Vendanges d’automne (2)
C’est drôle : je voulais vous faire goûter sans tarder au second cru tiré de nos vendanges d’automne et je m’aperçois que celui-ci aura attendu jusqu’au 21 septembre pour se retrouver en bouteille (en ligne si vous préférez)… comme si mon inconscient, allez savoir pourquoi, m’avait poussé à en reculer la dégustation au jour traditionnel de parution de Chorus. Depuis 1992, nos « Cahiers de la chanson » trimestriels étaient en effet publiés le premier jour de chaque nouvelle saison, et sans « l’accident » que l’on sait (et dont il reste beaucoup à dire), nous en serions aujourd’hui même au n° 73… avec son lot habituel de découvertes et de talents confirmés, connus ou méconnus. À l’image même, en fait, de cette livraison de Si ça vous chante qui vous invite à faire chorus… en attendant peut-être de le (re)prendre en mains*.
Mais chaque chose en son temps. L’ordre du jour chansonnier de ce 21 septembre est à la suite de nos propres vendanges bloguesques d’automne : un jus de la treille issu d’un mélange de primeurs avec des grappes de mots et de notes qu’on gagne à laisser mûrir un peu. Crus du terroir ou grands crus classés… seulement par ordre alphabétique : après une première mise en bouche dans les rayons A à C de la cave de Si ça vous chante, promenons-nous aujourd’hui dans la rangée fort courue et diverse du monde du D. « D » comme Dechaume, Delly’K, Dénicheurs, Deraime, Derien, Donoré et Dudek. Point trop n’en faut à chaque fois.
MARIELLE DECHAUME
Interprète, donc artiste de scène avant tout, au métier chevillé à l’âme et au corps, Marielle Dechaume n’avait sorti qu’un album à ce jour, concocté sur mesure par quelques auteurs et compositeurs de la région d’Angers où elle vit (En mon âme et confiance, 2003). Son parcours ne laisse pourtant pas d’être fort dense : repérée par Chorus lors de la 4e Rencontre d’Astaffort en mai 1995, elle remporte haut la main le Trophée Radio France de la 9e Truffe de Périgueux, en août de la même année. « Petit bout de femme haute comme trois pommes, écrit Valérie Lehoux dans Chorus n° 13, la crinière blonde, […] elle a chanté des histoires d’amour très pures et très romantiques entre un piano et une guitare. Marielle a la voix claire, toute en fraîcheur, quelques années de piano-bar derrière elle, et des textes aux sentiments généreux. Elle a décroché la Truffe d’or en écarquillant les yeux comme une enfant devant un sapin de Noël. Une victoire au diapason de l’applaudissement : la salle, archicomble, lui a fait une quasi-ovation. »
Par la suite, elle remportera d’autres prix, créera plusieurs spectacles (notamment autour de Piaf, de Prévert ou du jazz avec un quatuor), ouvrant en 2003 un café-théâtre à Angers, L’Autrement Café, devenu un lieu reconnu de diffusion et de promotion de la chanson. Elle tourne à présent avec son propre répertoire (Je suis comme je suis), accompagnée seulement par Jacques Montembault au piano, comme dans ce second album conçu lui aussi spécialement par des auteurs et/ou compositeurs essentiellement masculins (une seule femme, Cécile Connin) qui se nomment Jean-Louis Bergère, Jacques Livenais, Jean-Victor Nambot, Olivier Ridereau et surtout Lionel Tua. À noter que l’album a été enregistré au Théâtre de l’Avant-Scène de Trélazé dans les conditions du direct (mais sans public).
• Que dire de l’amour ?, 16 titres, 52’26 ; autoproduction et autodistribution (Myspace).
DELLY'K
Delly’K ? Comme délicat ? Sans doute, tellement les arrangements dU guitariste-compositeur Christophe Joubert (cofondateur de ce groupe à géométrie variable : de trois à sept musiciens suivant les lieux et les possibilités) sont fins et intelligents (guitares, piano, violoncelle, percussions, basse, synthé). Bossa nova, rythmes et chœurs hispanisants… pour de la belle et bonne chanson française dont on a autant plaisir à écouter les textes signifiants qu’à se laisser embarquer par les musiques. Delly’K aussi comme Delphine Keryhuel qui formait à l’origine avec Christophe un simple duo et qui signe la plupart des chansons de ce premier album, qu’elle interprète de sa voix chaude et assurée, souvent seule, le reste du temps en duo ou soutenue par des chœurs. Tout comme Marielle Dechaume (voir ci-dessus), Delphine qui a vécu longtemps dans l’univers de la chanson baignant la vie de ses parents (Bernard et Dany Keryhuel, fondateurs du festival Chant’appart) a ouvert à La Roche-sur-Yon un « bar à vin culturel », lieu d’expositions et de spectacles qui doit son nom, L’Art en bar, à un certain Jehan…
Entre autres titres qui viennent du fond, du tréfonds de l’âme (mais ne s’intéressent pas, loin de là, qu’à soi-même ou au seul quotidien : cf. J’ai posé mes bagages, jolie chanson sur l’environnement), citons Premier pas, émouvante déclaration d’amour filial en laquelle bien des pères (et des filles entrées dans l’âge adulte) se reconnaîtront sûrement…
• Emmène-moi, 12 titres, 45’26 ; autoproduction et autodistribution : 12 rue Lorieau, 85000 La Roche-sur-Yon (Myspace).
LES DÉNICHEURS
Si, en scène, c’est une œuvre de salubrité patrimoniale (et sans doute un spectacle jubilatoire), on peut s’interroger sur l’intérêt de reprendre en disque des chansons du répertoire qu’on pourrait écouter en versions originales. D’abord, il n’est pas sûr du tout que celles de ce double album (le premier de ce trio voix-accordéon-guitare) aient toutes été rééditées en CD, Les Dénicheurs en question s’étant fait une spécialité de traîner leurs guêtres dans les vide-greniers pour chiner de vieux disques poussiéreux, rayés et bon marché, qui réservent parfois de bonnes surprises. Ensuite, c’est justement le fait de rassembler toutes ces « perles de la chanson rétro » qui confère de la valeur à l’entreprise, prenant alors la tournure d’un florilège chansonnier d’avant-guerres, au pluriel (en gros, de 1906 – La Petite Tonkinoise – à 1939 – Ça fait d’excellents Français – avec quatre ou cinq exceptions de 1944 à 1947 – Attends-moi sous l’obélisque, C’est si bon, Le Dénicheur, Le P’tit Bal du samedi soir – et même une de 1966, signée Trenet : Le Chinois).
Les Dénicheurs (Valéry Dekowski au chant, Olivier Riquart au piano à bretelles, Manu Constant à la guitare) n’ont plus, dès lors, qu’à trouver la gouaille nécessaire pour clamer haut et fort des mots et des notes qui sont un témoignage unique de la mentalité collective – et des mœurs – de l’époque. Ces chansons mélodiques (qui, parfois, n’ont pas tellement vieilli), nous en apprennent en effet beaucoup en la matière, peut-être mieux qu’un manuel d’histoire, tout en nous réjouissant les esgourdes. Entre deux rengaines peu connues mais qui valent le détour, on effectue en deux tours de CD une bien agréable balade au pays des Ouvrard, Chevalier, Fréhel, Georgius et autres Scotto, Van Parys, Misraki, Guitry, Dréjac ou Willemetz. Et ça devient carrément du bonheur, avec Julien Duvivier aux paroles et Maurice Yvain à la musique, Quand on s’promène au bord de l’eau…
• Saucissons zé raretés de la chanson rétro, 2 CD digipack : 13 titres, 39’42 + 13 titres, 38’26 ; autoproduction, distr. Rue Stendhal Diffusion (Site).
BILL DERAIME
Pour ses quarante ans (révolus) de carrière, en 2008, le Monsieur Blues de la chanson française avait sorti un album dense (le dix-septième !) intitulé Bouge encore. Cette fois, le grand Bill nous propose un double CD composant, écrit-il, « une sorte de compilation de mes dix dernières années d’enregistrements pour donner une nouvelle chance à des chansons qui ont été “enterrées vivantes” dans les “bas-fonds du star-système” (monde cruel !) ». Victime lui-même de la précarité et de la maladie dans cette période, il dédie son répertoire à tous ceux, « de plus en plus nombreux, qui vivent dans la rue, et qui y meurent de solitude et de désespoir plus que de froid ou de faim ». Et pour mettre ses paroles et ses actes en accord, Bill Deraime a rejoint une association, « Les Morts de la Rue », qui est « comme un petit îlot d’humanité lumineux qui fait se relever la confiance. C’est en pensant à ce collectif qui m’est cher que je vous propose d’écouter ces chansons… » Des chansons qu’il a réenregistrées, « non pas pour faire du neuf à tout prix mais du “meilleur” et du “plus beau” », précisant que s’il a conscience d’avoir « diminué physiquement », il croit « avoir beaucoup reçu au niveau du feeling et de la voix », ce qui est l’évidence même à l’écoute de ce Brailleur de fond (titre à entendre dans le sens où Nougaro parlait de « mineurs de fond » à propos des auteurs-chanteurs).
Du Chanteur maudit (qu’on peut visionner ici en clip) aux versions inédites du Révérend Gary Davis (« pour rendre hommage à ce “Gospel Bluesman” qui chantait aux coins des rues et qui m’a beaucoup influencé »), on retrouve l’incontournable Babylone tu déconnes, quelques versions en public mais remixées « pour vous donner “le best of myself” » et plein de textes forts qui sonnent musicalement du feu de Dieu (avec des incursions vers le reggae ou le gospel) : « Quand j’écris dans la marge / J’oublie toutes les blessures du temps / Dans un étroit passage / Où tous les futurs sont présents… » Côté orchestral, tout y est (notamment la présence du complice Mauro Serri aux guitares) ; vocalement, c’est imparable. Et « philosophiquement », jugez-en vous-mêmes : « Il est bon en période de crise, écrit d’emblée l’artiste, de retourner à la source et de communier avec ce qui avait fait l’essence de cette extraordinaire musique noire. En plongeant dans sa source profonde on peut trouver l’Energie Positive, nécessaire à la création et à la lutte salutaire contre l’inertie. » Chapeau (ou plutôt béret), Mister Bill !
• Brailleur de fond, 2 CD digipack 4 volets avec livret de 40 pages : 14 titres, 59’03 + 12 titres, 59’26, et bonus vidéo de 10’50 ; Prod. Bill Deraime/Nueva Onda, Licence Dixiefrog Records, Harmonia Mundi distribution (Site).
THIBAUT DERIEN
Après Instants fanés repéré par Chorus (n° 52) et Yannick Delneste en 2003 (« Dès la fin du premier titre de ce premier album, on sait que l’on a sous l’oreille un vrai nouveau talent… ») et L’Éphéméride en 2005 avec le groupe De Rien, le Breton Thibaut Derien prend son envol d’auteur-interprète en recouvrant son véritable patronyme avec un troisième album placé sous le signe du détachement classieux, du sourire en coin et de l’énergie musicale. En l’occurrence, cinq compositeurs de choix se sont emparés de sa poésie nonchalante et ironique (Bertrand Louis, Cyril Giroux…), alors que Clarika et François Hadji-Lazaro lui donnent la réplique dans deux duos enlevés et doux-amers.
Les textes, littéraires, qui jouent avec les mots, font mouche avec élégance. « J’écris avec les pieds », s’amuse Thibaut le flâneur, qui aime chercher l’inspiration dans la marche. Les musiques font penser à Ennio Morricone ou Tarantino : « J’avais envie de musiques de films… » Les arrangements, réussissent ce tour de force de paraître dépouillés malgré un superbe foisonnement instrumental (cordes en tout genre, cuivres idem, piano, batterie…). Et mon tout forme un ensemble des plus cohérent, « une œuvre mature, presque apaisée », note son ami Eric La Blanche (déjà chroniqué ici en « Actu Disques et DVD »).
Au final, Le Comte d’Apothicaire (« J’ai acquis un titre de noblesse / Sans aucun palmarès / Sur un coup de chance / Mon seul diplôme c’est mon extrait de naissance… ») semble être un album hors du temps, « ancien et moderne à la fois », poursuit à juste titre La Blanche, « un peu comme la bande-son d’une bande dessinée de Schuiten et Peeters ». Il a d’ailleurs été écrit à Bruxelles, où Thibaut Derien a vécu ces dernières années. Croyez-m’en sur parole (et musique), c’est du tout bon, à l’évidence un « Quichotte » de Si ça vous chante, dans la forme comme dans le fond.
• Le Comte d’Apothicaire, 12 titres, 42’22 ; Kiui Prod., L’Autre Distribution (Myspace).
DONORÉ
Premier album d’un jeune artiste « à suivre », comme on disait à Chorus. Fruit de deux ans de travail, il a été coécrit avec Marie-Florence Gros (qui a notamment collaboré avec Isabelle Boulay et Patrick Bruel) et enregistré avec des musiciens prestigieux, comme Denis Bennarosh et Hervé Brault (Cabrel, Nougaro…). Musicalement et dans l’inspiration textuelle, Donoré se situe plutôt dans la famille du folksong à la française (Cabrel justement, Le Forestier…), vocalement aussi, avec parfois quelques inflexions sympathiques à la Goldman. Histoires d’amitié amoureuse, de jalousie, de vengeance, de mariage qui foire (« Premier anniversaire, les noces de coton / Celui de notre lit s’effiloche, pardon / J‘ai voulu la mariée, Venise, l’amour parfait / Et l’amour justement, où l’avais-je rangé ? ») ou qui tourne à la foire (« C‘est sous l’regard de Jésus-Christ / Impassible sur son crucifix / Que Cendrillon a dérapé / Telle une sirène, elle l’a appelé / Son p’tit témoin, son “je doute de rien” / Dans le presbytère, elle l’a happé / Et brusquement, l’a culbuté / C’est le jour J qu’elle a dit oui / De son point G qu’il témoignait… ») ; bref, de la chanson légère en apparence mais qui dit, mine de rien, façon Souchon, la difficulté qu’on a parfois à se comprendre et à vivre ensemble.
Qui dit aussi l’importance de la croisée des chemins (« La peur du vide m’a joué des tours / Aujourd’hui / Dis, on va où ? ») et la nécessité de sauter le pas dans la bonne direction : « Faudrait passer la frontière / Aller au-delà / Sans faux pas / Voir ce qui se cache derrière / Ce qui nous libère… » Quand ce sera fait, quand Donoré aura pris un peu de « bouteille », qu’il sera tout à fait venu à nous, il ne sera plus un artiste « à suivre » (qui fait déjà de jolies chansons), mais un artiste dans les pas duquel d’autres auront envie de marcher.
• Je viens à toi, 10 titres, 46’45 ; Donoprod, distr. Mosaic Music (Site ou Myspace).
ROMAIN DUDEK
Il dit que sa mère écoutait Ferré et Béranger à fond quand elle était enceinte de lui. Il en garde en tout cas de beaux restes. Le contenu et le titre de cet album (qui paraît le 7 octobre) jouent sur le paradoxe et la provocation, car J’veux qu’on m’aime est tout sauf un recueil de chansons formatées, tout sauf la traduction d’un chanteur en quête de public lui-même en mal d’idole. En 2006, après trois albums autoproduits (Le Marchand de sable, 1997 ; Choucroute tous les jours, 2001 ; Le Bon à rien, 2003), Romain sortait un extraordinaire double CD, Poésie des usines, encensé doublement par Chorus : « Rien que les photos, épatantes, du livret nous délivrent à leur manière une authentique poésie des usines, écrivait Michel Kemper dans sa critique du CD. Qui, en l’occurrence, rime à l’imparfait dans la chanson-titre. Délocalisation sauvage. Et désarroi, regrets… Cette chanson résume à merveille ce superbe disque de Romain Dudek, empreint de saines colères, de “réactions cutanées” selon l’expression même du chanteur. » Et Daniel Pantchenko enfonçait le clou dans le Portrait « à suivre » : « En ces temps de nombrilisme sécurisant, le trentenaire Romain Dudek jette un pavé dans la mare au fil d’une démarche créatrice ambitieuse et sans concession. À preuve, son quatrième album, chant citoyen et humaniste qui constitue l’une des meilleures surprises discographiques de l’automne 2006. »
On retrouve ici la même inspiration, où affleure parfois un zeste de Brassens (formidable Tous morts, tous égaux !), le même rock, « précis, tranchant, économe et efficace », mais aussi des rythmiques et un son électronique façon Massive Attack (cf. la reprise de C’est comme ça, des Rita Mitsouko ; dans Le Bon à rien, c‘était Baudelaire et Brel qu’il revisitait). À son sujet, on cite aussi Desproges pour la verve, Mano Solo pour l’aspect citoyen, Arno pour le côté arraché, déjanté… Artiste engagé ? Enragé ? Peut-être bien les deux, mon capitaine ! Dérangeant, ça c’est sûr. Artiste, en somme, avec un A majuscule, qui n’a que faire de plaire à la ménagère de moins de 50 ans ou de complaire à l’animateur télé. Mais qui trace sa route, coûte que coûte, vaille que vaille. J’veux qu’on m’aime est déjà le cinquième album de Dudek, le premier produit par un label ayant pignon sur rue : aviez-vous seulement entendu, sinon l’une de ses chansons, au moins prononcer son nom ?
• J’veux qu’on m’aime, 12 titres, 42’17 ; Le Chant du Monde, Harmonia Mundi distribution (Myspace)
(À SUIVRE)
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*Pour mémoire, rappelons aux anciens abonnés de la revue que – depuis la fin du printemps où, pour éviter leur destruction pure et simple, nous avons obtenu le droit de récupérer officiellement les stocks de Chorus – nous « remplaçons » volontiers et gracieusement les numéros qu’ils n’ont pas reçus de leur abonnement en cours par d’anciens numéros : voir C’était menti, publié le 22 juin sur ce blog.