Foules sentimentales aux Nuits de Champagne
Deux à Troyes en habits de lumière… plus un en homme de l’ombre, puisque votre serviteur avait choisi de s’inscrire dans les pas d’Alain Souchon et Laurent Voulzy aux Nuits de Champagne : un festival qui, pour sa vingt-huitième édition, du dimanche 18 au samedi 24 octobre, les a accueillis en invités d’honneur pendant cinq jours, leur consacrant son incroyable Grand Choral, carrément génial ! Trois représentations à près de mille sur les planches, précédées de leur propre concert offert à deux reprises, le tout dans des salles combles et ravies. Foules sentimentales, soif d’idéal… Forcément, j’en suis ressorti plus heureux, tellement ces deux copains sont des mecs bien, à la ville comme à la scène. Procurer du bonheur aux autres et se faire plaisir soi-même tout en espérant contribuer à une certaine prise de conscience sociale, n’allez pas chercher plus loin leurs motivations. Impressions de spectateur et confidences de coulisses…
Hormis les « Afters » en fin de soirée à la Chapelle Argence et le festival « Off off off » dans les bars de la ville, tous les concerts des Nuits de Champagne, quatre à cinq chaque soir, ont lieu à 20h30 ou 21h dans autant de salles différentes : le Cube, une sorte de Zénith plus confortable ; l’Espace Argence, le cœur du festival (2 000 places) ; deux beaux théâtres à l’italienne, la Madeleine et Champagne (environ 500 et 1 000 places) ; plus une nouveauté cette année, l’auditorium du Centre des congrès de l’Aube (700 places), inauguré le mercredi par Oxmo Puccino (en trio avec le violoncelliste Vincent Ségal et le guitariste Édouard Ardan). On serait ici dans une certaine revue sous-titrée « Les Cahiers de la chanson », l’affiche du festival vous serait livrée et commentée en détail, mais il existe une vie après Chorus… où l’homme de presse, libéré de ses contraintes professionnelles (qui l’obligeaient souvent à chevaucher, avec frustration, plusieurs spectacles simultanés) et devenu simple « homme de lettres », peut se permettre de vagabonder à sa guise.
Descendu des plateaux d’phono,
Poussé en bas
Par des plus beaux, des plus forts que moi,
Est-ce que tu m’aimeras encore
Dans cette petite mort ?
En l’occurrence, comme les invités d’honneur de l’événement dirigé par Pierre-Marie Boccard et Sandrine Beltramelli étaient sur scène quatre soirs sur cinq et que ça me chantait de leur emboîter le pas d’un bout à l’autre de leur parcours troyen, il ne m’est resté qu’une soirée de libre… mise à profit, comme par hasard, pour retrouver Michel Jonasz dans un merveilleux spectacle en piano-voix, avec Jean-Yves d’Angelo (j’y reviendrai probablement).
Pour mémoire, je citerai quand même une Nuit celtique avec les Tri Yann et le Galicien Carlos Nuñez, Izia (« Elle est démente ! » dixit Souchon), les Brigitte (qui semblent avoir autant de détracteurs que d’inconditionnels), Maceo Parker, Selah Sue, Julie Rousseau, Christophe Willem, Yaël Naïm, Soprano, Melody Gardot ou encore Oxmo Puccino régulièrement qualifié de « Jacques Brel du hip-hop » (« Je dirais que cette comparaison est une invitation à écouter mon travail. Brel a eu une grande influence sur ma carrière et j’ai aimé très tôt ses chansons. Mais aujourd’hui je suis dans un discours positif. Lui n’était pas vraiment connu pour cela. Il était dans le descriptif, je suis plutôt dans la démarche. ») et qui, justement, prépare actuellement « un projet de reprises d’Alain Souchon »…
Chaque année depuis 1999, le festival débute le dimanche par deux représentations d’un chœur de 700 collégiens du département, L’Aube à l’unisson, pour reprendre les chansons de l’invité ou des invités d’honneur. De l’avis général, c’est toujours un bonheur. Cela préfigure en fait le Grand Choral composé cette fois de 947 (!) membres qui, pour la plupart, appartiennent à des chorales locales (comme celle de Sainte-Ève de Dreux dirigée par Jean-Pierre Husson). J’ai déjà expliqué le formidable travail réalisé en amont, qui démarre dès le début de l’année avec le choix des chansons par le directeur artistique et musical (Brice Baillon) et ses quatre chefs de chœur (Marie Belz, Bruno Berthelat, Maud Galichet, Martin Le Ray), se poursuit au printemps et en été par l’harmonisation du répertoire en question, sa découverte et son assimilation par chacun des choristes auxquels on fournit le matériel nécessaire.
Tous ces protagonistes (cette année, faute de place sur la grande scène, le festival et l’association chorale Chanson contemporaine, qui en est à l’origine, ont dû refuser trois cents candidatures !) se retrouvent seulement quelques jours avant les représentations pour des séances de répétitions aussi conviviales et chargées d’émotion qu’épuisantes… Puis s’enchaînent les trois concerts du vendredi et du samedi (également en matinée) précédés d’un filage complet le vendredi après-midi. Une machine impressionnante qui, chaque année, monte en puissance jusqu’à l’apothéose finale.
Pop sentimentale
Alain Souchon et Laurent Voulzy n’ont pas dérogé à cette sorte de règle, leur participation au Grand Choral, répétitions incluses, prenant chaque fois une ampleur nouvelle. Il faut dire que de voir et entendre son répertoire ainsi recréé et porté par près de mille voix battant d’un même chœur, le premier soir ça peut vous couper le sifflet quand c’est votre tour, après avoir arpenté l’allée menant à la scène (les artistes assistant discrètement au spectacle du fond de la salle), de chanter avec tous ces gens autour de vous. Ça n’a pas loupé pour nos deux amis… « L’impression que ces chansons, créées dans l’intimité et la difficulté, nous confiera Souchon, ne vous appartiennent plus, qu’elles ont pris définitivement leur envol… C’est étrange et très fort, comme ressenti. » Même réaction chez Laurent, dont l’émotion était presque palpable. Et pourtant, l’un et l’autre savaient déjà de quoi il retournait, Voulzy ayant eu son propre Grand Choral en 2002 et Souchon le sien en 2000 en compagnie de Francis Cabrel, l’année où s’était instaurée la tradition d’une rencontre préalable entre l’artiste ou les artistes et les choristes.
Quinze ans déjà… Je m’en souviens d’autant mieux que j’avais eu le plaisir d’animer moi-même cette première rencontre. Souvenirs, souvenirs… Laurent et Alain ont donc « sacrifié » à cette tradition, avec émotion et décontraction, pour la plus grande joie des choristes immergés depuis des mois dans leur univers. Cette fois, c’est le rédacteur en chef du quotidien régional L’Est éclair qui dirigeait les débats.
Arrivée en début d’après-midi dans le gymnase qui abrite les répétitions, sous les applaudissements suivis d’un premier cadeau offert aux deux complices : l’interprétation à neuf cent cinquante voix de Oui mais, l’une des chansons de leur album commun. « Sur la Terre tant de visages / Dans les villes, dans les villages / Mais qui, parmi ces fourmis / A mis peut-être un ami… » Et ça fait quelque chose, même comme observateur, d’entendre ce chœur battant face aux créateurs de la chanson. Alors, si l’on se met à leur place…
Ils sont restés debout sur l’estrade, auprès des chefs du Grand Choral, Pierre-Marie Boccard et quelques choristes retenus pour poser des questions. Les mains jointes en avant, les yeux fermés, Alain Souchon semble profondément recueilli. On voit ses lèvres bouger, il chante en silence mais on dirait qu’il prie… Laurent Voulzy, lui, s’efforce de rester impassible, mais on comprend, on devine qu’il retient ses larmes. La chanson s’achève, tout le monde s’assoit et l’échange commence.
Voulzy : C’est bizarre les chansons… On les fait, on les chante, après on ne les écoute plus jamais, sauf quand on doit répéter pour aller sur scène. Là, c’est différent car c’est vous qui les interprétez, vous vous les êtes appropriées, c’est magnifique, c’est émouvant… Je me suis un peu retenu mais c’est très impressionnant et assez bouleversant.
Souchon : J’ai eu de la chance de faire des chansons, de mener cette vie de chanteur, qui est assez rigolote, très enrichissante et merveilleuse. Mais si j’avais fait autre chose, travaillé à la banque ou été architecte, j’ai toujours dit que j’aurais fait partie d’une chorale...
Avec Alain, inévitablement, le dialogue est teinté d’humour, même à propos de sujets sérieux, par exemple d’une certaine forme de mysticisme de son complice...
Souchon : Il m’arrive de rentrer dans sa chambre le matin… pour des raisons professionnelles, hein ! [rires dans la salle] Je lui demande s’il a bien dormi et quelquefois il me dit : j’ai rêvé d’une chanson, d’ailleurs, je l’ai notée…
Voulzy : Ça m’est arrivé, oui, mais assez rarement. La dernière expérience, c’était à Beaulieu, avec La Baie des fourmis. On écrivait des chansons pour cet album et une nuit j’ai fait un rêve – j’ai toujours un dictaphone, je note mes rêves depuis quarante ans – et j’ai entendu une voix…
Souchon : …une certaine Jeanne entendait des voix ! [rires]
Voulzy, l’air de rien : J’ai entendu une voix qui disait qu’il fallait casser le tempo du couplet. Il était 4h du matin et à 6h je me suis réveillé à nouveau. C’était la suite du rêve où on m’a dit : il faut prendre un air de Mozart, puis le ralentir. J’en ai parlé à Alain le matin, et il a éclaté de rire. On a quand même fait l’essai. C’était L’Oiseau malin. L’air du couplet de cette chanson, c’est un air de Mozart…
Sur l’estrade, une choriste présente alors à Souchon un ticket de concert et quelques photos de 1979 sur la côte d’Opale où ils avaient chanté l’un après l’autre. Alain, moqueur, à Laurent : « Tu veux voir comment tu étais quand tu étais jeune ?! » Laurent aux choristes : « Pfff, c’est dix fois par jour qu’il m’aligne ! » Intervient alors le second cadeau offert en hors d’œuvre du Grand Choral, une seconde chanson pour le moins inattendue, celle dont je parlais dans mon sujet précédent à propos d’Henri Tachan ; peut-être la plus intimiste et personnelle du répertoire d’Alain, la dernière à laquelle son auteur pouvait en effet s’attendre : Le Dégoût !
Remarquable mise en bouche(s) ! « C’est extraordinaire, commente d’ailleurs Laurent, tout le monde vibre à la même fréquence. C’est extrêmement fort ! » Quant à Souchon, visiblement ému, ce qui est rare chez quelqu’un d’aussi pudique à qui l’humour sert souvent de paravent, il oublie cette fois ses habituelles pirouettes : « Cette chanson, Le Dégoût, que vous avez interprétée, je ne l’avais pas écoutée depuis peut-être vingt ans. De la réentendre là, ça m’a fait quelque chose… »
À leur départ, les réactions sont unanimes dans la salle : « Je suis très touchée par cette rencontre. Leur complicité ressort au naturel, ils sont proches du public et c’est très appréciable… » (Valérie), « C’est un moment très fort. En tant que choriste, on travaille depuis des mois pour apprendre leurs chansons et les avoir en face de nous pour qu’ils répondent à nos questions, c’est quelque chose d’intense et d’inoubliable… » (Marie), « On a pu voir à quel point ils sont ouverts à la discussion, c’est une belle rencontre, ils sont à l’écoute. Ils ne se prennent pas la tête mais ils se sont pris une claque en écoutant les titres que nous leur avons interprétés, et ce n’est pas fini ! » (Lucien).
Une rencontre, à en croire Alain (« On est bien, là, on n’est pas pressés… »), qui aurait pu se prolonger encore s’il n’y avait eu les répétitions à reprendre (toujours intéressantes à suivre, avec des chefs de chœur des plus démonstratifs, pédagogues et passionnés, et des choristes qui prennent manifestement un plaisir fou à ce travail) et, pour les deux chanteurs, des balances à assurer. C’était le mercredi 21 octobre. La veille au soir, ils avaient donné leur premier concert au Cube. Rebelotte ce jeudi avec une formation de quatre garçons et une fille, comme dirait Souchon : Michel-Yves Kochman aux guitares, Michel Amsellem aux claviers soutenus par une rythmique efficace (basse, batterie), et une « charmante fée », Elsa, alternativement à la harpe, aux claviers, à la guitare et au chant.
Le yin et le yang
Depuis la sortie de leur album commun, j’avais hâte de découvrir ce concert en duo et pour mieux en juger, vu la gageure qu’il constituait, je m’étais réservé cette édition des Nuits de Champagne pour y assister deux fois de suite. Car c’était bien une gageure : Alain et Laurent, aussi liés par l’amitié qu’ils soient, s’opposent sur leur vision du monde qui se reflète dans leur répertoire respectif. Comme celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, l’un se veut dans l’espérance, l’autre penche vers la désespérance. Une dualité bien réelle, mais artistiquement complémentaire : Souchon-Voulzy ? Le yin et le yang de la chanson !
Souchon : Ça me fait plaisir qu’on me dise que les chansons qu’on a faites il y a trente ans, comme Poulailler’s song, étaient un petit peu prémonitoires… En même temps c’est regrettable, car ça veut dire que le monde n’évolue pas en bien.
Voulzy : Je suis de ton avis mais j’ai de l’espérance… Il y a des gens qui se soulèvent pour l’écologie, pour la paix…
Souchon : C’était pareil il y a dix ans… Ça n’empêche pas les mêmes disputes, les mêmes guerres… Et il y a dix ans, on aurait parlé de Daesh, on aurait dit que c’était pas possible ! Décapiter des gens, se complaire à filmer ces horreurs, détruire des monuments qui ont plus de deux mille ans… Non, on ne peut pas dire que ça va dans le bon sens.
Voulzy : Je suis d’accord avec toi, mais il y a vingt ans les paysans foutaient de la merde dans les champs, des pesticides qui rendaient tout le monde malades. Ce n’était pas de leur faute, d’ailleurs, c’est le système qui est ainsi, pour produire toujours plus, on ne sait pas pourquoi… Mais aujourd’hui beaucoup de gens essaient de manger plus sainement, de faire attention... Et c’est pour ça que je dis qu’il y a quand même de l’espoir…
Comment concilier sur scène ces deux univers, l’optimisme de la raison et le pessimisme de l’intelligence, pour arriver à convaincre les fans de l’un, les fans de l’autre ou des deux en même temps ? Là était la question, l’équation qu’il a fallu commencer de résoudre à travers un album qui leur aille aux deux. Mais si les musiques de Voulzy se marient toujours bien aux paroles de Souchon et si les textes de Souchon écrits pour Voulzy lui collent idéalement à l’âme et à la peau, comment rendre dans une prestation commune la part d’ombre de l’auteur, aux antipodes du royaume ensoleillé du compositeur ? Le Magicien d’Oz versus Les Raisins de la colère… Gageure, j’insiste.
Le plus simple était de leur poser directement la question : « Quand j’écris pour Laurent, rappelle Alain, je sais dans quelle direction je dois aller, et puis on en parle avant, pendant… De ses envies, ses petits bonheurs, ses préoccupations, ses tourments qui sont souvent opposés aux miens… » Laurent : « Il va raconter des pans de ma vie, parfois me faire dire des choses que je n’aurais pas osé dire moi-même, il me connaît tellement bien… À l’inverse, je me mets entièrement à son service quand il a besoin de musiques, ça va être taillé sur mesure pour lui. » Oui, mais pour le disque ? Alain : « Ça a été beaucoup moins simple. D’habitude on se complète, là il fallait s’en tenir à ce qui nous rassemble, à ce que nous avons en commun… Ce n’était pas un problème pour les musiques de Laurent, mais moi, j’avoue que j’ai eu du mal avec les paroles, ça n’a pas été facile. » Laurent : « Entre son pessimisme et ma tendance à l’optimisme, il a fallu choisir. Pour chanter à deux, il fallait qu’on soit heureux dans ces chansons ! » Alors, les deux garçons ont empli leur maison de chants qui parlent d’amour, de compassion, de nature… et de filles !
Sur scène, force est de reconnaître que ça l’fait ! Plutôt que de synthèse, je parlerai d’équilibre entre les deux répertoires : presque toujours ensemble pour chanter des titres de l’un ou de l’autre qui s’adaptent aux deux, se partageant les couplets et se rejoignant au refrain (J’ai dix ans, Somerset Maugham, Bidon, Fille d’avril, Poulaillers’ song, Le Pouvoir des fleurs, Allô maman bobo, Le Rêve du pêcheur, La Ballade de Jim, Caché derrière, C’est déjà ça, Le soleil donne, Foule sentimentale, Rockcollection, Belle-Île-en-Mer Marie-Galante… rien que des chansons, au fil du temps, devenues des tubes !), ils se ménagent quelques plages en solitaire pour leurs morceaux les plus personnels, solaires pour Voulzy (Bubble star, Le Cœur grenadine…), d’ordre sociétal voire métaphysique pour Souchon (Le Bagad de Lann-Bihoué, Et si en plus y a personne…). Et leurs voix fusionnent vraiment dans les chansons de l’album célébrant leurs quarante ans de collaboration : Derrière les mots, Il roule (les fleurs du bal), Bad Boys, On était beaux (« on avait des idéaux… »), La Baie des fourmis… ou encore ce titre annonciateur de lendemains qui déchantent, Oiseau malin :
Oh ! Prenez garde à ceux qui n’ont rien
Chante, chante, un petit oiseau malin
Qui monte au ciel, qui plane et qui pique
Au-dessus des royaumes et des républiques
Oh ! Prenez garde à ceux qui n’ont rien
Qu’on a laissés au bord du chemin
Rêveurs rêvant le monde meilleur
Ils voient la colère monter dans leurs cœurs
Je n’en dirai pas davantage pour vous laisser le bonheur de la découverte, ce spectacle étant appelé, après le Zénith de Paris du 3 au 6 décembre, à parcourir la francophonie en passant notamment par les principaux festivals de l’été 2016. Sachez simplement qu’on y vibre, qu’on s’y régale avec ce florilège de quatre décennies, mais aussi avec la belle connivence qui caractérise nos gaillards, qu’ils partagent généreusement à travers des anecdotes ou ces petits délires dont Souchon a toujours été coutumier.
On a plaisir aussi à constater d’un concert à l’autre que si le scénario est identique, les dialogues sont laissés à l’appréciation des interprètes ! On y brode différemment d’un soir à l’autre, un point de plus ici, un point de moins là, un nouveau motif ailleurs et foin de l’école américaine réglée au cordeau : Souchon-Voulzy, c’est du cousu main à la française, des artisans qui sont les premiers à s’amuser de leurs vagabondages. Au sens physique autant que verbal, d’ailleurs, puisque Souchon continue d’arpenter les planches de long en large, multipliant les facéties, comme un gamin de trente ans… alors qu’il en a soixante et onze à l’état civil. Chapeau l’artiste, moi vouloir être toi à ton âge !
Cette complicité à la scène n’est bien sûr que le prolongement de celle qui unit les deux amis à la ville. En coulisses, à l’issue du concert qui s’achève en apothéose et dans un déluge de confettis, autour de minuit, Laurent allait m’en administrer une nouvelle preuve alors que l’on parlait de la conception du spectacle et des chansons jugées incontournables.
FH : Dans le lot, curieusement, il y en a au moins deux que vous avez faites, paroles et musique, chacun de votre côté : Amélie Colbert, jolie mémoire de tes racines antillaises, et Foule sentimentale pour Alain…
LV : Oui, Amélie, c’était important pour moi… Quant à Foule sentimentale, c’est la chanson d’Alain dont je regretterai toute ma vie de n’avoir pas composé la musique. Mais c’est aussi la chanson qui me rend le plus fier de lui, plus encore que si on l’avait faite ensemble, parce que c’est une chanson extraordinaire et parce que c’est mon copain…
Vous l’ai-je dit ? Peut-être pas, mais ça n’est pas un scoop car Souchon, lui, ne s’en est pas privé au long des années : Laurent Voulzy est un être absolument délicieux ; adorable est le terme exact. S’il y avait davantage de Voulzy dans le monde, la tolérance, l’empathie, l’amour des belles choses et le respect de la nature seraient mieux partagés… Malgré tout, pour en savoir plus sur le processus d’élaboration du concert, j’ai joué à l’avocat du diable : j’ai suggéré à Laurent qu’au moment d’établir la liste des titres – choix ô combien draconien sur deux carrières aussi longues ! –, peut-être que l’un des deux a tenté de tirer un peu la couverture à lui ? La réponse a fusé :
LV : Pas du tout ! Il y a eu des discussions bien sûr. On a réfléchi, on a pris le temps mais l’essentiel du répertoire s’est imposé de lui-même, il ne restait plus qu’à fignoler et arrêter l’ordre définitif des titres autour de l’album écrit spécialement pour ça. En fait, c’est assez étrange, c’est comme si on avait donné naissance à un troisième personnage qui n’est ni lui ni moi... Le seul vrai problème a été l’ossature musicale ; on achoppait sur ça car Alain doutait du résultat, il avait peur que ça ne fonctionne pas bien et il voulait qu’on soit seulement nous deux… Quasiment en acoustique. Finalement, je l’ai convaincu qu’il était préférable de conserver le son et les arrangements de l’album.
Sage décision, à en juger par l’habilité du travail orchestral à rendre cohérents deux univers différents… même si l’on se prend à rêver, dans un second temps, à un Souchon-Voulzy en guitares-voix. Rêver, c’est déjà ça… Et comme le temps qui passe ne se rattrape guère, c’est bien ce à quoi on s’est attelés sans tarder, tout éveillés, avec leur Grand Choral. L’affaire n’est pourtant jamais gagnée d’avance ; depuis une vingtaine d’années que les Nuits de Champagne en ont fait le cœur du festival, sa spécificité (unique dans l’espace francophone !), il y a toujours une interrogation latente, voire une petite inquiétude : l’invité d’honneur saura-t-il se montrer à la hauteur du travail accompli sur son répertoire ? Aura-t-il l’envie, voire la générosité, d’apporter sa contribution à l’événement, ou se contentera-t-il d’en être simple spectateur ?
Le Grand Choral
Tout dépend de la personnalité de l’artiste. Claude Nougaro, invité d’honneur en 1998, a laissé un souvenir impérissable ; Michel Jonasz (2005), Bernard Lavilliers (2008), Louis Chedid (2010), Maxime Le Forestier (2012) ou Tryo (2013) ont conquis les choristes ; liste non exhaustive, tant celle-ci est déjà longue : Gréco, Sheller, Aznavour, Maurane, Fugain et Lavoie (ensemble), Bénabar et Delpech (ensemble), Véronique Sanson… D’autres en revanche, et non des moindres, se sont distingués par leur suffisance ou, disons, par leur manque d’empressement à comprendre la ferveur, l’implication physique et affective que représente chaque Grand Choral, de sa conception à sa création. Ceux-là sont passés entièrement à côté. De l’adéquation entre l’homme et l’œuvre… Autre cas de figure, comme Renaud en 2003, écrasé sous le poids de l’émotion, totalement paralysé par elle, d’aucuns sont incapables de monter sur scène, par overdose de sensibilité, et là, rien à dire : respect !
Avec Alain Souchon et Laurent Voulzy, qui connaissaient l’exercice, tout s’est évidemment déroulé au mieux avec une montée en puissance, disais-je au début, curieusement identique à celle du Grand Choral…
Vendredi soir, assis au fond de la salle Argence, anonymes et discrets, ils vont prendre de plein fouet le choc de leurs chansons réarrangées par quatre musiciens (claviers, basse, batterie, sous la direction de Michel-Yves Kochman à la guitare), réharmonisées pour la chorale et surtout interprétées par cette troupe compacte qui, sur scène, représente le tiers du public emplissant la salle ! Forcément, lorsque l’heure est venue, vers la fin du concert, de rejoindre le chœur pour chanter eux-mêmes trois titres (Le Pouvoir des fleurs, Allô maman bobo et Oiseau malin), l’émotion est à son comble, ils ne savent que balbutier quelques mercis puis s’éclipsent par l’arrière pendant que le Grand Choral conclut la soirée sur Derrière les mots.
Belle soirée sans aucun doute – où l’on semble redécouvrir des chansons que l’on connaissait pourtant par cœur, où certaines d’entre elles prennent une dimension inhabituelle, quel qu’en soit le registre, joliment léger, grave ou profond, comme Fille d’avril, Le Dégoût ou Le Bagad de Lann Bihoué (grandiose !) –, mais qui, rétrospectivement, sera la moins convaincante des trois représentations.
C’est avec la deuxième, le lendemain après-midi, avec un répertoire et une mise en scène identiques, sous les mêmes lumières, que le Grand Choral a pris son envol. Physiquement autant que vocalement, car les choristes ne font pas que donner de la voix, ils jouent aussi sur la gestuelle. Outre nos deux amis qui ont ressenti le besoin de s’expliquer (Souchon : « On nous a dit qu’on était restés très silencieux hier, mais c’était difficile pour nous, on a été cueillis par l’émotion… »), prenant cette fois l’option de rester en scène jusqu’à la fin du concert (quitte à se fondre voire disparaître parmi les choristes pendant les rappels !), le longiligne Florent Marchet (photo ci-dessous) et la délicate Yaël Naïm, qui avaient répondu avec bonheur à l’invitation d’Alain et de Laurent, se sont montrés au diapason.
Guitare électrique en mains, le premier, qui a manifestement du Souchon dans les gênes et tout l’avenir devant lui, s’est approprié brillamment La Ballade de Jim et l’Idylle anglo-normande (de l’album commun). Rayonnante, accompagnée par David Donatien aux percussions légères, Yaël Naïm a enchanté le public avec C’est déjà ça et Belle-Île-en-Mer, Marie-Galante. Et pas que le public ! « Elle chante C’est déjà ça bien mieux que moi, vraiment, c’était magnifique… » me dira Alain au bout de la nuit, encore admiratif de la prestation de cette superbe chanteuse franco-israélienne d’origine tunisienne. Laquelle s’était empressée de confier au public sa joie d’avoir reçu un tel cadeau, d’aussi belles chansons… pour la première fois qu’elle chantait en français !
Comme l’an dernier, avec Clarika, Jamait et Pierre Lapointe, pour le Grand Choral de Jacques Brel, la troisième représentation, le samedi soir, est celle de toutes les audaces, de toutes les émotions. Celle aussi où le public, cela se ressent d’emblée, montre lui-même le plus de talent. Relation de cause à effet ? Les artistes, plus à l’aise, plus volubiles, plus complices, comme les choristes, tout le monde se lâche ! Le grand frisson parcourt l’assistance, l’intensité émotionnelle atteint son plafond. Vingt chansons, pas une de plus, pas une de trop… mais un rappel improvisé par Alain et Laurent, pour prolonger autant que possible l’instant présent et remercier les choristes en faisant chanter la salle à leur place ! Joli moment de communion païenne.
Après coup, on se prend à regretter que France Inter ait choisi le premier soir pour effectuer une retransmission en direct. Rien à voir avec celle-ci… Heureusement, il restera le DVD que le festival réalise, produit et distribue lui-même chaque année.
Forcément, on a retrouvé certains titres, communs au Grand Choral et au concert Souchon-Voulzy, mais chantés et accompagnés d’une façon si différente qu’on les écoute comme si ça n’était pas les mêmes. Autre mise en bouche, autre orchestration… et autre résonance ! Miracle de la chanson, qui n’est chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre… C'est l’un des sujets que nous allions aborder avec Alain et Laurent, en toute fin de soirée, lors d’une dernière rencontre restreinte, avec Florent Marchet, Yaël Naïm, les responsables du festival et du Grand Choral, et puis Jean-Michel Boris (quarante-six ans à la tête de l’Olympia et toujours aussi curieux du nouveau talent qui passe !), que tout le monde aime plus que n’importe qui d’autre dans ce métier – moi le premier !
Lys and Love
Justement, la veille, nous avions eu le privilège d’effectuer en sa compagnie une visite privée, commentée par le conservateur Pierre Gandil, de la fameuse bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux, dont le fonds est désormais préservé dans des locaux ad hoc de la Médiathèque du Grand Troyes. N’y accède pas qui veut, car il s’agit d’un véritable trésor inscrit par l’Unesco au registre Mémoire du Monde depuis le 31 juillet 2009. Une salle immense, profonde comme la nef d’une église, haute « comme Chartres » dirait Félix – que le public découvre seulement de l’extérieur, à travers des sortes de grands hublots –, abrite cinquante mille volumes des plus rares, des premiers temps de l’imprimerie jusqu’à la Révolution française, et de tous formats car dès l’origine ou presque il a existé des livres de poche reliés…
Ça n’est toutefois que la partie émergée de l’iceberg assemblé par les moines de l’abbaye dont on célèbre les neuf cents ans cette année (troisième « fille » de Cîteaux, Clairvaux fut fondée en 1115 par saint Bernard). Dans une salle annexe, véritable coffre-fort protégé par deux portes blindées successives qui s’ouvrent avec une clé numérisée et nominative, on trouve en effet la plupart des manuscrits (plus de 1 100 sur les 1 800 recensés en 1472 à Clairvaux), des incunables et imprimés du début du seizième siècle (environ 400) qui formaient alors la plus riche bibliothèque de l’ordre cistercien, l’une des plus considérables d’Occident, et constituent aujourd’hui le premier fonds médiéval français.
Dans ce véritable saint des saints de la chose écrite – mille ans de livres ! –, dont le conservateur nous a montré certaines des pièces les plus rares (manuscrites sur parchemin et ornées souvent de riches enluminures), la plus précieuse de toutes, sans doute, la plus célèbre, est la Bible de saint Bernard réalisée entre 1145 et 1150 par le scriptorium de l’abbaye. Si je vous raconte tout cela, qui vous donnera peut-être l’envie d’aller visiter les lieux (superbe cité que Troyes au demeurant avec son patrimoine exceptionnel du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’époque industrielle, outre un remarquable musée d’art moderne), c’est parce que cette Bible a joué un rôle déterminant dans la carrière récente de Laurent Voulzy.
On connaît le rocker, le fan absolu des Beatles, l’amateur de classique aussi, mais jusqu’à Lys & Love, son dernier album personnel (2011), on connaissait moins son goût pour la musique médiévale : « J’adore ça. Matin et soir, depuis vingt ou vingt-cinq ans, j’écoute des chants a cappella du Moyen Âge, du douzième au quinzième siècle… » Souchon, moqueur : « Je confirme… même que c’est un peu, un petit peu austère ! » Or, durant notre visite de la bibliothèque, Jean-Michel Boris, qui fut un temps conseiller artistique des Nuits de Champagne, nous a raconté qu’il avait déjà eu la chance de s’y rendre quelques années plus tôt avec Laurent Voulzy, justement… et que celui-ci en était ressorti ébloui, comme métamorphosé par la vision de la Bible de saint Bernard ! La question me brûlait donc les lèvres…
FH : Je me demandais, Laurent, vu la différence d’univers entre Lys and Love et tes albums précédents, si ça n’était pas ta découverte, ici, du fonds de Clairvaux qui t’avait inspiré ? En plus, tu y chantes Jeanne… qui avait fait étape à la cathédrale de Troyes, sur la route de Reims.
LV : Bien vu... Le festival m’avait organisé une visite de la Médiathèque où l’on m’avait montré des documents extraordinaires, que peu de gens ont la chance de voir. Notamment la Bible de Bernard de Clairvaux… Ça a été un véritable déclic pour moi. J’ai été émerveillé de découvrir tout ça. J’étais… comment dire ? J’étais chez moi… Lys and Love a suivi, puis la tournée dans les églises, les châteaux… Ça m’a marqué pour la vie.
Livre et chanson
Dans une ville aussi chargée d’art, avec une telle mémoire de l’écrit, les Nuits de Champagne ne pouvaient qu’accueillir favorablement la proposition d’un libraire local, Jean-Luc Rio, d’y organiser des rencontres publiques « entre livre et chanson ». Un plus évident pour le festival, auquel elles apportent du liant et qui méritent une meilleure médiatisation. Grand amateur de chanson (on a évoqué Leny Escudero, son répertoire si puissant et pourtant ignoré des grands médias comme on a pu, hélas, le vérifier encore à sa disparition), patron d’une belle librairie du centre-ville, Les Passeurs de textes, il anime lui-même ces rencontres avec passion, voire… brio. J’avais eu le plaisir d’y être invité l’an dernier pour mon récit sur Jacques Brel aux Marquises, à l’occasion de l’édition consacrée au Grand Jacques, ainsi que mon confrère Patrice Delbourg, le lendemain, avec ses Funambules de la ritournelle…
Cette année, David McNeil était pressenti mais sa venue a dû être reportée à 2016. En revanche, Philippe Meyer était bel et bien là ce 23 octobre à 18h30 dans « l’Aquarium » du Théâtre de la Madeleine pour une rencontre passionnante. Il faut dire que l’homme de radio que l’on connaît, mais sociologue de formation puis chercheur avant d’être journaliste, chroniqueur politique, comédien et j’en passe, possède un parcours pour le moins étonnant. En l’occurrence, c’est son dernier livre, Gens de mon pays, qui justifiait sa venue : un recueil de chroniques sur les villes de France qui emprunte son titre à Gilles Vigneault et dont chaque histoire de terroir fait écho à un chanteur ou à une chanson. L’heure et demie impartie est passée bien vite, tant Philippe Meyer nous a régalés par son humour et son esprit critique voire acéré quand il s’agit de dire sa vérité, surtout à propos des rapports trop étroits qu’entretiennent parfois la radio et le pouvoir politique.
Bien sûr, on a parlé aussi de la place de la chanson sur les ondes (triste constat…) et de celle, très à part, qu’y occupe La prochaine fois je vous le chanterai, qu’il anime depuis 2001 sur France Inter. Et on a conclu sur cette bonne nouvelle que Philippe Meyer, c’est tout à son honneur, se refuse à clamer haut et fort dans l’émission elle-même, estimant que l’audience n’est pas un critère de qualité suffisant : le samedi dans sa tranche horaire (12h-13h), c’est elle qui obtient la plus forte audience de toutes les radios nationales, avec un million huit cent mille auditeurs. Bravo ! La preuve que la chanson d’expression française, quand on la partage avec passion et une vraie compétence, mobilise les foules.
La croisée des chemins
…Sentimentales, les foules ! Forcément, quand on travaille dans le sensible et l’affectif… Mais l’artistique n’est jamais tout à fait éloigné des contingences pratiques, et les Nuits de Champagne, comme tous les autres festivals francophones, le constatent aujourd’hui à leurs dépens. Favorisée par la radio, la télévision et la toile Internet, une tendance lourde se manifeste : les jeunes artistes français mais aussi belges, suisses et québécois sont de plus en plus nombreux à chanter en anglais. Ce sont certes ceux qui privilégient l’espoir d’une diffusion médiatique et d’une notoriété rapides, fussent-elles éphémères, à leur accomplissement personnel et durable (qui exige bien des sacrifices), mais la balance penche désormais en faveur de cette logique industrielle, qui réduit trop souvent la chanson à un simple produit marketing, alors que la logique artisanale imprégnée d’exigence artistique se voit toujours plus fragilisée au plan économique.
À terme, dans un contexte instable pour les métiers de la musique, les responsables des Nuits de Champagne craignent que cette dichotomie « risque d’obliger les festivals à s’adapter, voire à muter, sous peine de disparition forcée ». C’est pour anticiper (et si possible se préserver) de tels lendemains qui déchantent que Pierre-Marie Boccard et son équipe ont décidé de lancer une mission d’étude confiée à Sylvain Tardy, ancien directeur musical et artistique de l’Aube à l’unisson et du Grand Choral de 1998 à 2009. Un groupe de travail a été constitué à cet effet, avec d’une part les acteurs opérationnels du festival rassemblés dans un comité de pilotage et de l’autre les acteurs associés (collectivités locales, partenaires privés, médias, festivals amis…).
Il existe une vie après Chorus, disais-je plus haut, il en existe également une après l’Olympia puisque Jean-Michel Boris et votre serviteur avons été sollicités, ainsi que Gérard Davoust, président de la Sacem, pour apporter notre « expertise » à cette mission. Cela nous a rappelé la Commission consultative nationale pour la chanson et les variétés créée par Jack Lang au début des années 80, au sein de laquelle nous avions travaillé un an durant, avec le must du métier de l’époque (agents et tourneurs, chanteurs, directeurs de festivals et de salles, producteurs et gens de médias), pour tenter de donner à la chanson dans l’audiovisuel une visibilité plus proche de sa réalité du terrain… Et puis les copains et les coquins, les malins et les politiciens : désillusion, consternation. Mais on ne se refait pas : on l’aime tant, la chanson, qu’on n’est pas près de détaler, toujours prêts à repartir au front !
Pour un festival comme celui-ci qui repose depuis 1993 sur le répertoire populaire d’un artiste vivant (l’édition 2014 consacrée au répertoire de Jacques Brel était une exception, même si les organisateurs ne s’interdisent pas de faire appel de loin en loin au patrimoine), l’heure est doublement à la réflexion. Si les artistes de la génération de Cabrel, Duteil, Lavilliers, Renaud, Sanson, Sheller, Souchon, etc., ont pris logiquement le relais des Brel, Brassens, Ferré, Ferrat, Barbara, Gainsbourg, Nougaro ou Trenet, leurs successeurs naturels (dont beaucoup ont déjà entre 40 et 50 ans…) et a fortiori les trentenaires, censés saisir le flambeau de leurs aînés, vivent aujourd’hui un parcours chaotique.
Ne nous voilons pas les yeux : la grande chaîne de la chanson est brisée ! Ou du moins en passe de l’être, pour des raisons extérieures à la création. Bien souvent la spirale ascendante initiée par le succès d’un seul titre largement diffusé sur les radios et les réseaux (jusqu’à la surexposition) et prolongée par une production scénique surdimensionnée par rapport à la maturité de l’artiste, pour répondre sans tarder à un brusque engouement de masse, débouche sur un atterrissage brutal conduisant au repli public, économique et finalement artistique. C’est ainsi qu’au royaume du zapping et du fast-song, on étouffe une carrière dans l’œuf.
La cause en est bien sûr à chercher dans les modes de consommation nouveaux de la chanson, sa diffusion et son accès gratuit sur la toile ayant profondément modifié la relation du public aux chanteurs et à leurs répertoires. L’écoute gratuite et le téléchargement illégal ont entraîné un effondrement des ventes d’albums, amputant les revenus des créateurs de l’ordre de quatre-vingts pour cent ! Double conséquence : les producteurs-tourneurs des artistes les plus en vogue se rattrapent sur leurs spectacles en les surfacturant (et après ça le déluge !), et la notion même de répertoire dont l’album constituait le support privilégié (pour le créateur mais aussi pour le public) s’en trouve considérablement dégradée. Pour la première fois dans l’histoire de la chanson contemporaine, le processus naturel de renouvellement des carrières et des répertoires n’opère plus.
Cela n’empêche pas les festivals d’être contraints de gérer dans le même temps « une explosion des budgets techniques et de sécurité, tout en subissant une baisse sensible des financements publics régionaux et nationaux, qui s’est d’ailleurs accélérée ces derniers mois ». C’est pourquoi les Nuits de Champagne se sont attelées à ce travail d’intérêt public, dont il faut leur savoir gré, l’objectif étant de dégager de nouvelles perspectives, d’imaginer de nouveaux lendemains qui chantent. Car le talent des auteurs-compositeurs francophones n’est pas en cause. Seulement leur capacité à pouvoir se défendre et à promouvoir leurs créations face à la pression médiatico-financière intégrant la mondialisation numérique qui déroule le tapis rouge aux grosses machines et aux artistes anglo-saxons. Merci à Pierre-Marie Boccard et à Sylvain Tardy d’avoir initié cette réflexion dont le monde de la chanson française ne peut plus faire l’économie, sauf à se laisser euthanasier comme on a commencé de le voir ces derniers temps avec le boycott des quotas (40 % au moins de chanson francophone sur les ondes) par les radios commerciales de l’Hexagone… De tout cela, on reparlera forcément, mais d’ores et déjà, pour prendre date, j’ouvre ici le débat.
Écoutez d’où ma peine vient
De cela aussi j’ai parlé brièvement à Alain Souchon, en évoquant nos rencontres des années 1990 et 2000 avec Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman et Yves Simon, où le métier de la chanson, justement, était au cœur de nos conversations. La question des quotas, instaurés en 1994, avait donné lieu à un échange fort instructif (et constructif) lors de notre deuxième table ronde qui s’était déroulée en août 1995 chez Francis Cabrel : « Les quotas sont devenus indispensables, avait conclu celui-ci, quand on s’est aperçu qu’on ne pourrait jamais compter sur le moindre sens civique des radios commerciales… » Rien de nouveau sous le soleil ! L’histoire balbutie.
AS : Quel beau souvenir que ces rencontres ! Pourtant, on travaillait dur, hein, vous nous aviez mis en cage ! C’étaient les travaux forcés, de sacrées séances de remue-méninges… Oh ! et puis cette fois-là, quand on était sur la route d’Astaffort, tu te souviens ?
FH : Oui, j’étais allé te chercher avec Francis à la gare d’Agen. Toi, toujours galant, sur le quai, tu portais la valise d’une dame…
AS : Ah bon ? Mais à l’approche d’Astaffort, quand on a vu Jean-Jacques et Yves qui marchaient le long de la route… Un conducteur s’était arrêté, parce qu’il les avait reconnus, et quand on est arrivés, deux ou trois autres voitures ont stoppé aussi, c’était drôle : « Oh ! Goldman, oh ! Yves Simon, oh ! Cabrel, oh ! Souchon… » [rires]
Et Guy Béart… On s’était retrouvés ensemble en 2010, à l’occasion de votre petite fête, aux Trois-Baudets [voir dans ce blog « Béart, c’est trop tard »]. Jean-Michel était là aussi… Je suis allé à ses obsèques avec Laurent, parce que c’était un très grand de la chanson. J’avais 16 ou 17 ans quand je l’ai découvert à la radio. Comme Brel, Brassens, Ferré, Barbara, Leclerc…, je me suis mis à l’adorer, j’achetais tous ses disques… C’est triste de savoir que les médias l’avaient oublié.
Tendre, fidèle et empathique Souchon… La nuit va se prolonger encore un peu avec Laurent Voulzy, volontiers plus noctambule que son compère, on va évoquer la gestion quotidienne de leur tournée (« On se retrouve seulement pour les balances, chacun fait le déplacement de son côté, comme ça on ne risque pas trop de se lasser l’un de l’autre ! ») ; mais pour Alain le temps est venu de s’éclipser. Il doit prendre sa voiture de chanteur, comme il dit, pour regagner Paris. Mission remplie : l’édition « Pop sentimentale » des Nuits de Champagne a fait le plein. Pierre-Marie Boccard et les siens sont contents : record d’affluence battu. Encore une année puis en 2017 on célébrera les trente ans du festival.
On n’y est pas encore. Pour l’instant, à vrai dire, je pense à cette petite semaine passée en compagnie d’Alain et de Laurent et j’ai un peu de peine à l’heure de les quitter. Deux garçons dont le chant emplit notre maison depuis quarante ans… et je voudrais que ça dure encore un peu, « jusqu’à ce que je devienne mort ou bien vieux ». Car la chanson de Souchon, au moins pour moi, « c’est comme un pansement sur le cœur qu’on a »…
Alain Souchon – Écoutez d'où ma peine vient
Écoutez d’où ma peine vient
Elles disent toutes que j’ai l’air fin
Que j’ai le museau finaud malin
Mais de la vie, de la vie, je ne sais rien
Est-ce que c’est le TGV si vite arrivé
Ou la paresse de l’express du temps passé
Est-ce que c’est 87 les chaussons dans la cuisine
Ou le pauvre petit 27 de Janis Joplin
Est-ce que c’est long ou court
La vie
Est-ce que c’est con ou lourd ?