autour du monde), et un documentaire, Playing For Change : Peace Through Music (Jouer pour le changement : la paix à travers la musique), récompensé en 2009 d’un Oscar aux États-Unis. Nul besoin de commentaires : il suffit d’écouter, de regarder… et de se régaler. En se disant que dans ce monde trop souvent inhumain, au profit toujours (mais de façon toujours plus prégnante) de la rentabilité immédiate, il est heureusement à toutes les époques des individus – et des chansons – pour tenter d’enrayer les maux qui nous étouffent et nous éloignent ; alors que les mots mis en musique nous lient et nous rendent plus forts.
Un demi-siècle avant ce Playing For Change, souvenez-vous, mes aïeux, c’était en 1955, un autre film exaltait le même esprit de compagnonnage et de fraternité universelle, Si tous les gars du monde. Réalisé par Christian-Jaque (avec au générique les jeunes Georges Poujouly et Jean-Louis Trintignant notamment), il était inspiré d’un poème du « prince des poètes » Paul Fort (oui, celui du Petit Cheval blanc de Brassens), La Ronde autour du monde : « Si toutes les filles du monde voulaient s’donner la main / Tout autour de la mer, elles pourraient faire une ronde / Si tous les gars du monde voulaient bien êtr’ marins / Ils f’raient avec leurs barques un joli pont sur l’onde / Alors on pourrait faire une ronde autour du monde… »
Le succès du film et de la musique de Georges Van Parys inspira à son tour l’auteur dramatique Marcel Achard qui écrivit la chanson éponyme, enregistrée aussitôt par Les Compagnons de la chanson (puis par nombre d’autres interprètes) : « Si tous les gars du monde / Décidaient d’être copains / Et partageaient un beau matin / Leurs espoirs et leurs chagrins / Si tous les gars du monde / Devenaient de bons copains / Et marchaient la main dans la main / Le bonheur serait pour demain… »
Naïf ? Utopique ? Sans doute. Mais d’abord, quel mal y a-t-il à faire chorus quand cela nous fait du bien ? Et puis, comme me l’a dit un jour Paco Ibañez, « une chanson, ce n’est jamais que quelques mots, ce n’est que trois minutes dans le cours du temps, mais une seule seconde peut être d’éternité. En fait, le pouvoir de la chanson est énorme, et tout à fait inexplicable : elle nous entraîne vers des limites que, peut-être, nous n’atteindrions pas sans elle, et c’est cela notre destin : croire à l’utopie. » Oui, si tous les gars du monde…