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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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25 avril 2016 1 25 /04 /avril /2016 14:41

La rose, le livre, la lettre, la chanson... et Roda-Gil !
 

À l’occasion de la Sant Jordi, la fête catalane du livre et de la rose, on a célébré en Roussillon la mémoire de Jordi Barre, disparu il y a cinq ans, et fait l’éloge de la lettre dans la chanson française. Émouvante cohabitation entre la voix du peuple nord-catalan (attention, scoop audio inattendu !) et celles de Barbara, Brel, Duteil, Goldman, Juliette, Leprest, Nougaro, Sheller, Anne Sylvestre, etc., revisitées avec bonheur par le duo féminin Rim’Elles...

AVENUE JORDI BARRE

Jordi ? C’est le saint patron de la Catalogne, de part et d’autre des Pyrénées. La Sant Jordi ? C’est, chaque 23 avril, la fête catalane par excellence qui veut que l’on offre une rose à sa bien-aimée et un livre à celui qu’on aime. Ça, c’est la (jolie) coutume et une réalité bien vivace. La légende, elle, remonte au quinzième siècle, à l’époque où Sant Jordi (saint Georges) affronta le « drac », le dragon cracheur de feu. En coulant sur le sol, le sang du dragon donna naissance à un rosier à fleurs rouge… sang.

AVENUE JORDI BARRE

Jordi Barre ? C’était un personnage étonnant, généreux et authentique, un chanteur à la voix émouvante, qui consacra la majeure partie de sa vie, jusqu’à 90 ans bien tassés, à défendre l’identité catalane mais hors toute revendication politique, à travers l’art de la chanson. Reconnu par ses pairs d’outre-Pyrénées, il fut accueilli avec enthousiasme lors d’un grand spectacle collectif au somptueux Palau de la Musica de Barcelone par les fondateurs de la Nova Canço catalane, Raimon et Pi de la Serra en tête. En France, l’Olympia lui ouvrit ses portes en 1983 pour un concert à jamais mémorable pour les Catalans de Paris. Louis Amade, le poète et grand parolier de Gilbert Bécaud (natif d’Ille-sur-Têt, pas bien loin du Canigou, où Prosper Mérimée avait écrit et situé sa Vénus…) était dans la salle, enchanté, subjugué… Vingt ans plus tard, Jordi mettra en musique et enregistrera l’un de ses poèmes, Ta mà (Ta main)…

Mais Jordi Barre n’a jamais ambitionné ni même songé à faire carrière dans le métier, car cela l’aurait obligé à quitter trop souvent son « país catala ». Alors, il a passé sa vie à composer et à chanter « ses » poètes (avec Joan Tocabens en auteur de prédilection). Ce faisant il a créé un répertoire entré de son vivant dans la mémoire collective du Roussillon, tout en continuant à exercer à Perpignan ses fonctions de responsable de l’atelier de typographie du quotidien L’Indépendant. Finalement, cas unique peut-être dans l’histoire de la chanson contemporaine, on peut dire que Jordi est vraiment rentré dans la carrière à l’âge de la retraite…

AVENUE JORDI BARRE

La mémoire collective ? Loin d’être une figure de style, c’est une réalité bien actuelle. À la radio, sur France Bleu Roussillon où l’on a entendu témoigner ses proches ce week-end (sa fille Virginie, notamment), l’émotion restait palpable chez les auditeurs intervenants. Il faut dire que Jordi Barre était devenu l’incarnation même de ce que Michel Trihoreau appellerait un chanteur de proximité (voir ici « La Chanson de proximité ») : un artiste évoluant et créant dans sa région natale, sans la moindre frustration, pour son bonheur, même, et celui de tous ses « compatriotes » pour lesquels il était plus que le chantre du pays, presque le père ou le grand-père de tous et toutes… Il fallait le voir pour le croire, mais encore aujourd’hui, il suscite l’émotion à sa seule évocation ou à la diffusion de ses chansons…

Car Jordi ne s’économisait jamais. Au contraire, il se faisait un devoir (et un plaisir) de répondre à toutes les sollicitations en dehors de ses concerts ; il allait chanter dans les écoles, lors de baptêmes, de mariages, de fêtes, partout où on l’invitait… Il était de toutes les circonstances de la vie où il fait bon partager le pain, le vin et l’amitié.

« C’était un monument, notre monument… » a déclaré ce samedi 23 avril 2016 le maire d’Argelès, où il était né le 7 avril 1920, en dévoilant devant tous les représentants de la région, les membres de sa famille, dont sa femme Danièle, et une foule importante, une plaque d’une avenue désormais baptisée « avenue Jordi-Barre ». Celle-ci aboutit à la jolie plage du Racou qui est à Jordi ce que la plage de Sète était à Brassens…

Ce samedi, jour de la Sant Jordi, avec le ciel bleu du pays catalan, la sardane et les chansons de Jordi étaient de sortie : entre autres Parlem catala (Parlons catalan) et La Torre d’en Sorra du nom de la tour (détruite par les nazis) d’un ancien moulin qui surplombait le Racou ; point de départ, à présent, d’un sentier pédestre menant le long de la côte Vermeille à Collioure, Port-Vendres puis Banyuls, lieux imprégnés des souvenirs de Matisse, Derain, Terrus, Monfreid (Georges-Daniel, le père d’Henry et ami privilégié de Gauguin), Maillol, Machado et autre Walter Benjamin… Désormais il faudra emprunter l’avenue (ou l’avinguda) Jordi-Barre pour parvenir jusqu’à ce site splendide.

« Les Affranchies »

La veille déjà, comme autant de roses, on avait eu droit à un superbe florilège de titres faisant l’éloge de la lettre dans la chanson française ; un spectacle conçu et monté par le duo Rim’Elles – autrement dit la chanteuse Dalila (du groupe Soham avec l’excellent Christian Laborde, guitariste-compositeur et « homme à tout faire » de la chanson) et la pianiste Fabienne Balancie-Argiro (également de L’Échappée Brel). Cela se passait dans un joli petit village, au pied des Albères, le massif qui relie la France et l’Espagne à cet endroit-là… un peu à l’image de Jean-Pierre Lacombe-Massot, habitant du lieu, historien de la région et trait d’union entre Jordi Barre et Rim’Elles.

Car tout se recoupe et se complète pour le mieux : Dalila enregistra et chanta sur scène avec Jordi (cf. vidéo ci-dessus, au Théâtre municipal de Perpignan, en avril 2005), dont Jean-Pierre Lacombe fut l’ami et le metteur en scène durant un quart de siècle, jusqu’à un formidable et ambitieux oratorio nommé O Món (Ô ! Monde). Christian Laborde composa et travailla également avec Jordi. Il faut dire aussi que ces deux-là, Dalila et Christian, originaires du Gers, ont collaboré très tôt avec un certain Francis Cabrel (qui les a pris en première partie et fait appel régulièrement à Dalila pour ses chœurs – et à nouveau pour son dernier album), pour qui Jean-Pierre Lacombe n’est pas un inconnu. Bref…

AVENUE JORDI BARRE

C’est ce dernier, en effet, qui a eu la bonne idée de proposer la venue de Rim’Elles à l’association Laroque Arts et Culture dans le cadre de la Sant Jordi. Et, cerise sur le gâteau qui bouclait la boucle de la fête de la rose, du livre et de la chanson, après les trésors exhumés d’un joli coffre à souvenirs dont elle extrait des lettres au fur et à mesure, Dalila a interprété en duo tout à fait exceptionnel avec Jean-Pierre l’émouvante chanson en hommage à l’ami (Tu, l’Amic Jordi), dont il est l’auteur… et Christian Laborde le compositeur ! Une chanson qui figure dans le dernier album à ce jour de Soham, Absoluble

AVENUE JORDI BARRE
Soham – Tu, l’amic Jordi

Auparavant, on avait effectué avec bonheur une balade rare dans le jardin extraordinaire des « lettres » françaises enmusiquées : « les Affranchies » de Barbara à Jacques Brel (« Je signe Léonie, tu sauras qui je suis… »), d’Anne Sylvestre à Élise, Le Carnet à spirale de William Sheller, la Petite écriture grise de Marie-Paule Belle, L’Écritoire d’Yves Duteil, Arrose les fleurs d’Allain Leprest ; et puis presque vingt autres, comme la Lettre oubliée de Juliette qu’elle avait enregistrée avec Guillaume Depardieu, Les Séparés de Marceline Desbordes-Valmore mise en musique et créée par Julien Clerc, Espoir Benjamin et La Marge de Rémo Gary, Les Mots de La Rue Kétanou puis de Nougaro...

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Autant de mots d’amour, tendres, malicieux ou déchirants, qui ont la particularité d’être revisités de telle sorte qu’on les redécouvre totalement, en particulier Je voudrais vous revoir de Jean-Jacques Goldman ou Au fur et à mesure que Liane Foly popularisa. D’autres encore que l’on découvre tout simplement, telle J’écris cette lettre que Line Renaud a enregistrée en 2010 (paroles et musique de Flavien Compagnon et Fabien Marsaud), qui symbolise bien ce concert concept et sa fin ouverte :

Et puisque rien ne vaut les gens, j’écris cette lettre à mes rencontres
On n’est pas riche que d’argent, j’ai des amis, je m’en rends compte
À tous ceux qui m’ont fait grandir, tous ces regards épanouissants
Ceux qui sont là, et puis les autres, j’écris cette lettre à mes absents

Et si ma plume parlait d’avenir, car il n’est pas l’heure de se taire
Je n’ai pas fini d’en finir, pour moi, souvent, tout reste à faire
J’écris cette lettre à mon présent, j’ai les deux pieds sur mon chemin
Je regarde droit devant, j’écris cette lettre aux lendemains

Je sais comment finir cette lettre, puisqu'elle ne fait que débuter
Je vais trouver d’autres histoires, d’autres espoirs à raconter
J’écris cette lettre à la vie comme un remerciement
J’écris cette lettre à mes envies comme un commencement.

Il y a l’harmonisation, les arrangements nouveaux, bien sûr, de Fabienne dont le piano joue à lui seul comme un petit orchestre, il y a sa complicité scénique qui déclenche les rires, et puis le charisme et le charme de Dalila, son aisance sur scène, assise ou debout, comédienne ou chanteuse ou tout à la fois, avec une gestuelle et des mimiques qui vous embarquent sans coup férir dans ce voyage épistolaire.

AVENUE JORDI BARRE

Quant à sa voix, hein, pas besoin de vous faire un dessin, depuis le temps… Si ?! Alors, disons qu’au-delà de ses qualités techniques, de son large registre, c’est aujourd’hui l’une des plus belles de la chanson francophone, une voix rare parce que contrairement à nombre d’interprètes dont l’organe en airain semble être la résultante d’un encéphalogramme plat (William Sheller les appelle les gueulardes…), il y a une âme qui apparaît derrière et ne cherche pas à se dissimuler. Comme dans ce formidable montage, à pleurer de tendresse, entre Gauguin, Dis quand reviendras-tu et Voir un ami pleurer, summum de la complicité piano-voix de ces rimes féminines…

Frémissante, bouleversante, la voix de Dalila, c’est du frisson à la Danielle Messia, c’est du sourire à la Sylvestre, c’est du miel et du piment à la Catherine Ribeiro, c’est Violeta Parra qui aurait fait un détour par chez Oum Kalsoum pour fraterniser avec Anne et Barbara… Et chanter avec elles qu’on ne devrait écrire, toujours, que des lettres d’amour…
 

Camins d’amor

Sur mon chemin de mots, chante Dalila sur les pas d’Anne Sylvestre… Jordi Barre, lui, arpentait ses Camins d’amor, du titre d’un album et de son spectacle éponyme auquel assista en 2003, à la salle Charles-Trenet de Perpignan, un certain Étienne Roda-Gil, sous le charme…

AVENUE JORDI BARRE

L’auteur de Julien Clerc, l’un des grands écrivains de chanson française, n’était-il pas lui-même d’origine catalane ? Né à Montauban, fils de républicains espagnols, ses parents originaires de Badalona, dans la banlieue de Barcelone, avaient connu le camp d’Argelès-sur-Mer – où, après la Retirada, avaient été parqués aussi nos pères à nous, à Leny EscuderoPaco Ibañez et moi, comme mon oncle Lamolla au Barcarès, bienvenue au club !

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C’est un journaliste-écrivain ami des deux hommes, Henri Fabre, qui avait mis Étienne et Jordi en relation en 2001. En janvier 2002, photographiés côte à côte, ils faisaient la Une de L’Indépendant. Au contact de Jordi, la fièvre catalane remontait en Étienne comme une tendresse d’enfance. Mais Roda-Gil, s’il parlait catalan (« le catalan de Badalona d’avant 1939 »), n’a jamais écrit dans cette langue, alors, disait-il, « apprivoiser deux vers pour la bonne rime, j’aimerais vous y voir… »

Mais l’envie, très forte, est là… « Jordi, tu as été typographe ? Mon père, tu sais, l’était aussi. » Alors, entre deux moments d’écriture de son oratorio sur le Che, il pense aussi à ce projet qui lui tient à cœur... Un beau jour de la fin de l’été 2003, il atterrit à Perpignan avec deux textes : Tinta negra (Encre noire) et Animà, no tinguis por (Alma, n’aie pas peur). Le premier est dédié à son père et à Jordi (« artistes de la vie quotidienne »), le second à sa fille… Le temps pour le compositeur-interprète de les mettre en musique et naissent deux chefs-d’œuvre… restés méconnus à ce jour, puisque non commercialisés !
 

Attention scoop !

Grâce à Balzac Éditeur et à Robert Triquère en particulier, un excellent éditeur « régional » installé à Baixas, qui a publié Jordi Barre l’enchanteur, la bio de référence de l’artiste (signée Jacques Quéralt et Christine Lavaill) – et qui a initié une grande exposition éponyme qui vaut le détour –, nous pouvons vous offrir ici une petite merveille.

AVENUE JORDI BARRE

Rien de moins que la primeur de Tinta negra ! Cet enregistrement effectué par Jordi en pays catalan (et arrangé et réalisé par Laurent Marimbert en 2003) a en effet été ajouté au livre, et seulement à celui-ci. Vous savez donc quoi faire si vous souhaitez vous procurer ces deux perles… Les deux seuls titres jamais écrits en catalan par Étienne Roda-Gil, l’homme qui voulait des chansons « utiles à vivre et à rêver », et qui nous a quittés trop tôt, le 28 mai 2004, à l’âge de 62 ans.

Jordi Barre – Tinta Negra

Voici une traduction partielle (et très approximative, traduttore traditore, n'est-ce pas ?) de Tinta negra :

Père, qui m’as appris la vie et l’amour de l’encre noire
Père, qui nous as prouvé qu’aucun croquemitaine
Ne nous emporterait par surprise
Que si nous parlions catalans nous aurions toujours un refuge
Derrière cette dernière barricade
Père, qui m’as appris que défendre la langue est un devoir
Comme de défendre sa mère, un arbre, une rivière, la terre…

Ce catalan « pauvret » de la rue, que tu m’as ouvert
Dans l’encre noire, dit que respecter tout ce qui vit
Est un devoir et un droit, une possible chimère
Que tu as défendue, et vous étiez nombreux
Quand tombaient sur les berceaux
Les bombes de l’Empire, de tous, tous les empires…

Père, qui m’a appris qu’il y a des fleurs rouges qui ont raison
Et qu’il n’y aura jamais de fleurs noires car le noir est une couleur
Celle de l’encre et de l’amour, de l’amour et de la guerre
Celle de l’encre qui crie, l’encre qui crie à la paix
De l’imprimerie au Palais, à l’honneur et au courage
D’inventer une autre vie…

Jordi Barre, écrivent ses biographes, n’est pas de la tribu des pieds enflés ni de la secte des grosses têtes. Il est du côté des gens, de ces gens simples, chers au sociologue poète Pierre Sansot, « qui ont l’âme paisible et qui ne frétillent pas sous l’effet de l’ambition ». En guise de postface à l’ouvrage, figure une Petite histoire de la musique et de la chanson nord-catalanes qui situe avec pertinence la vie de Jordi Barre dans le contexte, car celui-ci « n’est pas une création ex-nihilo. Son existence et son développement sont liés à la culture locale dont il est l’un des fécondateurs. Certains ont beau le minimiser, l’occulter ou n’y voir qu’une “retombée” du retour politique catalan au sud des Pyrénées, il n’en demeure pas moins que le phénomène Jordi Barre coïncide avec une “conscientisation catalane” et l’accompagne durant trente ans. Conscience qui va bien au-delà du “cœur” […] et s’alimente d’une critique plus raisonnée du centralisme. »

La préface, elle (forte de deux pages), est signée Roda-Gil et son introduction ne manque pas d’éloquence en faisant référence à deux « patrons » : « …Georges, dans la chanson française, est un mot magique. Jordi est le patron de la terre catalane. Pas le patron qui exploite, celui qui libère du monstre, du “Drac”, du mal. Jordi, un jour, a choisi de chanter en catalan. Il est devenu presque sans le vouloir un Ange souriant qui nous a protégés de tout ce qui voulait nous détruire : l’oubli, le mépris, l’oppression, la réduction et la tentative de la négation de l’espérance…

« Je l’aime pour cette vie. Pour cet engagement qui proclame que nous ne sommes pas un passé facile à abolir, de mauvais souvenirs liés aux vies des gens simples et à leurs souffrances qui n’avaient pas d’autres armes que leur langue. “Ici, chez nous, nous parlons catalan…” C’est ce que chante Jordi modestement et sans affirmation sectaire.

« Vivre, travailler et chanter au pays, ces mots pourraient être la devise de l’éternel jeune homme qu’est resté Jordi. De la fabrication d’un journal à l’élaboration d’une chanson, il n’y a pas de très grande différence. Il faut du caractère et aussi l’idée précise de ce qui peut plaire, interroger, indigner ou séduire. Séduire n’est pas la bonne solution. Au risque de déplaire, il faut savoir que le sens d’une terre n’est pas le sens du poil de n’importe quels puissants de tout acabit… De l’imprimerie à la scène, Jordi a vécu cette expérience. Les chansons sont des journaux d’hier et de demain…

« Ces quelques lignes n’ajoutent rien à ce livre qui raconte tendrement l’histoire d’une vie : une Iliade et une Odyssée en même temps. J’ai vu chanter Jordi dans une église avec des chœurs populaires et dans une simple maison au bord de la mer qui se souvenait des anciens mas. C’était devant une famille presque recueillie et en même temps heureuse d’entendre son passé et son futur possible. Pas de nostalgie, Jordi exprime de la fidélité. »

Fidèle, fidèle à son pays catalan, à Collioure, à Perpignan, comme un autre catalan qui, lui, avait choisi de monter à la capitale, l’était à « un Castillet tout neuf, un Canigou », Jordi Barre est mort le 16 février 2011, dix ans après Charles Trenet (19 février 2001). Celui-ci avait 87 ans, et Jordi, qui avait encore donné en mai précédent un concert resté localement dans toutes les mémoires, presque 91 ans.

AVENUE JORDI BARRE

À Perpignan, dans la loge de mer, le patio intérieur de la mairie où, entourée d’eau, se trouve la fameuse statue d’Aristide Maillol, La Méditerranée, celle-ci comme toutes les fontaines de la ville a été fleurie de roses rouge sang. Au-dessus un étendard aux couleurs catalanes représentant la lutte de Sant Jordi contre le « Drac ». En bas, sur le socle de l'oeuvre du maître de Banyuls-sur-Mer, un écriteau en forme de livre ouvert : à gauche la légende de la Sant Jordi, à droite Amb la força de l’amor, la chanson de Jordi Barre (paroles de Joan Tocabens) :

Je veux effacer les frontières
Qui nous privent du trésor
De tant de nouveaux printemps
Avec la force de l’amour

Je veux inonder ma terre
De tous les chants de mon cœur
Pour que tombent les barrières
Pour effacer la rancœur
Par la force de l’amour.

PS. Mes remerciements à Martine Caplanne, délicate interprète-compositrice des grands poètes (Cadou, Desnos, Lorca, etc.), originaire du pays Basque français, amie de Luc Romann, de Dalila, Christian Laborde et de… Jordi Barre (le monde est petit !), grâce à qui j’ai pu rencontrer Jean-Pierre Lacombe. Comme par hasard (…chantait Luc Romann), Martine Caplanne était dans la salle ce soir de la Sant Jordi, pour le spectacle de Rim’Elles. Si vous êtes un(e) adepte du Beau et de l’authentique (et sinon, que feriez-vous ici ?), je vous recommande son site pour en savoir plus sur elle, ou pour le plaisir de réentendre sa voix chaude au service des poètes.

AVENUE JORDI BARRE

Et si vous voulez savoir ce qu’elle a pensé des « Affranchies » et de Rim’Elles, voici un petit mot glané chez elle : « Elles avaient le trac à Laroque-des-Albères vendredi dernier avant de jouer. Et ça, c’est plutôt bon signe non ?! Elles nous ont emmenés dans le coffre des souvenirs du répertoire de la chanson française et nous y avons découvert des trésors de textes souvent mal connus. Dalila a atteint une maturité de voix superbe. Fabienne l’accompagne au piano avec un respect rare. La construction du spectacle est fine, fluide. La mise en lumières bien travaillée (merci Christian !). Si elles passent par chez vous, ne les manquez pas. Certains de vos amis présents, eux, pourraient vous “faire bisquer” de n’avoir pas été de la fête ! Oui, un grand bravo, les filles et merci. » CQFD, non ?

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22 février 2016 1 22 /02 /février /2016 16:14

« Hasta siempre, comandante »


Cienfuegos, Santa Clara, Santiago, Trinidad, Viñales, La Habana bien sûr… et puis la Sierra Maestra et la Playa Gijon, dans la Bahía de los cochinos, la célèbre Baie des cochons, là où « l’impéralisme a subi la première défaite de son histoire »… J’en reviens avec des centaines de photos et nombre de souvenirs indélébiles : un monde en couleur, de sensations et d’odeurs, de joie de vivre et de fraternité, de débrouillardise aussi, de musique et de chansons (omniprésentes !) où, malgré les difficultés financières, le social – la santé, l’éducation, le sport et la culture – prime sur tout le reste. Et où la mémoire du Che demeure vivante à jamais…

CUBA SÍ

C’est sûr, il y a l’envers du décor, l’appropriation injustifiable du pouvoir avec ses dérives, le manque de libre expression politique et ses conséquences, mais (sans parler du fait qu’il ne faut jamais confondre les gouvernants avec les peuples) dans quel autre pays au monde, à quel autre moment de l’Histoire, un peuple a-t-il eu à subir un blocus pareil, presque total… qui dure déjà, à Cuba, depuis cinquante-cinq ans ?!

À qui la faute aussi, si Cuba n’a eu d’autre choix que de se jeter dans les bras de l’URSS en 1961, après la tentative d’invasion organisée et armée par la CIA (précédée d’un bombardement aérien soudain) ? Auparavant, la Revolución menée par Fidel (Castro), Camilo (Cienfuegos) et le Che (Guevara) n’avait d’autre but que de rendre aux Cubains la liberté et les terres qui leur avaient été confisquées par un président fantoche mais véritable dictateur (Batista) à la solde des USA et de la mafia états-unienne. Lesquels avaient fait de cette île magnifique, baignée par l’Atlantique au nord et la mer des Caraïbes au sud, non seulement leur chasse gardée mais aussi un gigantesque casino-bordel ; surtout à l’époque de la prohibition.

« Le plus long “génocide” de l’Histoire », rappelle une banderole au sortir de l’aéroport José-Marti (le « père de l’indépendance » en 1898 et grand poète cubain : « Yo soy un hombre sincero / De donde crece la palma / Y antes de morirme quiero / Echar mis versos del alma… » et les vers suivants de la fameuse chanson Guantanamera – qui est bien plus que le tube de variétés qu’elle est devenue en France, quasiment un hymne national bis – sont de lui).

Aujourd’hui encore, les habitants de Cuba, qui souffrent d’une pauvreté imposée par le blocus et l’interdiction états-unienne faite au monde occidental de commercer avec Cuba (ou simplement de l’aider à subsister), manquent de tout, de denrées manufacturées les plus élémentaires, de savon, de dentifrice comme de médicaments, de papier ou de crayons.

Et pourtant les Cubains forment le peuple le plus naturellement accueillant et sympathique que l’on puisse connaître (en tout cas le plus empathique et convivial que je connaisse, avec les Polynésiens) ; toujours prêts qu’ils sont à vous renseigner spontanément, à vous inviter à partager un moment, à dialoguer avec un bonheur non dissimulé – et ceci sans la moindre arrière-pensée intéressée et sans jamais rien attendre de vous, sinon un écho fraternel.

Le plus naturellement accueillant, c’est certain. Et aussi, et de loin, le peuple le plus inventif ! « Nous n’avons rien, m’a dit un chauffeur de taxi qu’on qualifierait ici – à tort – de pourri, alors on invente tout. » À commencer par leurs voitures, en particulier les « belles américaines » des années 1940 et 1950, rutilantes, mais qui n’ont plus que l’apparence des modèles originaux puisque tout en elles, la moindre pièce, a dû être refait, refabriqué, réinventé avec rien, avec n’importe quoi, mille et une fois.

CUBA SÍ

Les Cubains, toujours le sourire aux lèvres, manient aussi le sens de l’humour comme personne. « Mon » chauffeur de taxi auprès duquel je m’étonnais de ne pas reconnaître du tout l’origine de son étrange véhicule, m’a répondu : « Claro, es una mezcla » (bien sûr, c’est un mélange) ! Un morceau de voiture russe, un autre chinois, une calandre chromée américaine, un moteur coréano-français (on trouve encore quelques vieilles Peugeot et j’ai même vu deux Aronde-Simca des années 1950…), des gomas (les pneus) sans cesse rechapées (…ou réchappées on ne sait comment ni d’où !), un trozo polonais, tout ça remis à la salsa cubaine : « Et la consommation est particulièrement économique, rigole-t-il. Normal c’est une hybride ! » Impayable mais vrai.

CUBA SÍ

Que dire de plus ? Il faudrait parler de Jules Supervielle dont on conserve ici le souvenir, d’Alejo Carpentier bien sûr dont on visite la maison-musée et de tant d’autres personnalités artistiques comme Lorca pour qui Cuba était un paradis ou encore Hemingway qui vécut un quart de siècle ici, au pays du Vieil homme et la mer. On peut visiter sa chambre à l’hôtel Ambos mundos (Des deux mondes) avec la machine à écrire sur laquelle, au retour de la guerre d’Espagne, il écrivit Pour qui sonne le glas… Ou sa maison du bord de mer, non loin du port où était ancré son bateau de pêche, qu’on a reconstitué à l’identique.

Mais on peut aussi et plus prosaïquement aller faire un tour dans les deux bars qu’il fréquentait assidument dans la vieille ville haute en couleurs (somptueuse et délabrée à la fois, mélange unique de merveilles architecturales et de chefs-d’œuvre plus qu’en péril) de La Havane : el Floridita (photo plus haut) et la Bodeguita où passèrent aussi (et notamment) Françoise Sagan en 1959, Salvador Allende en 1961 ou Nicolas Guillén (le grand poète cubain, auteur de Soldadito Boliviano mis en musique et chanté par Paco Ibañez). Au-dessus du comptoir de la Bodeguita trône d’ailleurs la reproduction d’un mot que le grand romancier américain écrivit sur place : « My mojito in La Bodeguita, my daiquiri in El Floridita », et il est vrai que ces cocktails au rhum cubain, et d’autres encore, ont le pouvoir et le bon goût de vous mettre de fort bonne humeur, surtout quand vous les dégustez devant un groupe de musiciens enjoués…

 
CUBA SÍ

Car la musique, les chansons – des plus traditionnelles, comme celles du répertoire de Buena Vista Social Club, aux plus récentes – sont vraiment omniprésentes. Pas un seul bar, pas un seul restaurant, pas un seul hôtel, quasiment pas une place publique qui ne vibre au son des guitares, des sax, des contrebasses, des maracas, des claves, des trompettes, des claviers… Cuba ? El paraíso de la música !

CUBA SÍ

Pas difficile dans ces conditions de s’immerger rapidement dans le mode de vie cubain. D’autant que les jolies Cubaines, blondes ou brunes, blanches, mulatas ou d’un noir profond, la plupart en corsage léger et mini-short ou mini-jupes, vous accrochent immanquablement le regard (en tout bien tout honneur, mais à tout moment et en tous lieux) ; rien d’ostensible en cela, rien que la vie ordinaire découlant d’un climat privilégié. Cela me fait penser à toutes les réflexions des gens dans la rue, après nous avoir demandé de quel pays nous venions (« de Francia »), qui nous ont spontanément et sincèrement exprimé leur compassion pour les victimes des attentats barbares de Paris. Merci encore, amigos

Pour les Cubains, amoureux de la vie, rien de plus incompréhensible que ce fanatisme obscurantiste qui vise à tuer la liberté des femmes, la culture et la musique, à tuer tout court. Question de religion sans doute ou entre autres, car même pour pratiquer la santería, la religion syncrétique locale, mélange de christianisme et de vaudou du Dahomey ou du Nigeria des anciens esclaves déportés à Cuba après sa découverte par Christophe Colomb en 1492, les chants, la danse et la musique sont encore et toujours de la partie.

Que dire encore ?... Il y faudrait tout un livre pour décrire l’ambiance et le vivre cubain auquel on se fait plus que facilement, c’est sûr, dans lequel on se fond avec bonheur. « Ça y est, nous a dit un autre chauffeur de taxi, vous êtes platanaos ! » (« bananisés », traduit littéralement). « Platanaos ? »« Sí ! En la salsa cubana ! » Dans la salsa ? J’aime ! Dans le bain, quoi…

CUBA SÍ

Quand même, avant de conclure ces lignes rapides, vous dire tout simplement que le culte du Che qui reste des plus vivace, ou plutôt l’affection naturelle que lui porte toujours le peuple cubain, se ressent de façon particulièrement émouvante, où que l’on aille dans cette grande île (mille deux cents kilomètres de long).

CUBA SÍ

Dire enfin que sa quête de l’inaccessible étoile, de l’impossible rêve d’un monde meilleur pour les hommes, libéré du joug de l’argent et du pouvoir (que penserait-il de la situation actuelle, du passage de témoin de Fidel à Raúl, lui qui avait déjà quitté Cuba pour continuer à mener en Bolivie, où il est mort exécuté pour des idées, sa lutte de libération ?) demeure ici un objectif à poursuivre. À défaut de pouvoir l’atteindre un jour. Peu importe, c’est le chemin qui compte, disait le poète…

Alors, oui, Hasta siempre, comandante ; hasta la victoria, siempre. Et vive Cuba. Viva Cuba libre !

NB. Entre autres vidéos, j’illustre ce sujet de la célèbre Guantanamera guajira (son titre original), reprise et adaptée dans le monde entier, notamment par Pete Seeger et Joan Baez aux USA, avec ici les versions de Trini Lopez et de Compay Segundo. Son compositeur officiel, à la fin des années 1920, en est le Cubain Joséito Fernandez (bien que certains musicologues reconnaissent en elle une mélodie andalouse déjà en vogue vers 1700) sur un poème de José Marti tiré de son recueil Versos sencillos (Vers simples) dont voici la traduction : « Je suis un homme sincère / Du pays où pousse le palmier / Et avant de mourir, je veux / Verser mon chant hors de mon âme. / Guantanamera, guajira Guantanamera (bis) / Mes vers sont d’un vert si clair / Et d'un carmin si brûlant / Mes vers sont comme un cerf blessé / Qui cherche refuge dans les bois. / Refrain / Je cultive une rose blanche / En juillet comme en janvier / Pour tout ami sincère / Qui me donne sa main franchement. / Refrain / Des pauvres de la terre / Je veux partager le sort. / Le ruisseau de la montagne / Me plaît plus que l’océan / Guantanamera, guajira Guantanamera. »

CUBA SÍ

J’y ajoute deux versions de Hasta siempre comandante, la magnifique chanson de Carlos Puebla, grand auteur-compositeur-interprète cubain, écrite l’année suivant la mort, le 9 octobre 1967, d’Ernesto « Che » Guevara : la version originale par son auteur-compositeur-interprète vers la fin de sa vie (il est décédé le 12 juillet 1989 à La Havane), et celle de la comédienne et chanteuse française Nathalie Cardone (née à Pau d’un père sicilien et d’une mère espagnole) qui date de 1997, avec des images de la dépouille du Che prises le 10 octobre.

Je vous conseille aussi de réécouter la chanson de Leny Escudero consacrée en 1979 au Che, Depuis ta mort, ainsi que Soldadito boliviano par Paco Ibañez dans cette vidéo où l’on voit s’exprimer de façon mensongère son exécuteur (on tira au sort parmi les soldats boliviens pour savoir qui aurait le « privilège » de l’exécuter). Pour les non hispanophones, voici la traduction de quelques vers éloquents : « Petit soldat de Bolivie / Petit soldat bolivien / Tu avances armé d’un fusil / Qui est un fusil américain / C’est le señor Barrientos qui te l’a donné / Petit soldat bolivien / Cadeau de Mister Johnson / Pour tuer ton frère (bis)… / Tu ne sais pas qui est le mort / Petit soldat de Bolivie / Le mort est le Che Guevara / Et il était argentin et cubain… / Il était aussi ton meilleur ami / Petit soldat bolivien… / Mais tu apprendras, c’est sûr, / Qu’un frère ne se tue pas / Qu’on ne tue pas son frère… »

Vous trouverez également deux chansons de l’album que Jean Ferrat enregistra en 1967 au lendemain de son séjour cubain (dont il revint ébloui) : À Santiago de Cuba et celle à laquelle j’emprunte le titre de mon article, Cuba sí ! (« Je sais que l’on peut vivre ici pour une idée... »).

Enfin, pour la route, encore une de lui, Dans la jungle ou dans le zoo, tirée de l’album Ferrat 91 (qu’il m’invita – quel beau souvenir ! – à présenter avec lui à Paris à sa sortie, dans sa seule intervention publique, excepté une émission spéciale de télévision), pour méditer un peu sur nos sociétés et l’avenir de notre monde, à l’heure où le président Obama – le premier président américain à le faire depuis 88 ans – vient d’annoncer (au grand dam de tous les candidats républicains aux prochaines élections présidentielles) sa visite officielle à la mi-mars à Cuba (un événement énorme et peut-être – c’est du moins ce qu’en attend le peuple cubain – la fin d’un blocus aussi injuste et inhumain que contraire à tous les droits de l’Homme) : « Ne tirez pas sur le pianiste / Qui joue d’un seul doigt de la main / Vous avez déchiffré trop vite / “La musique de l’être humain” / Et dans ce monde à la dérive / Son chant demeure et dit tout haut / Qu’il y a d’autre choix pour vivre / Que dans la jungle ou dans le zoo / Qu’il y aura d’autre choix pour vivre / Que dans la jungle ou dans le zoo. »

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13 janvier 2016 3 13 /01 /janvier /2016 19:32

Ami de Picasso, Lorca, Miró, Éluard, Vlaminck…

 

Il eut Picasso pour maître, Miró, Éluard, Lorca ou Vlaminck pour amis, côtoya Brassens dans les cercles anarchistes d’après-guerre et fut sans doute, avec Dali, le précurseur de la peinture surréaliste catalane. Né à Barcelone le 24 juin 1910, Antonio García Lamolla, dit Lamolla, est mort à Dreux il y a trente-cinq ans, le 13 janvier 1981… mais reste encore à découvrir.

LAMOLLA, MON ONCLE

C’est ainsi que fonctionne notre société, ainsi que fonctionnent les politiciens, les médias, les éditeurs, les maisons de disques, tout le monde : à coups de commémorations. Alors, pourquoi ne pas y aller de la mienne – oh ! bien modeste, à l’image du personnage… –, sachant que si je ne m’y colle pas, personne ne le fera à ma place : j’étais en effet son neveu et seul filleul. Voici donc retracée à grands traits l’histoire d’un illustre inconnu, d’un grand peintre reconnu par ses pairs mais presque totalement ignoré des médias. « La lumière ne se fait que sur les tombes », disait Ferré qui le connaissait aussi.

En 2010, la ville de Lérida (Lleida en catalan) où Lamolla passa l’essentiel de son adolescence et les prémices de sa vie d’adulte, de 1914 jusqu’à son engagement dans l’armée républicaine en 1937 au lendemain du putsch franquiste, célébra dignement le centenaire de sa naissance. Sous le titre Lamolla, miroir d’une époque, on y présenta notamment au Museu d’Art Jaume Morera, du 26 octobre 2010 au 31 janvier 2011 (puis à Ségovie du 11 février au 30 mai et à Saragosse du 21 juin au 16 septembre) une extraordinaire exposition de ses œuvres surréalistes, des toiles et des sculptures, complétée de certains de ses premiers tableaux réalisés en exil. On y trouvait aussi de nombreuses illustrations témoignant de son implication au service de la liberté dans diverses revues artistiques d’avant-garde.

LAMOLLA, MON ONCLE

Le jour du vernissage, les spécialistes venus de Barcelone et de Madrid pour commenter sa peinture mirent l’accent sur l’importance de son rôle et la place de pionnier qu’il occupait dans le surréalisme catalan des années trente. On y rappela qu’il exposa à Madrid dès 1935 – à l’âge de 25 ans –, à la même époque que Dali et Miró, eux aussi pour la première fois. Prévue du 2 au 16 décembre, cette expo (composée de 17 peintures, 23 dessins et quatre sculptures) fut un tel succès critique et populaire qu’on dut la prolonger jusqu’au 28.

Parmi ses visiteurs illustres, un certain Federico García Lorca qui, émerveillé par les bleus de ses toiles, écrivit spontanément un poème en son hommage. Ce jour-là naquit une franche amitié entre le poète et le peintre. L’année suivante, Lorca lui annonça même sa venue chez lui, accompagné par Dali ; il était notamment question que Lamolla, grand amateur de musique et de chanson, leur fasse découvrir le répertoire musical des Gitans (que Lorca appréciait beaucoup, cf. Le Romancero gitano…) de Lérida. Mais la guerre civile, déclenchée le 17 juillet 1936, empêcha ce séjour d’avoir lieu et les deux hommes ne se revirent plus jamais.

LAMOLLA, MON ONCLE

Pour ma part, qui vécus une large part de mon enfance dans l’atelier de Lamolla, à le regarder peindre avec admiration, je dus patienter jusqu’au 26 octobre 2010 pour découvrir, au musée de Lérida (qui s’était fait prêter, récupérées en Espagne mais aussi en France auprès de propriétaires divers), des toiles que je n’avais jamais vues. Ni mes proches ni moi – excepté ma mère et sa sœur aînée, Fidela, qui avait connu puis épousé Lamolla à Lérida. Parmi celles-ci, hasard incroyable ou signe du destin (n’est-ce pas, Éluard ?), une peinture de 1934 intitulée Il a plu des chansons… en français dans le texte !!! Pour quelqu’un qui a passé sa vie à mettre en avant la chanson française (et adore la peinture), vous ne croyez pas qu’il y a là, rétrospectivement, de quoi s’interroger ?

LAMOLLA, MON ONCLE

Il est du reste fort possible que cette toile ait fait partie de l’exposition logicofobista (un mouvement pictural formé d’un groupe de peintres catalans, au premier rang desquels figuraient Miró, Dali… et Lamolla), présentée à Barcelone du 5 au 15 mai 1936 : « l’exposition la plus importante du surréalisme espagnol », écrit Jesús Navarro Guitart, directeur du Museu d’Art Jaume Morera et biographe de Lamolla (éd. Alzafeta, Lleida, 2011). Toujours est-il que Paul Éluard, qui s’était déplacé spécialement à Barcelone pour cette expo, avait déjà rencontré mon oncle quelques mois plus tôt, en janvier 1936, à l’occasion d’une exposition de Picasso. Cette fois-là – où le poète donna une conférence sur le père du cubisme (« Picasso selon Éluard, selon Breton et selon lui-même »), une autre intitulée « Qu’est-ce que le surréalisme ? » et fit une lecture de son œuvre poétique –, il prit contact avec les artistes catalans qui s’identifiaient à ce mouvement. Parmi eux, Lamolla, dont il découvrit l’œuvre avec enthousiasme, au point de noter son grand intérêt « non seulement pour tout ce qu’il a déjà fait, qui nous interpelle, mais aussi pour tout le potentiel qu’il possède en lui ».

LAMOLLA, MON ONCLE

Lamolla, qui peignait depuis sa plus tendre enfance, n’avait encore que 26 ans, mais il entretenait déjà une correspondance avec Picasso, avait noué des liens d’amitié avec Miró et Lorca, était salué par le grand critique d’art madrilène Manuel Abril, etc. Ce dernier fut d’ailleurs le commissaire général de la grande exposition présentée à Paris, au Musée du Jeu de Paume, du 12 février au 5 avril 1936, L’Art espagnol contemporain, où Lamolla exposa une toile de 1934 et cinq autres de 1935, aux côtés de Solana, Vásquez Díaz, Gargallo, Picasso, Juan Gris et nombre d’artistes prometteurs entre lesquels il allait être particulièrement remarqué par le critique du Temps, René Jean, et celui du Jour, Chamine. Bref, l’avenir s’annonçait sous les meilleurs auspices pour Antonio Lamolla (ou Antoni, en catalan) dont le talent lui ouvrait toutes grandes les portes de l’histoire de la peinture.

C’était compter sans Franco qui, quelques mois plus tard, soutenu par les fascistes et les nazis, allait trahir la République espagnole. Je vous la fais courte – d’autant que j’ai déjà évoqué ce pan de vie familial – mais après avoir rejoint les rangs républicains, tout en collaborant à diverses revues artistiques à caractère libertaire, il prit finalement le chemin de l’exil, à travers les Pyrénées, durant le terrible hiver 1939.

LAMOLLA, MON ONCLE

Arrivé en France, il fut parqué au Barcarès (le troisième camp de concentration ouvert par les autorités, le 14 février, après Argelès-sur-Mer le premier – où fut enfermé mon père Alfredo – et Saint-Cyprien le 8). Là il allait retrouver par hasard son beau-frère Bienvenido, jeune frère de ma mère, qui ne tarderait guère plus de six mois à mourir des mauvais traitements reçus… « Bienvenu », tu parles !

Dans le même temps, mais de leur côté, quatre femmes connaissaient les mêmes affres de l’exode : ma grand-mère, ma mère, sa sœur aînée Fidela (épouse et désormais enceinte de Lamolla) et leur jeune cousine Rosa, qui avaient fui les bombardements franquistes de Lérida (lesquels, avant Guernica, firent de nombreuses victimes civiles dont des écoliers), pour Barcelone qui résistait encore. Parvenues à la frontière française, on les fit monter dans un train qui les conduisit directement, sans leur dire ni demander quoi que ce soit, jusqu’à Dreux, neuf cents kilomètres plus haut. Maire de cette sous-préfecture située à 35 km de Chartres et à 80 de Paris, grand humaniste, Maurice Viollette (1) avait en effet choisi d’ouvrir les portes de sa ville aux républicains espagnols, malgré le fait qu’une grande partie de la presse et de l’opinion françaises, alors, les conspuait en les traitant de va-nu-pieds et de bolcheviques…

1. Maire de Dreux dès 1908, ministre d’État sous le Front populaire de 1936 à 1938, sénateur révoqué puis arrêté sous le gouvernement de Vichy, il sera réélu à la Libération et restera maire de Dreux et président du conseil général d’Eure-et-Loir jusqu’à sa mort en 1960, à 90 ans.

LAMOLLA, MON ONCLE

D’illustres personnages mais surtout de beaux humains qui avaient connu Lamolla en Espagne tentèrent alors de le faire sortir du camp pour qu’il émigre au Mexique (comme le cinéaste Luis Buñuel et bien d’autres républicains espagnols) : Joan Miró, le peintre et poète surréaliste anglais Roland Penrose (futur Lord Penrose) et le critique et historien d’art français Christian Zervos.

En définitive, Fidela étant sur le point d’accoucher, Lamolla bénéficia d’un privilège exceptionnel : grâce à l’intervention de Maurice Viollette, justement, auprès du préfet des Pyrénées-Orientales, on l’autorisa à quitter le camp pour rejoindre sa femme. Et c’est ainsi que le 25 août 1939 naquit André Garcia Lamolla (mon premier cousin « français ») qui, pour la petite histoire, fut le premier enfant de réfugiés républicains espagnols à voir le jour en Eure-et-Loir.

Triste revers de la médaille, mon jeune oncle maternel Bienvenido – que ma grand-mère (c’est un incroyable roman… vrai) était retournée chercher au camp du Barcarès, seule, alors qu’elle ne parlait pas un mot de français et que son fils était incapable de se mouvoir par lui-même – décédera au même moment ; devenant, lui, le premier républicain espagnol à mourir en terre d’Eure-et-Loir (il repose aujourd’hui au cimetière de Dreux auprès de sa mère). Il avait 24 ans.

Un département où Lamolla passerait dès lors le reste de sa vie, à Dreux où naîtraient ses trois autres enfants, Antoine, Carmen puis Yolande, et où il créerait un atelier suivi au fil des ans par de nombreux élèves ; mais d’abord dans le village de Brézolles où il conserverait longtemps une petite propriété en lisière de campagne.

LAMOLLA, MON ONCLE

Là, il deviendrait rapidement un intime de Maurice de Vlaminck, grand ami de Derain et créateur avec lui et Matisse du fauvisme né l’été 1905 à Collioure (…où s’acheva le voyage du poète Antonio Machado chanté par Aragon). Soixante-dix ans après la rencontre des deux hommes à Rueil-la-Gadelière, Godelieve de Vlaminck, l’une des deux filles du peintre, ferait le déplacement à Lerida (cf. notre photo de famille). Et surtout, en signe de fidélité, elle compléterait l’expo de la plus belle des façons en y associant à titre exceptionnel plusieurs chefs-d’œuvre de son père, dont un célèbre autoportrait à la pipe.

Arrêt sur image : détail amusant, on aperçoit cet autoportrait dans l’atelier de Vlaminck, accroché en haut à droite, sur la photo dont je vous offre – plus bas dans cet article – la primeur sur la… toile. Attention, document ! Une photo de la collection personnelle de mes parents : ce jour de 1948, en effet, bien qu’absents sur la photo, ils avaient été invités en même temps que mon oncle, ma tante et leur jeune fils Antoine, qu’on voit ici avec d’autres amis, en compagnie de l’épouse de Vlaminck, Berthe Combe, et de Marianne Oswald qui était alors une chanteuse « réaliste » extrêmement célèbre (elle allait d’ailleurs consacrer un film documentaire à Vlaminck).

Tenez, pour en finir avec cet aparté, pour le plaisir et pour le désespoir aussi, car rien n’a changé depuis en la matière, celle des gens qui ont faim, ce Prévert-Kosma toujours d’actualité, interprété par Marianne Oswald :

Dans les années 40, Lamolla décrivait ainsi son environnement humain à l’un de ses correspondants espagnols : « Je mène une vie assez retirée et, bien que j’entretienne de nombreuses relations dans la région, je n’y compte que peu d’amis. Je n’ai de relations familières qu’avec le peintre Vlaminck et sa famille, qui vivent à huit kilomètres de chez nous. C’est un excellent ami, comme il en existe bien peu. »

À cette époque, il poursuivait son œuvre surréaliste, créant des toiles d’une intensité inouïe, souvent très sombres, marquées par le désastre de la guerre (Arriba España, viva la muerte, L’Épouvantail, La Bombe atomique, Les Chevaux…), et d’autres, plutôt tournées vers l’espérance, au contraire (même raisonnée), comme La Musique. Et puis, peu à peu, devant l’insuccès commercial et les difficultés matérielles, confronté à la nécessité de faire vivre sa famille, il glissa vers la peinture figurative.

LAMOLLA, MON ONCLE

En réalité, il continuait de peindre dans son style d’avant-guerre, en le faisant évoluer, jusque dans les années 70, mais dans la plus grande discrétion. Ses toiles absolument magnifiques, confondantes de puissance, d’une originalité totale, étaient remisées dans l’un de ses deux ateliers de Dreux, dissimulées derrière une tenture, et je crois bien avoir été l’un des rares à bénéficier du privilège de pouvoir les admirer de son vivant. J’imagine que c’était dû surtout à mon jeune âge et à ma curiosité affichée, car je passais le plus clair de mon temps libre, surtout le jeudi, à le voir peindre. Sa palette apparemment anarchique, la façon dont il mélangeait ses couleurs et bien sûr son art, qui me paraissait magique, me transportaient d’admiration.

LAMOLLA, MON ONCLE

Et puis, entre deux peintures à l’huile, deux gouaches ou deux croquis au fusain, il prenait son violon ou sa mandoline et se plaisait à me faire partager de merveilleux moments, car il jouait très bien de ces instruments… et voyait bien combien j’y étais sensible. Aujourd’hui je crois pouvoir dire que si je dois l’essentiel de ma passion pour la chanson à ma grand-mère, c’est mon oncle qui m’initia à la musique. C’est chez lui aussi que, très-très jeune, j’entendis Brassens pour la première fois. Marqué à jamais, d’abord et en particulier, par Le Gorille, Le Petit Cheval, Les Amoureux des bancs publics, Chanson pour l’Auvergnat et Les Sabots d’Hélène

Son œuvre surréaliste laissée de côté, par force, Lamolla allait dès lors peindre des centaines de toiles représentant des paysages, des vues de villes et de villages, des bouquets de fleurs, des natures mortes, des nus, des portraits (notamment de don Quichotte)… ou des sujets religieux comme un impressionnant Christ en croix ou une Descente de croix monumentale. Ses pérégrinations le menèrent partout dans l’Hexagone, ainsi que dans plusieurs pays européens, exposant sur place, dans de prestigieuses galeries parisiennes ou lors de salons, entre autres (mais systématiquement) au Grand Palais, au Salon des Indépendants.

Il aimait spécialement la Bretagne où il se rendait aussi souvent que possible. Dans les années 60, la réflexion d’un conférencier breton, commentant son Chemin de croix réalisé pour l’église de Trébeurden résumait bien la place réelle de l’artiste, bien que méconnue du plus grand nombre : « Antonio Lamolla est à la peinture ce que Federico García Lorca est à la poésie. Mais si le poète espagnol fut fusillé par les franquistes, Antonio Lamolla lui survécut en s’exilant en France. La douleur de l’exil et sa peur rétrospective transparaissent dans toute son œuvre. » (2)

2. Cité par Pierlouim dans son excellent blog sur la ville de Dreux, ses concitoyens ou visiteurs célèbres (le grand dramaturge Jean de Rotrou, le poète et cofondateur de l’Académie française Antoine Godeau, Victor Hugo qui fit à pied, à 19 ans, le voyage de Paris à Dreux pour y retrouver sa belle contre l’avis des parents de celle-ci, etc.), où il a déjà consacré plusieurs sujets à Lamolla, dont celui-ci, très bien documenté.

LAMOLLA, MON ONCLE

Anecdote éloquente : intime de Vlaminck, je l’ai dit, et ami respectueux et déférent de Picasso depuis les années 30, il se proposa comme médiateur entre les deux hommes pour en finir avec une polémique née entre eux depuis que le premier avait accusé le second d’être le père et l’instigateur de « l’art dégénéré du cubisme »… Voici ce que Lamolla écrivit (en espagnol) au maître de Malaga dans une lettre postée depuis Brézolles et datée du 22 avril 1947, où il s’excusait de ne pas être encore allé le voir en France.

« Cher compatriote Picasso,

Pour rompre avec cette bizarrerie, je me permets de vous dire que, depuis que je suis réfugié en France, j’ai pensé à plusieurs reprises à vous rendre visite. Seule la timidité m’en a empêché, qui est d’ailleurs la cause de mon isolement. Vous avez à présent tellement d’admirateurs qui vont continuellement vous importuner, que je n’ai pas voulu être un de plus à voler de précieuses minutes à un artiste de votre stature.

Je vous écris aujourd’hui poussé par un devoir sacré né en moi, après une récente visite à mon voisin Vlaminck, lequel vit à 8 km du village où j’habite. […] Il n’est pas utile que je vous donne des détails sur ce peintre, car vous le connaissez sans aucun doute mieux que moi. Ce que je voulais vous dire, c’est que je suis stupéfait et admiratif devant sa production.

Pardonnez mon intervention quichottesque, mais je dois vous dire que vous êtes tous deux, Picasso et Vlaminck, deux colosses dotés de forces suffisamment égales pour vous lancer dans des discussions ou polémiques stériles. Si je peux vous être utiles, je me mets à votre disposition, désireux de pouvoir atténuer cet incident, qui ne fait que réjouir les médiocres. Soyez généreux avec un artiste pour lequel les circonstances sont actuellement défavorables mais dont le nom, au siècle prochain – comme celui de Picasso – sera prononcé avec vénération. Je m’acquitte ici d’un devoir de conscience.

Je reste votre obligé.
Avec un salut cordial. »

La timidité, le tempérament quichottesque, le devoir de conscience, l’urgence de faire le lien… et la prescience du rôle de la postérité. J’ai comme l’impression de reconnaître ces traits de caractère… Un peu d’inconscience aussi, non seulement parce qu’il avait affaire à des aînés (Vlaminck venait d’avoir 71 ans, Picasso en avait 66 et Lamolla seulement 37 !), mais bel et bien à des « colosses », en effet, de la peinture mondiale. Et à un colosse tout court, s’agissant de son voisin qui mesurait 1,80 m ce qui ne laissait pas d’être impressionnant à l’époque, et ne devait pas peser loin d’un quintal. Mais ô combien avait-il raison en parlant des polémiques qui ne font que réjouir les imbéciles et les improductifs !

 
LAMOLLA, MON ONCLE

En commun, outre la proximité et bien sûr la sensibilité artistique, entre l’homme du Sud, catalan, et l’homme du Nord, d’origine flamande, entre celui qui avait fui à son corps défendant les couleurs éclatantes de la Catalogne et celui qui avait choisi de s’abriter sous les ciels tourmentés des confins de la Beauce et de la Normandie, entre l’un des pionniers avec Dali du surréalisme catalan et l’un des trois principaux artisans du fauvisme avec Matisse et Derain (Terrus, le peintre d’Elne et grand ami du sculpteur Maillol, en fut le quatrième mousquetaire), il y avait aussi leur amour de la musique, de la chanson et du violon en particulier.

Le second, avant même de vivre de sa peinture, avait été violoniste professionnel. Un sportif accompli aussi, malgré le fait que la pipe ne quittait plus sa bouche (Lamolla, lui, c’était plutôt le cigare ou le cigarillo) : un véritable athlète et même un coureur cycliste ! Quelle destinée que celle de Vlaminck ! Finalement, il ne s’échapperait plus de sa petite bourgade d’Eure-et-Loir, où il repose aujourd’hui, que pour rejoindre le paradis des magiciens du pinceau et du beau, le 11 octobre 1958. Allez savoir si, pour l’occasion et malgré ses 82 ans, il n’enfourcha pas une dernière fois sa bicyclette…

Lamolla-Vlaminck, Vlaminck-Lamolla… Une chose, en revanche, les distingua dans leur vie pratique, la notion d’une certaine insouciance du lendemain. Si un jour Vlaminck accepta de vendre la totalité de sa production, tout ce qu’il avait peint et se trouvait encore dans son atelier, au grand marchand d’art Ambroise Vollard (que Gauguin, qui n’écoulait une toile que de loin en loin, et encore, à vil prix, traitait d’escroc), mon oncle refusa de signer lorsqu’on lui mit sur la table une proposition du même type. C’était pourtant, surtout quand on sait ce que tirer le diable par la queue signifie, une proposition qui ne se refusait pas ! Je me souviens qu’on évoqua la question dans le cercle familial restreint, c’était à la fin des années 60 : cela se comptait en millions de nouveaux francs…

Peut-être aurait-il accepté (je n’y crois pas trop cependant), si l’offre d’achat n’eût été assortie d’une préemption sur toutes les œuvres à naître ; laquelle, pour Lamolla, prit aussitôt l’allure d’une condition inacceptable. Adieu veaux, vaches, cochons, couvée… fors la dignité et le respect de soi.

LAMOLLA, MON ONCLE

Lamolla attendit les prémices de la fin du franquisme avant de retourner épisodiquement en Espagne, pour y retrouver certains de ses parents et amis d’enfance et repartir peindre à travers la péninsule. En Catalogne bien sûr (où je le suivis, seul, un été, le temps de tourner un petit film sur lui, en 8 mm couleurs, à l’époque où j’hésitais encore entre l’école de journalisme et l’institut des hautes études cinématographiques – il fut d’ailleurs projeté en boucle aux expos 2010 et 2011 de Lérida, Ségovie et Saragosse), mais aussi en Andalousie, en Castille, à Tolède… Des expositions suivirent ici ou là ; la première depuis la guerre civile en septembre 1966 à Borges Blanques, dans la province de Lérida, une autre en 1974 à Madrid, symboliquement très importante, trente-neuf ans après sa rencontre avec Lorca.

Là, du 29 janvier au 12 février à la Galeria Quixote (ça ne s’invente pas !), Madrid découvrit d’un coup le versant figuratif de son inspiration : quarante-six œuvres composées pour la plupart de paysages captés au cours de ses voyages, depuis son retour en Espagne (où, malgré un pied-à-terre à Lérida et l’ouverture d’un nouvel atelier non loin de là, à Guimerá, jamais il n’envisagea de revenir définitivement) ; mais aussi d’Amsterdam, de Bruges, de Venise, de Naples, de Gênes… et bien sûr de Paris. 

LAMOLLA, MON ONCLE

Après Madrid, il y eut Barcelone (aujourd’hui on trouve plusieurs de ses toiles surréalistes au Museu Nacional d’Art de Catalunya à côté des « grands maîtres » qui furent ses amis) ; mais il dut attendre 1976 pour que soit enfin réalisée à Lérida une exposition anthologique de son œuvre.

À Dreux, puisqu’il faut bien revenir à son port d’attache, où il vécut finalement plus de temps qu’en Espagne, il s’intégra de la meilleure des façons, en donnant le meilleur de lui-même aux autres. Tout le monde se souvient de lui avec bonheur, admiration et tendresse ; comme d’un homme très simple et avenant, presque ordinaire, timide jusqu’au bout alors qu’il était pétri d’un talent hors du commun.

LAMOLLA, MON ONCLE

Au cours des décennies 60 et 70, il peignit nombre de paysages et de rues du cru, exposa à plusieurs reprises dans la ville. En 1961 notamment, du 3 au 15 décembre, où l’ex-réfugié arrivé avec presque rien sur le dos et rien du tout dans les poches, paya largement sa dette en rendant Hommage à Dreux et au Pays Drouais : soixante peintures et gouaches dont trente-six rien que sur le thème. La mairie en acheta quelques-unes, dont une superbe Grande Rue de nuit (la grande rue Maurice-Viollette...) qui trône aujourd’hui à la place d’honneur dans le bureau du maire, et une autre (Rue Philidor) qu’on peut découvrir au Musée d’art de Dreux, tout près d’un somptueux Monet et, devinez donc, d’un… Vlaminck. Surtout, le maire en profita pour lui passer commande d’une grande fresque sur la danse pour le Foyer du Théâtre de Dreux. Elle y est toujours, c’est une œuvre allégorique, débordante de couleurs, de près de quatre mètres sur deux…

LAMOLLA, MON ONCLE

Antoni(o) García Lamolla qui ne signait jamais que Lamolla (le nom de famille de sa mère), victime d’une maladie respiratoire, disait adieu aux siens un triste 13 janvier d’il y a trente-cinq ans. Il avait seulement 70 ans, dont quarante et un passés en France… Le temps est venu sans doute que celle-ci à son tour, la ville de Dreux en particulier, lui rende un peu de ce qu’il lui a apporté. Comment ? Par une grande exposition pardi ! Et pourquoi pas, pour commencer, en donnant son nom à une rue, à une place ou à un bâtiment culturel de la ville... le Théâtre par exemple ?

LAMOLLA, MON ONCLE

Je l’ai indiqué au début : j’étais son filleul, à lui l’anarchiste (respectueux toutefois, jusqu’au péril de sa vie, des œuvres d’art qu’il sauva dans les églises pendant la guerre civile), moi, le fils d’un commandant de l’armée républicaine « rouge ». C’est tout dire du rôle décoratif des traditions dont il ne faut pas exagérer le poids. Ce que je n’ai pas précisé, c’est que le baptême avait eu lieu dans l’église de Brézolles (peinte évidemment par Lamolla, à l’instar de celle d’Auvers-sur-Oise…), posée bucoliquement au bord de l’étang. À Brézolles oui, dont le présentateur du journal de 8 h de Radio Canada, à l’heure de plus grande écoute, dirait quelque cinquante ans plus tard que c’était « l’adresse mythique de la chanson francophone »… Tout se recoupe, non ?

LAMOLLA, MON ONCLE

Et pourtant, savez-vous en quelle langue on parla surtout ce jour-là dans l’enceinte apostolique et romaine, où mon oncle se suspendit à la corde de la cloche, à tour de rôle avec l’hôte en soutane de ces lieux, pour voir qui la ferait sonner le plus longtemps ? Pas en français ni en espagnol ni même en latin. Je vous le donne en mille : le curé, heureux comme tout de retrouver des « pays », venait d’arriver, encore écrasé de nostalgie, directement de Perpignan ! On m’a dit depuis que jamais on n’avait entendu le catalan chanter aussi bien dans les c(h)œurs que ce jour-là à Brézolles…

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