Vagabondages
Apprenant la disparition de Roger Gicquel, ce samedi 6 mars (le 22 février il avait célébré ses 77 ans), je ressens l’impérieuse nécessité de lui rendre hommage : voilà en effet quelqu’un qui a bien mérité de la chanson. Tout le monde sait et va saluer aujourd’hui l’excellent journaliste qu’il fut (grand reporter, présentateur vedette du JT, etc.), mais je crains fort qu’on oublie l’amateur passionné de chanson. C’est pourtant pour elle qu’il abandonna le journal télévisé, créant, produisant (avec Monica Soro) et animant dans la seconde partie des années 80 une formidable et mémorable émission de chanson, Vagabondages…
Celui qui regardait la France « au fond des yeux », du milieu des années 70 au début des années 80, lors de la grand-messe télévisée du 20 heures, avait en effet d’autres cordes à son arc et une passion avant tout : la chanson francophone. C’est ce qui le conduisit à créer cette émission qui faisait défaut à la télévision française depuis la disparition de l’incomparable Discorama de Denise Glaser, puis du Bienvenue de Guy Béart. Vagabondages sera réalisée dans les conditions du direct et diffusée sur la première chaîne, jusqu’à sa privatisation, de 1983 à 1986. Roger Gicquel y reçut le meilleur de la scène francophone, autrement dit des artistes de terrain, des vrais, délaissant les sempiternelles vedettes de variétés qui passaient et repassaient alors, jusqu’à satiété, dans nos étranges lucarnes. Bref, c’était un Apostrophes ou un Bouillon de culture de la chanson française.
J’en témoigne personnellement, ayant eu le bonheur d’être invité à plusieurs reprises à son enregistrement (Roger était un lecteur assidu de Paroles et Musique…), et même invité tout court, une fois, en compagnie notamment du Québécois Claude Léveillée (« Je me fous du monde entier / Quand Frédéric me rappelle / Les amours de nos vingt ans… »), du comédien Daniel Gélin (qui adorait la chanson) et de Gilles Servat qui, pour la première et la dernière fois de sa carrière, put librement chanter sur une antenne nationale son texte fleuve (et ô combien dérangeant !) de seize minutes, Je ne hurlerai pas avec les loups… Roger Gicquel adorait les artistes, et le prouvait, quitte à mettre sa propre carrière en péril.
Une autre fois, en 1985, et Paroles et Musique y était aussi, il monta un Vagabondages spécial autour de Félix Leclerc. Pour ce faire, il se déplaça avec toute son équipe jusqu’au Théâtre de l’Île d’Orléans (dont s’occupait encore Pierre Jobin, le « gérant » québécois de Félix), tout proche de la maison du chansonnier aux fleurs de lys. Lequel avait définitivement abandonné le tour de chant depuis plusieurs années (sa dernière tournée en France datait de 1977). Au-delà de sa qualité intrinsèque, cette émission réalisée en public constitue donc l’ultime témoignage filmé de Félix chantant en direct, seul avec sa guitare, ou accompagné au piano par François Rauber, l’immortel compositeur et orchestrateur de Jacques Brel.
C’est la vidéo que nous vous offrons ici. Extraite de cette émission spéciale, on y voit Félix chanter, en compagnie de ses collègues Claude Léveillée, Sylvain Lelièvre, Marie-Claire Séguin, Yves Duteil et Jean-Pierre Ferland… autour du journaliste amoureux de la chanson. Beau souvenir, plein de tendresse… et d’humour aussi, quand Roger se « plante » !
Le Paradis des musiciens
Un dernier mot (mais il en faudrait bien d’autres pour rendre justice à l’action de Roger Gicquel à une époque où la variété télévisée écrasait la chanson vivante – y compris des Aznavour, Bécaud ou Trenet, considérés comme « ringards », qui avaient le plus grand mal à exister à la télévision –, tant et si bien que les « nouveaux talents » d’alors, comme Jean Guidoni par exemple, n’auraient jamais existé aux yeux du grand public sans Vagabondages, véritable émission de résistance qualitative dans le P.A.F. des années 80) ; un dernier mot, disais-je, pour rappeler que Roger avait fait tout son possible, justement, pour contribuer à la découverte d’une chanteuse qu’il estimait particulièrement : une artiste, Danielle Messia, au talent réellement exceptionnel mais à la carrière et à la vie hélas fulgurantes... Vagabondages sera sa dernière apparition télévisée, juste avant sa mort, le 13 juin 1985, de « ce mal mystérieux dont on cache le nom » : elle n’avait que 29 ans (voir « L’Étoile filante de la chanson » dans Chorus n° 4).
À propos de Félix, quelques années après cette émission à l’île d’Orléans où les artistes mentionnés ci-dessus et d’autres comme Michèle Bernard interprétaient ses chansons, Roger nous avait rappelé son humanité, son étonnement de voir ses chansons reprises par plus jeunes que lui : « C’était un hommage d’artistes français et québécois à son talent… Mais il était déjà malade, l’asthme le faisait souffrir : il n’a chanté que deux ou trois chansons. Mais c’était émouvant et cela faisait chaud au cœur. C’était un vrai poète doté d’une imagination incroyable, il sautait d’un sujet à l’autre en improvisant des images merveilleuses… C’était un personnage hors du commun, d’une invention poétique étonnante et d’une véritable générosité vis-à-vis du public. »
La générosité, l’humanité… Des mots qui s’appliquaient aussi à Roger Gicquel. C’est pourquoi je me permets de rendre hommage au créateur de Vagabondages, via L’Héritage de Félix… Une histoire d’âge ?! Un devoir, en fait : à défaut de pouvoir leur dire notre gratitude de leur vivant, comme Roger Gicquel l’a fait avec Félix Leclerc – l’époque actuelle étant plutôt à la destruction systématique voire planifiée de l’humain –, il nous incombe, quand ils en sont dignes, de perpétuer l’héritage spirituel de ceux qui nous ont quittés. Je ne serais d’ailleurs pas surpris, s’il est un ailleurs meilleur qu’ici-bas, que l’homme de Vagabondages occupe une place à part dans ce Paradis des musiciens si joliment chanté et popularisé par Danielle Messia : « Quand j’vas mourir / Moi j’veux aller dans le paradis des musiciens / Là où tout le monde ça s’met ensemble / Et où ça chante de belles chansons... » Merci pour tout, Roger.