On ne devrait permettre que les lettres d’amour…
Chose promise (dans mon sujet précédent), chose due. En bonus à La mémoire qui chante, voici le premier épisode d’une suite d’anecdotes chansonnières : un feuilleton (certes anecdotique mais authentique !) que je me propose de vous livrer jusqu’à la clôture, le 27 août, du financement participatif de ce livre. Pour débuter (… par le moment où, pour nous, tout a débuté), la mémoire me chante en compagnie d’Anne Sylvestre.
Première quinzaine de mai 1980. De retour de Djibouti où nous travaillions le soir au projet du « mensuel de la chanson vivante » et d'où nous avions correspondu avec elle, je me rends chez Anne Sylvestre pour réaliser l’entretien du dossier du premier numéro de Paroles et Musique à paraître à la mi-juin. Là-bas, au cœur de l’Afrique orientale – détail mémorable et d’apparence surréaliste dans ce décor lunaire écrasé de chaleur –, nous avions passé une soirée formidable à discuter de la chanson française avec Benoîte Groult qui partageait notre admiration pour l’auteur de Non, tu n’as pas de nom, Une sorcière comme les autres ou C’est la faute à Ève… À Paris, le jour de ma première rencontre avec Anne, un seul souci prévalait chez moi : assurer le meilleur entretien possible.
Concentré à fond sur le propos, je n’avais pas prévu de prendre de photos. Il nous en fallait pourtant, des photos inédites, en particulier pour la couverture. En lui posant la question d’un rendez-vous ad hoc, la grande dame de la chanson francophone (dont Barbara et Pauline Julien, au début des années 60, furent les premières à interpréter ses chansons) m’avait informé – et je n’en revenais pas – que cela constituerait sa première couverture de magazine… malgré, déjà, vingt-trois ans de carrière !
« Le mieux serait que vous veniez à mon prochain concert et vous pourrez prendre toutes les photos que vous voudrez.
– D’accord ! Où et quand ?
– Dans quelques jours, à la mi-mai. C’est en plein air, à Presles, pour la fête de Lutte Ouvrière. »
Presles, petite ville du Val d’Oise, située à trente kilomètres au nord de Paris. Nous y sommes, ma chère et tendre et moi… Un grand parc, un sous-bois, un château… Des dizaines de spectacles et des milliers de spectateurs qui, pour la plupart, étaient des militants du parti mené par Arlette Laguiller, mais aussi des amateurs de cette chanson qui n’avait pas voix au chapitre médiatique… Nous retrouvons Anne Sylvestre et je prends toutes les photos dont nous avons besoin avant et pendant ses balances. Réduites à leur plus simple expression, les balances, car Anne se produit en guitare-voix, accompagnée seulement du contrebassiste Henri Droux. C’est l’époque encore où, comme Brel avant que François Rauber ne l’incite heureusement à l’abandonner, Anne ne quittait jamais sa six-cordes.
Finalement, les photos posées, les portraits notamment, ne serviront pas à la Une : pour symboliser la chanson vivante dont Paroles et Musique allait devenir le flambeau, nous choisirons une image prise en cours de spectacle. Et je dois à la vérité de dire que ce choix s’effectuera en toute liberté, sans même que la chanteuse ou son entourage ne demande à voir nos photos.
Voilà toute l’histoire de la Une du premier numéro. Mais elle ne s’arrête pas là puisqu’un mois plus tard, tout juste sorti des presses, nous allions présenter pour la première fois Paroles et Musique en public : c’était durant le week-end des 14 et 15 juin 1980 au Parc de la Courneuve, à la fête du PSU qui nous avait aimablement cédé un stand (merci Huguette B. !). Grande banderole, grand succès de curiosité d’abord… puis plein d’abonnements ! Je suis sûr qu’ici, il y a encore des fidèles qui s’en souviennent (pas vrai Emmanuelle et André ?).
Bref. L’anecdote !
La chanson, alors, était au cœur des fêtes de ces partis politiques qui voulaient changer la vie. Pas n’importe quelle chanson, la chanson que l’on soutenait, que l’on voulait promouvoir : de Morice Benin à Claude Nougaro ou Danielle Messia en passant par Jacques Higelin, Leny Escudero et Colette Magny, y avait pire ! Et cette année-là, surtout, il y avait Anne Sylvestre qui devait chanter à nouveau en plein air, sur la grande scène cette fois
Bonheur de la réentendre, mais d’abord et surtout de lui remettre en mains propres « son » numéro ! Je vous passe les détails, son regard de joie et de fierté, quand elle l’a feuilleté… pour en venir au spectacle qui, en dernière minute, avait dû être rapatrié sous un grand chapiteau. Pas le choix : des trombes d’eau s’étaient subitement abattues sur la fête.
Et voilà Anne qui entre en scène, toujours et seulement accompagnée de son contrebassiste. Spectacle totalement acoustique, bien sûr, dans le bruit de la pluie battante sur la toile, sous un chapiteau censé héberger exclusivement les concerts électriques de rock… Choc des cultures, collision frontale, chahut, tohu-bohu, public décérébré (eh oui, même à la fête du PSU !), enfin une partie du public… Anne m’avait proposé de l’accompagner et je me trouvais en coulisses sur le côté de la scène quand elle a entamé sa prestation.
Depuis lors j'avais oublié le nom du groupe attendu par le public (on vient de me le rappeler, c'étaient les Stranglers !), mais je me souviens à jamais de ce qui a suivi : sifflets immédiats, boucan, raffut, vacarme, quolibets en tout genre… J’étais malheureux et furieux en même temps, mais Anne ne se démontait pas ! Plus elle chantait et plus les hurlements s’élevaient sous le chapiteau (genre 1 500 personnes debout, dont une bonne part trépignante d’intolérance) ; la pluie, les cris, le chant, plus personne ne s’entendait.
Incroyable mais vrai. Des perles précieuses sur scène : Lazare et Cécile, Un mur pour pleurer, Clémence en vacances, Les gens qui doutent, J’ai de bonnes nouvelles, Mon mystère, Me v’là… et puis Frangines ; oh ! Anne ma frangine Anne, comme j’étais chagrin…
…des merveilles de délicatesse sur les planches et des insanités dans le public ! Car plus Anne insistait, moins elle se « dégonflait » et plus le public devenait agressif, réclamant à cor et à cri son départ et la venue du groupe de rock (qui devait être dans ses petits souliers). On en était aux : « La chanteuse à poil ! À poil la chanteuse ! » Si, si, j’vous jure, j’y étais, je vous dis, aux premières loges même. Et comment qu’j’y étais ! Impuissant mais n’en pensant pas moins. Quels abrutis !
Forcément, ça ne pouvait pas durer jusqu’au terme du récital. Alors, au bout d’un moment, ne trouvant pas d’autre moyen de la faire lâcher prise, les rockers virils se sont mis à balancer des bouteilles d’eau et des canettes sur la scène. Fou ! Comme si le déluge extérieur ne suffisait pas. Et bien sûr ce qui devait arriver arriva : une bouteille ouverte encore à moitié pleine frappa l’artiste…
On ne devrait permettre
Que les lettres
D’amour
On ne devrait écrire
Que pour dire
Bonjour
C’en était trop : choc physique et moral… Anne Sylvestre quitta la scène dans l’instant et comme j’étais là, légèrement en retrait, elle se jeta dans mes bras en s’exclamant dans un mélange de sourire et de stupéfaction (des mots que je conserve exactement gravés dans ma mémoire) : « Fred ! C’est la première fois que je me fais baptiser sur scène ! »
C’était en juin 1980, il y a trente-six ans. Depuis, les affreux du chapiteau sont retournés aux oubliettes de l’histoire (peut-être qu’ils sont allés nuire ailleurs, chez les pseudo-supporters de foot par exemple), mais Anne Sylvestre, elle, chante encore !
***
À suivre… si ça vous chante que je continue de faire chanter ma mémoire, en compagnie de certains des artistes au sommaire de La mémoire qui chante. En vertu simplement de ce qui suit, que je m’efforce d’appliquer depuis la création du blog : ce que tu partages fleurit, ce que tu gardes pour toi moisit !
Écrire pour ne pas sombrer
Écrire au lieu de tournoyer
Écrire et ne jamais pleurer
Rien que des larmes de stylo
Qui viennent se changer en mots
Pour me tenir le cœur au chaud
Écrire pour tout raconter
Écrire au lieu de regretter
Écrire et ne rien oublier
NB. Outre les tarifs dégressifs et les contreparties dont vous pouvez bénéficier (voir le détail précis sur Ulule), n’oubliez pas que vos nom et prénom figureront dans l’édition originale de l’ouvrage au titre de contributeur… mais seulement si vous souscrivez avant le 27 août au soir, date de clôture définitive du financement participatif.
Pour rappel, si ça vous chante :
Le lien direct vers les contributions au livre (tarifs dégressifs et contreparties offertes : allez-y voir).
Le lien vers l'article expliquant les tenants et aboutissants de ce financement participatif.
Le lien vers l’article suivant, après avoir atteint le seuil minimum initialement fixé au bout seulement de 48 heures.