À bras-le-cœur, à bras-le-corps
Qu’on se le dise : Cali tourne depuis quelques jours en solo (mais attention : seulement jusqu’à la fin avril), revisitant ses chansons en piano et guitare-voix et c’est un bonheur. Elle m’a dit, Roberta, Mille cœurs debout, Giuseppe et Maria, Je m’en vais… Deux heures et demie en toute complicité et humanité. C’est beau et ça fait un bien fou !
On se retrouve entre nous dans la chambre d’adolescent de Bruno Caliciuri, où traînent des 33 tours et où s’affichent des posters (Joe Strummer, Springsteen en 1975, La Vie de bohème d’Aris Kaurismäki, James Stewart dans La vie est belle…), histoire d’instaurer encore plus de proximité de part et d’autre de la scène. Et l’artiste d’aujourd’hui – quasiment assis tout le temps (bon, il s’offre quand même une petite chorégraphie sur fond de symphonie et le plaisir de descendre dans la salle…) ! – de se confier à nous en paroles et en musiques.
Les premiers émois amou-reux ; le père adoré, trop tôt enfui, qui ne jurait que par Léo Ferré et Paco Ibañez ; la maman qui avait un faible pour Gilbert Bécaud (Et maintenant…) ; Vernet-les-Bains et les camps du Roussillon : « Les camps… de… concentration », rap-pelle-t-il en laissant un temps suspendu entre les mots pour qu’on saisisse bien leur portée – l’occasion de rechanter cette merveille qu’est L’Exil, faisant tragiquement écho, presque quatre-vingts ans plus tard, au quotidien bien actuel de centaines de milliers de « migrants ». Il reste cependant L’Espoir du Grand Léo, le Grand Ferré (« le plus grand… »), sur un poème duquel s’achèvera d’ailleurs la soirée : « Je t’aime, Christie, je t’aime… »
« La soirée » : concert ? spectacle ? récital ? veillée ? On ne sait trop, tant on est plongés de façon intime dans l’univers du petit Bruno, de l’ado révolté, de l’adulte en quête permanente d’utopie à réaliser… et du chanteur qui nous raconte ses débuts, ses étonnements, ses mésaventures… et puis qui, sans cracher dans la soupe, nous révèle quelques facettes cachées du show-biz, l’envers du décor télévisuel…
Son parcours semé d’anecdotes pleines d’humour (et l’on comprend pourquoi l’artiste s’est essayé au théâtre) et de rencontres (Daniel Darc, Miossec, Moustaki, Olivia Ruiz, Thiéfaine…) servent de fil rouge à l’essentiel : à comprendre que la vie est un engagement de tous les instants. Qu’on ne peut prétendre aimer en restant indifférent aux drames de l’Histoire qui balbutie, passifs devant ces réfugiés qui fuient la guerre, la torture, le viol… Il fait froid subitement dans la salle, mais le jeune homme (c’est du moins l’illusion que laisse sa silhouette) nous recouvre aussitôt d’un manteau de tendresse, et l’harmonica, allié à la guitare, enveloppe le public comme un seul homme de ses nappes voluptueuses.
En ouverture, entre autres chansons du nouvel album (Les Choses défendues, paru en novembre), un texte émouvant et magnifique à peine souligné par sa six-cordes acoustique : À cet instant…
La mémoire qui chante : la vie, le rêve, la littérature (107 ans, de Diastème : « Quelle chance vous avez… si vous ne l’avez pas encore lu ! ») et le cinéma… Dans un spectacle précédent, Cali avait convoqué Jeanne Moreau, cette fois c’est Annie Girardot, après le clap du lever de rideau sur l’inoubliable dialogue prévertien entre Baptiste/Jean-Louis Barrault et Garance/Arletty dans le plus beau film, peut-être, de l’histoire du Septième Art. En tout cas, selon l’Académie des Césars, « le meilleur film de l’histoire du cinéma français » (« Je donnerais tous mes films pour avoir réalisé Les Enfants du paradis », assurait François Truffaut) :
– Baptiste : Quand j’étais malheureux… je dormais… je rêvais… Mais les gens n’aiment pas qu’on rêve… Alors ils vous cognent dessus, histoire de vous réveiller un peu… Heureusement, j’avais le sommeil “dur”, plus dur que les coups, et je leur échappais en dormant, en rêvant… Oui je rêvais… j’espérais, j’attendais… C’est peut-être vous que j’attendais !
– Garance (ironique) : Déjà !
– Baptiste (très grave) : Pourquoi pas… Je vous voyais peut-être déjà dans mes rêves, ne souriez pas… nous ne savons rien de ces choses-là et peut-être qu’aujourd’hui en me jetant cette fleur… peut-être m’avez-vous réveillé pour toujours !
– Garance (surprise et touchée) – Quel drôle de garçon vous faites !
– Baptiste : Comme vous êtes belle…
– Garance (haussant les épaules) : Je ne suis pas belle… Je suis vivante… c’est tout !
– Baptiste : Vous êtes la plus vivante… Jamais je n’oublierai cette nuit… et la lumière de vos yeux.
– Garance : Oh la lumière !... Une petite lueur comme tout le monde… Vous parlez comme un enfant, c’est dans les rêves que l’on aime comme ça…
– Baptiste : La vie, les rêves, c’est pareil… Sinon ça ne vaut pas la peine de vivre. »
Vous l’avez compris, Cali seul en scène, Cali intime, c’est tout pareil : la vie, le rêve, l’utopie. Et le bonheur… c’est maintenant ! De la grande formation au quatuor, au trio ou accompagné d’un seul piano (Steve Nieve pour Cali comme jadis Maurice Vander pour Nougaro, cf. « Une voix, dix doigts », ou Ferré avec Popaul Castanier), jusqu’au récital en solo (« La première fois, m’a-t-il confié dans un grand sourire, je me suis dit : Mais je suis fou, qu’est-ce que je fais là, tout seul, sans les copains à côté… et puis… voilà ! »). Passer ainsi des salles aux plateaux géants, à l’affluence multitudinaire, à la solitude et à la sobriété extrêmes, sans béquille aucune pour se rattraper en cas de besoin, c’est le propre des « grands ».
PS. Pas loin de mille personnes, « mille cœurs debout » spontanément ont assisté à ce concert, vendredi 3 février à l’Atelier à Spectacle de Vernouillet (superbe salle de l’agglomération drouaise qui a épaté Cali… et où nous avons fêté depuis 1985 tous les «quinquennats » de Paroles et Musique puis de Chorus jusqu’en 2002) ; c’était la quatrième représentation de ce rendez-vous qui prendra fin le 21 avril prochain (voir ici), en prélude à un an de tournée en formation musicale habituelle.
Quant à la « troisième mi-temps », dans la nuit du 3 au 4, permettez-moi d'en garder la teneur par-devers moi. Histoire de « famille », « bien plus que celle du sang, celle que j’ai choisie, celle que je ressens » (J.-J. Goldman). Mais je peux quand même vous dire que si c’était déjà « à bras-le-cœur » entre nous depuis longtemps, cette fois le Catalan citoyen du monde (qui n’a rien oublié de ses racines ni de Jordi Barre, le chantre de la Catalogne Nord), petit-fils d’un brigadiste italien aux côtés duquel, en Espagne, s'est peut-être battu mon père (lequel nous a légué une photo de lui prise en 1939 à Vernet-les-Bains par le photographe personnel de Pablo Casals… et arrière-grand-père de Cali !), a voulu aussi que ça soit à bras-le-corps ! Comme pour prendre date fraternellement en vue d’un projet évoqué avec enthousiasme qui se traduira peut-être en lendemains communs qui chantent…
NB. À Paris, on retrouvera Cali « intime » le 13 mars… au Bataclan, une salle familière à l’artiste. L’occasion de mettre ici en ligne On ne se lâchera pas la main, chanson née au lendemain de l’attentat alors qu’il se trouvait en studio : « On était si tristes au studio cette nuit... Alors j’ai écrit quelques mots et nous avons enregistré cette petite chanson. Julien Lebart est au piano et Mélody Giot au violoncelle ». Que disait Baptiste, encore, dans Les Enfants du paradis, sous la plume de Jacques Prévert ? Que « si tous les gens qui vivent ensemble s’aimaient, la terre brillerait comme un soleil ».