L’âme à l’âme qui colle
Les ouvriers sont déprimés, les patrons sont molestés, les employés privés d’emplois, les actionnaires tout à leur joie, les politiciens dépassés, les populations déplacées, les financiers à leurs magouilles, les dictateurs en mode zigouille et les tueries au nom de Dieu ; la Terre est bousillée, la beauté fusillée, l’humanisme foulé aux pieds, la culture clouée au pilori, l’ignorance brandie en étendard béni et le fric sacro-saint bien à l’abri au(x) paradis (fiscaux) : le monde part à vau-l’eau… Putain, ça penche ! Pire que la dérive des continents. Tout ça, finalement, « c’est une vieille maladie poisseuse / Un sacré manque d’amour qui creuse / Dans nos villes dans nos campagnes / Ça gagne. » Heureusement qu’il nous reste les chansons de Souchon !
« C’est l’événement chanson française de cette année », a-t-on lu un peu partout dans la presse après la sortie en novembre 2014 de leur premier album en duo, sans autre titre que la mention de leurs noms : Alain Souchon et Laurent Voulzy. C’était surtout l’occasion pour nos deux compères, quarante ans pile après le début de leur collaboration, de concevoir un spectacle commun qui leur permette de monter enfin sur scène avec une sélection de leurs chansons respectives. Leur tournée, démarrée le 4 mai dernier dans la capitale (au Casino de Paris), où ils reviendront du 4 au 6 décembre (au Zénith), passe par les Nuits de Champagne de Troyes du 20 au 24 octobre… et c’est le point d’orgue, le temps indéniablement le plus fort de cette grande tournée. Non seulement ils donneront leur concert deux soirs de suite, les 20 et 21 octobre, mais – c’est la spécificité de ce festival qui en est à sa vingt-huitième édition – on les retrouvera les 23 et 24 (à trois reprises, en soirée à 21 h et le samedi à 16 h) en compagnie du Grand Choral : neuf cent choristes qui revisiteront vingt chansons parmi les plus représentatives de leurs deux répertoires. En plus, Souchon y retrouvera (le 22) son vieil ami Jonasz, en piano-voix avec Jean-Yves d’Angelo…
Plus qu’un événement, ce concert est en réalité un aboutissement, auquel on pouvait d’ores et déjà s’attendre il y a… trente-cinq ans. L’occasion, si ça vous chante, d’une petite plongée dans le temps, avec un premier palier au début du mois de novembre 1980 : en vue du prochain numéro de Paroles et Musique, Alain Souchon et moi conversons dans les locaux de RCA, avenue Matignon, un simple mini-K7 entre nous. Un an auparavant, j’étais encore en train de rêver, dans la Corne de l’Afrique, à ce futur hypothétique « mensuel de la chanson vivante » ; à en parler aussi, enthousiaste, avec Graeme Allwright, Antoine, Francis Bebey, Henri Dès, Leny Escudero, Marc Ogeret, tous de passage à Djibouti entre 1978 et 1980, sans oublier ce formidable écrivain de chansons qu’était Jacques Serizier (et comment l’oublierais-je alors qu’il tint mordicus, billet de cent francs à l’appui, à être le tout premier abonné de ce qui n’était encore qu’un projet ?!)…
Coïncidence, le PDG de cette grande maison de disques, François Dacla, avait donné le même titre que notre journal, « Paroles & Musique », à une collection d’albums francophones. Cela aurait pu brouiller nos images respectives, elles se complétèrent en fait remarquablement, tant leurs propos et leurs contenus se recoupaient dans une quête de la qualité et de la découverte : Chatel, Yves Simon, Vasca, Souchon et Mama Béa ouvrirent le bal, rejoints bientôt par Béart, Beaucarne, Michèle Bernard, Caradec, Caussimon, Charlebois, Claire, Romain Didier, Huser, McNeil, Salvador, Santeff, Vigneault… Après la rive gauche et la déferlante yé-yé des années 50 et 60, la chanson, il est vrai, connaissait alors une formidable effervescence, surtout depuis la moitié des années 70, dans le sillage des Béranger, Duteil, Higelin, Jonasz, Laffaille, Lavilliers, Le Forestier, Mayereau, Renaud, Ribeiro, Sanson, Sheller, Thiéfaine et j’en passe, que la presse, désireuse de tout étiqueter, englobait sous le vocable simpliste de « Nouvelle chanson française ».
Et comme il faut un leader en tout, c’est Souchon, qui n’en demandait pas tant (mais dont le style d’écriture se distinguait singulièrement du tout-venant) qui hérita du titre de « chef de file » du prétendu mouvement – lequel n’était rien d’autre que l’expression d’une nouvelle génération aux talents particulièrement diversifiés. Pas dupe pour un sou (neuf), l’intéressé ne manqua pas de s’en moquer dans une chanson à sa façon, fustigeant le besoin médiatico-névrotique de la nouveauté (« la nouveauté, ironisait Prévert, c’est vieux comme le monde ! ») et remettant les pendules à l’heure :
Elle croit qu’elle a tout inventé
Pauvre Gainsbourg, pauvre Charles Trenet
La nouvelle chanson française
La nouvelle chanson française
Nouveau monde, radieux, transformé
Tout luxe, calme et nouveauté…
C’est avec J’ai dix ans (« T’ar’ ta gueule à la récré… »), en 1974, qu’on avait découvert ce ton différent, né d’un vocabulaire d’apparence enfantine : Infantile ? Non, inventif ; mieux encore : original ! Et lié intrinsèquement à l’art de la chanson, où le texte doit faire l’amour à la musique et vice-versa, l’épouser sans calcul et se livrer à l’autre, son alter ego, dans un complet abandon et l’oubli de toute velléité réciproque de domination. L’égalité parfaite dans la fusion amoureuse est le secret de l’orgasme chansonnier (et peut-être pas que…) : un grand texte sans une belle musique et surtout sans une vraie mélodie ne donnera jamais une grande chanson ; de même, une formidable mélodie n’accouchera jamais d’une grande chanson sans un texte à sa hauteur. Coïtus cantionus interruptus !
Pour Souchon, qui écrivait auparavant d’une manière très classique, donc ordinaire, et recherchait déjà une écriture plus dépouillée, mais en vain (« Carrément débile, j’trouve pas mon style ! »), c’est la rencontre avec Laurent Voulzy, en 1973, grâce à leur directeur artistique commun chez RCA, Bob Socquet, qui allait jouer le rôle de catalyseur. Voici ce qu’il m’en disait en 1980 : « Je savais bien qu’il fallait que j’écrive autrement, mais je n’y arrivais pas. C’est la musique de Laurent qui a constitué le déclic, elle m’obligeait à trouver des mots différents et m’a fait comprendre qu’il fallait utiliser des mots simples et le moins possible. Verlaine disait qu’il fallait mettre un minimum de mots pour que ce soit bien, et moi, ça me hante, de dire un maximum de choses avec un minimum de mots. Gainsbourg y est bien parvenu : avec trois mots, il crée une image... »
Le grand Serge, l’un des principaux référents de Souchon… avec Trenet bien sûr, Brel, Brassens, Nougaro et puis « Beethoven, Rimbaud, la voilure / Léo Ferré grande pointure », comme il l’écrivait cette année-là dans l’une des chansons « fondatrices » de son œuvre, Tout me fait peur… Et notre bonhomme, en (vrai) modeste, s’empressait de relativiser ses propos : « C’est prétentieux, d’ailleurs, de faire référence à Verlaine : on n’est pas des poètes mais des fabricants de chansons. On n’écrit pas, on fait des chansons. » Admettons ; ou plutôt passons (car on peut aussi penser que la poésie, désertant le papier, a demandé asile à la chanson), l’essentiel, dans cette déclaration de Souchon, étant le secret de sa future « marque de fabrique » : dire un maximum de choses avec un minimum de mots.
Ça s’était confirmé en 1976 avec Bidon qui se moquait des faux-semblants, s’interrogeait sur Le monde [qui] change de peau et montrait de la désespérance, sinon de la résignation, face à l’impuissance : « Depuis l’temps qu’on est sur pilote automatique / Qu’on n’fait pas nos paroles et pas not’ musique / […] Y a pas l’soleil dans ma télé blanche et noire / Alors pourquoi pas s’asseoir ? » On s’en doutait, on en avait la preuve – une fois pour toutes – dès ce deuxième album : chez Souchon, la forme n’avait de sens qu’au service du fond. Bientôt, tous les maux du monde seront de la revue, traités, démontés, dénoncés l’air de rien : les déviances des religions, la peur de la différence, l’opportunisme politique, le saccage de la nature, les villes tentaculaires, l’ambition, l’individualisme, le paraître, l’argent-roi, etc. De l’art de la satire qui, au lieu d’effleurer de façon fugace la surface de nos carapaces, s’insinue dans la profondeur de nos cœurs – chez Souchon, ce sont des mots qui vont bien ensemble, efficacité se conjugue avec subtilité.
La contrepartie dans son œuvre, bien sûr, c’est cette luminosité matissienne du bonheur de vivre, parce que si « la vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie », c’est la quête brélienne d’une certaine spiritualité (« Lumière de loin / Objet, quelqu’un / Laissez voir un bout d’ficelle / Un symptôme, une étincelle »), et c’est surtout l’exaltation permanente de l’amour (presque toujours en fuite), des filles (souvent électriques : « L’effet uppercut / Les filles sans en avoir l’air / Ça électrocute ! »), des baisers volés (« Si tout est moyen / Si la vie est un film de rien / Ce passage-là était vraiment bien / Ce passage-là était bien ») et puis du fil… Ce fil invisible et pourtant bien réel qui nous lie, nous relie, ce joli fil entre nos cœurs passé, le fil de nos sentiments enlacés. Foules sentimentales...
Novembre 1980, donc. Alain, 36 ans, traverse une période-charnière et pour tout dire capitale de sa carrière. « Boule sans frontière / Légère bulle d’air / J’veux pas rester faire carrière / Dans le matériel, dans le pépère… » Après bien des errements et des galères au temps des cabarets (1963-1971), puis un premier succès d’estime, L’Amour 1830, primé au concours de la Rose d’or d’Antibes 1973, le succès tout court, mais immense, lui est tombé dessus en 1977-1978 avec Allô maman bobo, suivi de Poulaillers’ song, Y a d’la rumba dans l’air et Jamais content, titre éponyme de son troisième album.
Curieusement, c’est aussi le début d’un malentendu qui va perdurer. On l’a oublié aujourd’hui, mais à l’époque, le grand public voit seulement en lui un chanteur rigolo, tandis qu’un public dit marginal, qu’on pensait plus averti, assidu des MJC et pour lequel la chanson est plus un outil politique qu’une arme poétique, se gausse de l’ignorer. On adule les poètes maudits (qui, eux, ne souhaitaient rien tant que se délivrer de cette étiquette pour faire découvrir leurs créations au plus grand nombre, et je pense à ce que m’en disaient en privé Jacques Debronckart et Maurice Fanon, et Allain Leprest plus tard…) et on rejette sans discernement ce qui « marche » et se vend.
Car le succès, alors, est suspect ! Forcément synonyme de médiocrité par cette minorité qui, farcie de certitudes, débordante de bonne conscience et bouffie de condescendance, se dispense d’écouter les paroles, rejoignant en cela la majorité silencieuse qui, elle, se contente du rythme, de la musique entraînante et de la bonhomie du chanteur… C’est ainsi (bonjour tristesse…) qu’Alain Souchon, programmé par des organisateurs qui savaient écouter au-delà des apparences, se ferait siffler et huer par une frange pure et dure des festivaliers lors de son premier Printemps de Bourges !
« Amer et malheureux, de cette réaction d’un certain public à son égard », écrirais-je bientôt dans Paroles et Musique, Alain ne se faisait pas d’illusions, en revanche, sur l’impact que pouvaient alors avoir ses chansons sur le grand public et sur les raisons de ses passages nombreux dans les médias : « Il existe un groupe de gens à Paris qui décident de diffuser tes disques s’ils les trouvent agréables. À partir de ce moment-là, si ta musique est sympa, si tu as deux ou trois slogans marrants et que ta bouille passe bien, ça fera un truc populaire. Mais quatre-vingt-quinze pour cent des gens passeront à côté du fond de la chanson. La plupart ne saisissent pas, par exemple, que Bidon ou J’ai dix ans sont plutôt des chansons tristes. Au début, ça a marché à la télé parce qu’on me prenait pour un clown, comme Carlos. Les gens disaient : “Ah ! c’qu’il est drôle…” alors que ça n’était pas drôle du tout. Allô maman bobo, c’est une chanson désespérée, mais ça fait marrer les gens ! Ils disent : “Ah ! c’est le mec qui chante Allô maman bobo, il est marrant !” »
Curieux, oui, comme ce malentendu a été fort et persistant, des deux côtés de la barrière médiatique. Les uns ne le diffusaient pas pour les bonnes raisons, les autres l’excluaient pour de mauvaises. Il est vrai que l’époque ne prêtait guère aux nuances, le manichéisme tenait bon la rampe. On sait aussi qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Pour ma part, dès son deuxième album, acheté entre deux séjours en Afrique, j’ai su, j’ai senti qu’on tenait là, avec Renaud apparu à peu près en même temps, le nec plus ultra de la relève. Un chanteur pas banal, ni tout blanc ni tout noir, « qui dit qui rit pis qui pleure ».
Le croirez-vous ? Après quatre numéros consacrés (pour la couverture et le dossier principal) à Anne Sylvestre, Leny Escudero, Henri Tachan et François Béranger, je m’étais très exceptionnellement fendu de certaines précautions oratoires pour justifier cette nouvelle Une de Paroles et Musique ! J’y disais tout le bien que je pensais (qu’il fallait penser) de Souchon et je lui prédisais un avenir « sur les cimes du Neuvième Art ». Histoire de récuser d’avance les réactions intempestives (euphémisme) de certains de nos lecteurs parmi les moins ouverts (litote), et surtout d’expliciter notre pari, alors qu’Alain était loin, bien sûr, de posséder une œuvre à la mesure de ses prédécesseurs dans le mensuel (Anne comptait déjà vingt-trois de carrière, Leny presque vingt, etc.).
Pour rire et pour la petite histoire, après un chapeau biographique, voici les premières lignes de mon papier (à relire en se resituant dans le contexte de l’après-68) : « Quand j’ai commencé à parler de ce “dossier Souchon” autour de moi, “on” a d’abord été perplexe. “On” m’a regardé avec un drôle d’air, les sourcils en accent circonflexe, l’œil interrogatif, et puis, devant mon silence persistant, “on” m’a enfin déclaré : “Tout compte fait, je ne suis pas sûr de ne pas aimer Souchon…” Le scénario s’est ainsi répété, de manière identique, à plusieurs reprises. J’en suis donc arrivé à la conclusion que beaucoup de gens aiment sûrement (peu ou prou) les chansons de Souchon… sans oser l’avouer. Pire, peut-être, sans oser se l’avouer ! Un peu comme longtemps on a eu honte de lire (et d’oser le dire) des bandes dessinées. »
Il faut dire qu’au moment où je le rencontrai, s’opérait déjà depuis deux ans un glissement dans la perception publique du personnage ; depuis la sortie de son quatrième album (en cinq ans), Toto 30 ans rien que du malheur, que les médias, les mêmes qui l’avaient encensé auparavant, avaient unanimement boudé, le trouvant très triste, trop triste, pas du tout conforme à l’image qu’ils s’étaient faite de son auteur. Mélancolique, désabusé sans doute, mais quel style ! Quelle élégance dans l’éloquence pudique des images… Un disque exceptionnel avec Le Bagad de Lann Bihoué (« Tu la voyais pas comme ça l’histoire / Toi t’étais tempête et rocher noir / Mais qui t’a cassé ta boule de cristal / Cassé tes envies, rendu banal ? »), Frenchy bébé blues (« Moi qui chante pas souvent vraiment la chanson d’amour / Celle qui tape fort dans le cœur, celle qui fait velours velours / Je voudrais que celle-là dure encore un peu / Jusqu’à ce que je devienne mort ou bien vieux… »), Le Dégoût… oh ! Le Dégoût, quelle merveille de chanson, terrible et prodigieuse : « P’tit enfant pas bonne mine / Qui riait pleurait cuisine / Tout le monde après lui : / “Qu’est-ce qui va nous faire / Docteur avocat d’affaires / Quand il aura fini / D’être un p’tit enfant tout p’tit ?”… »
Souvenir : printemps 1981, coup de fil d’Henri Tachan. « Salut Fred… Je prépare un nouveau récital et, pour la première fois, j’ai envie d’y incorporer une chanson qui n’est pas de moi, mais de Souchon, Le Dégoût. C’est un chef-d’œuvre ! La chanson que j’aurais rêvé d’écrire… Toi qui le connais, peux-tu lui demander s’il y verrait un inconvénient ? » Tachan la révolte, Tachan la colère… si tendre au fond. J’appelle Alain : « Henri Tachan ? Henri Tachan veut chanter Le Dégoût ?!... Non ?... Si ?! Mais c’est formidable, tu peux pas savoir combien ça me fait plaisir… Remercie-le mille fois de ma part ! » Finalement, Alain le fera lui-même, et les douze premiers jours de juillet, d’abord au Théatre du Rond-Point, deux soirs, puis à celui de La Roquette, Tachan nous gratifiera d’une version époustouflante, en simple piano-voix : « C’était l’dégoût / L’dégoût d’quoi j’sais pas mais l’dégoût / Tout p’tit déjà c’est fou / Comme tout me foutait l’dégoût… »
Ajoutez-y L’Amour en fuite, la chanson du film éponyme de François Truffaut qui adorait Souchon comme un autre lui-même (tiens, Souchon, le Truffaut de la chanson, et vice-versa, ça sonne juste, non ?), et vous pensez bien que l’étiquette du rigolo qui chante avec des mots de cour d’école allait finir par se décoller du bain médiatique :
On était belle image, les amoureux fortiches
On a monté le ménage, le bonheur à deux j’t’en fiche
Vite fait les morceaux de verre qui coupent et ça saigne
La v’là sur le carrelage, la porcelaine…
La sortie en juin 1980 de son cinquième album entérinera cette tendance en même temps que le recul du chanteur dans le « zoom zoom télé ». L’image du « clown génial » qui faisait « semblant d’être gai » cède enfin la place à une vision plus proche de la réalité : celle d’un grand jeune homme hanté par le manque d’amour et, déjà, par l’idée de la mort, « désespéré mais avec élégance », aurait dit Brel – qui, du fin fond de sa Polynésie, avait repéré Souchon entre tous les petits nouveaux entendus sur son gros poste radio à ondes courtes. Un Petit chanteur blessé de naissance et doublement meurtri, à l’adolescence, par la mort de son père (« Si t’es le pape, encore, tu pries / Le président le safari / Mais nous, y a que l’chianti… »), et qui, surtout « voulait pas venir » :
Ça va être quoi, sa vie
Dans les journaux, la la la
Y bousillent tout, ces gens-là
Pauv’ chanteur
Pauv’ chanteur
À la télé c’est sûr
Pour cacher sa blessure
Sur sa figure
Y a des tonnes de peinture…
Forcément, quand cet album est arrivé en radio, me confiera Alain lors de cette première rencontre, cinq mois seulement après sa sortie, « tout le monde était effaré et le trouvait d’une tristesse inouïe, et le public aussi. » Rien que les titres, pensez donc : Tout me fait peur, On s’ennuie, Petit, Rame bien sûr (« Rame, rameurs, ramez / On avance à rien dans c’canoë / Là-haut / On t’mène en bateau / Tu pourras jamais tout quitter, t’en aller / Tais-toi et rame ! »). Avec ce constat d’ensemble, On s’aime pas, « plombant » pour « la volaille qui fait l’opinion » (Poulailler’s song) mais d’où découle pourtant, pour l’auteur et tout observateur de bonne volonté, tout le reste ; comme dans ce couplet qui résonne plus fort que jamais en 2015 :
Ici c’est chez nous
Pas pour vous
Rien qu’ pour nous
Si c’est à tout l’monde chez nous
C’est du sale mélange
Et ça nous dérange
Attention aux autres…
Réponse immédiate des médias : « On n’en a rien à s’couer d’ tes idées noires ! » (Marchand de sirop). L’album passe à l’as et durant l’été 80, les ventes sont catastrophiques. Angoisse et questionnement. Mais à la rentrée, le bouche à oreille prend le relais, tout redémarre… « et maintenant il marche mieux que les autres. Mais pendant trois mois, je me suis dit : c’est fini, il va falloir que j’arrête. » C’est le tournant décisif. Souchon va s’ancrer bientôt, profondément, durablement, définitivement, tant dans le cœur des gens que dans la pensée universitaire, jusqu’à s’inscrire dans la mémoire collective (offrant à celle-ci, en plus, nombre d’expressions qui font désormais partie du langage courant). Son passage à l’Olympia en novembre – le deuxième en tête d’affiche en moins de deux ans, pour neuf représentations (du 10 au 17) – sera plus qu’une renaissance pour l’artiste, la reconnaissance par le public d’un « grand » de l’histoire de la chanson francophone en devenir. Et le numéro de Paroles et Musique, sinon celui d’un changement de regard porté sur l’artiste (comme ce sera le cas en 1985 pour le numéro consacré à Jean-Jacques Goldman…), du moins une borne à partir de laquelle on ne pourrait plus entretenir le malentendu, encore moins ignorer que, chez Souchon, l’humour n’est que la politesse du désespoir.
Mais il est tard… dirait le Grand Jacques, il est temps d’écourter ce sujet. Juste le temps de vous dire, comme annoncé au début de ces lignes, pourquoi la tournée actuelle Voulzy-Souchon était déjà en germe il y a trente-cinq ans ; mais déjà, en passant, qu’après cette première rencontre, Alain est devenu l’artiste que j’ai le plus souvent interviewé et vu en concert. Au point de le connaître par cœur à la ville comme à la scène et, presque, de pouvoir répondre à sa place aux questions que j’allais lui poser. C’est ainsi qu’en janvier 1994 pour son premier dossier de Chorus qui avait succédé deux ans plus tôt à Paroles et Musique, j’avais demandé à Michel Jonasz, l’un de ses confrères en chanson mais surtout l’un de ses frères de cœur, de m’accompagner chez lui pour mener l’entretien ensemble !
Le résultat, vous l’imaginez (ou vous le savez si vous lisiez nos « Cahiers de la chanson »), fut plus qu’à la hauteur de nos attentes, un de ces moments professionnels et personnels privilégiés qui se gravent à jamais dans la mémoire. Une confrontation manquant « d’autant moins de sel », écrivis-je dans le numéro concerné (printemps 1994), que Jonasz n’allait pas prendre « de gants pour pousser Alain dans ses retranchements », ni d’intérêt supplémentaire dans la mesure où l’auteur de La Fabuleuse Histoire de Mister Swing (1988) avait décidé depuis cette date de laisser parler désormais les chansons à sa place – ce fut donc sa première participation à une interview depuis six ans (la seule avant celle, longue de vingt-deux pages, du numéro du printemps 97).
« Les années 80 commencent », chantait Michel Jonasz, John Lennon était assassiné en décembre et Souchon se retrouvait en Une du mensuel de la chanson vivante : « J’ai tristé toute la nuit seul sous la neige / […] Lennon kaput / Les p’tits babas, les Lubérons les ploucs / Piégés dans le rêve aux tifs trop longs / Le vieux look / J’aimais bien le ridicule discours / Qu’ils faisaient / C’était de l’amour qu’ils Imagine / Imaginaient. » Au fil du temps, les rencontres et les dossiers se multiplieraient, dont un entretien très particulier pour le numéro 60 « spécial 15 ans » de Chorus : à côté d’un cahier réservé aux quinze principales découvertes de la revue depuis sa création (la fameuse « Génération Chorus » qui, des années plus tard, une fois le succès au rendez-vous, se ferait connaître du grand public sous le qualificatif de « Nouvelle scène française »…), un « Top 60 » consacré aux soixante albums francophones préférés de notre Rédaction (soit une vingtaine de collaborateurs aux sensibilités différentes répartis dans la francophonie), sur plusieurs milliers chroniqués depuis le premier numéro.
Un objectif sans prétention au départ mais à l’arrivée, après un travail long et minutieux, un superbe panorama de la chanson francophone et de son évolution à la charnière de deux millénaires. Rien de moins que la fine fleur des quinze années précédentes… et un as des as sur le podium, devant Francis Cabrel avec Samedi soir sur la terre et Alain Bashung avec Fantaisie militaire : Alain Souchon avec C’est déjà ça. Le disque, excusez du peu, contenant notamment, outre le titre éponyme sur les réfugiés chassés par les dictatures, L’amour à la machine, Sous les jupes des filles, Les Regrets, Arlette Laguiller, Chanter c’est lancer des balles, Sans queue ni tête, Le Fil… et Foule sentimentale, la chanson de toute une génération. L’as des as, aussi, parce que ses trois albums studio parus depuis la création de la revue (avec La Vie Théodore, 2005, et Au ras des pâquerettes, 1999), figuraient dans ce même classement.
Réaction de l’intéressé, qui prendra tout le temps, ensuite, de commenter le détail de ce « formidable palmarès » : « Quelle surprise ! Si je m’attendais à ça… D’abord, je dois dire que je suis touché, vraiment touché… Parce que j’apprécie beaucoup le jugement des gens qui connaissent bien la chanson, qui l’aiment profondément, qui vivent en écoutant tout le temps des chansons, en y trouvant du plaisir…. Et qu’ils aient classé l’un de mes albums en premier [sourire], j’en suis très heureux ! Même si un classement artistique est forcément subjectif, cela veut dire qu’ils ont tous bien aimé ce disque et, je le répète, cela me touche beaucoup. »
Plus loin, pour la petite histoire désormais, ce commentaire spontané de l’artiste : « Je voudrais dire qu’il y a deux médias qui sont incontournables en France pour la chanson francophone, c’est France Inter pour l’audiovisuel et Chorus pour la presse. Vraiment, vous faites un boulot formidable, Inter et Chorus, je suis épaté et je veux qu’on le sache. Comme je tiens à dire, c’est important car c’est la vérité, que chaque fois que je vais dans les médias, Chorus est présent ! C’est une véritable bible pour tous les médias. Vous faites un travail unique, c’est un travail de référence. Quand quelqu’un veut tout savoir sur un chanteur ou des chansons, hop… Chorus ! »
Et puisque Souchon évoquait notre travail, je lui rappelai cette fois où nous lui avions présenté une Jeanne Cherhal encore débutante et très intimidée, repérée et soutenue aussitôt par notre équipe, dans le cadre d’un « duo d’artistes » (pour le numéro 42 de l’hiver 2002), un exercice que l’on aimait bien organiser à l’occasion : « Je m’en souviens bien, c’était aux Musicales de Bastia, j’avais été saisi par sa force sur scène. Le soir de notre rencontre, dans une coulisse un peu ventée, avant de rentrer sur scène – elle faisait ma première partie, elle était toute gracile, tremblante de froid dans une petite robe –, en la voyant tremblante, comme ça, je lui ai demandé si ça allait, si elle avait le trac, elle m’a dit non et puis elle y est allée sans hésiter. Elle a de la force, Jeanne ! C’est ce qui est beau chez les femmes qui chantent, c’est leur fragilité, comme Véronique Sanson, elles semblent timides et démunies dans la vie, et puis sur scène, pan ! Ce sont des mecs ! Avec la grâce féminine, bien sûr. Pareil pour Camille… J’adore les chanteuses. »
Nous étions alors au printemps 2007, vingt-sept ans après notre première rencontre… et quantité de fois déjà où l’on avait évoqué la possibilité d’un album commun avec Laurent Voulzy. Rebelotte :
« On ne pas se quitter sans te poser la question rituelle du “prochain album” – puisque La Vie Théodore date déjà de deux ans – ou, plutôt, de ton album commun avec Laurent Voulzy… N’est-ce pas ?
– Oui, on se met petit à petit d’accord sur le fait qu’à partir de Noël prochain on va partir faire des chansons ensemble. Mais des chansons, cette fois, faites spécialement pour être chantées à deux. Pour faire un album commun et une tournée ensuite. Je pense que, musicalement, il faut qu’on ait du plaisir à chanter à deux voix, et que cela raconte des choses qui peuvent être dites par deux garçons en même temps. On verra. Ce n’est pas sûr qu’on y arrive. C’est un défi qu’on se lance. Mais ça me plaît. J’aurai passé ma vie à avoir beaucoup le trac, mais quand je suis avec Laurent je l’ai moins ; alors, le jeu en vaut la chandelle. »
On avance, on avance, certes « on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens », mais rien n’interdit de s’en rappeler. Surtout quand ça vous a marqué. Novembre 1980, avenue Matignon. Après notre entretien, déjà fort long, voyant qu’il n’a pas manifesté le moindre signe d’impatience, je me risque à dire ceci à mon interlocuteur : « Comme ce sera un dossier, nous avons besoin de photos inédites, pour la couverture surtout… On peut se revoir prochainement ? » Si vous connaissez un peu le métier, ce qu’il était dans ces années-là, vous me traiterez à juste titre de naïf, de quelque peu présomptueux voire de caudataire du Père Noël… et pourtant. Réponse d’Alain : « Pas de problème, on peut aller dans le square, en bas… » Aussitôt dit, aussitôt fait avec un Souchon difficilement plus coopératif, posant partout à ma demande, sur les bancs publics, en gros plan…
Peut-être l’entretien lui avait-il paru sinon aussi captivant qu’il reste dans mon souvenir, en tout cas moins insipide et un peu plus fouillé que d’habitude, toujours est-il qu’on ne se quitta pas ainsi : « Je répète à l’Olympia cet après-midi, si ça vous dit de venir… »
Si ça nous disait ? Mieux : ça nous chantait, ô combien ! Une bonne partie de l’après-midi à savourer ces répétitions… et à continuer de prendre des photos. D’Alain, par exemple, se mettant au piano pour chanter La P’tite Bill : « Bill ma Bill t’es comme tout le monde / Quand ça coule de tes yeux ça tombe / Mais c’est pas des confettis / Cette pluie… » D’Alain… et de Laurent ! Car pour la première fois, les deux hommes, les deux confrères, les deux copains, les deux frangins de cœur allaient se retrouver sur la scène de l'Olympia quelques jours plus tard, ensemble, pour deux chansons : Karin Redinger, j’en suis sûr, et la seconde, je crois, Somerset Maugham qui était encore inédite. Paroles d’Alain Souchon, musiques de Laurent Voulzy, of course !
Nous en gardons, outre le souvenir, cette superbe photo de Rénald Destrez dont le talent accompagna Paroles et Musique durant ses premières années avant de laisser la place à Jean-Pierre Leloir et Francis Vernhet.
Au printemps 93, pour Chorus désormais, Laurent nous racontera son Souchon à lui : « Ma rencontre avec Alain, c’est quelque chose de formidable qui a changé ma vie, et réciproquement, je crois. Lorsque je cherche une musique pour lui, j’ai sa voix dans la tête, sa façon de bouger et même son visage, comme si j’étais lui ! De son côté, les textes qu’il écrit pour moi, ça n’est pas forcément son univers. Il y a une partie de moi dans les musiques qu’il joue et une partie de lui dans les textes que je chante. C’est étrange. Comme un accouchement. On dirait un troisième personnage… On travaille l’un pour l’autre et on se met dans la peau de l’autre. Totalement. Il va jusqu’à me faire dire des choses qui sont au fond de moi, que je n’oserais pas dire… Il a une façon très lucide, parfois un peu cruelle, de voir les choses. Moi, je suis plus optimiste que lui. »
Rien à rajouter à ces lignes qui ont finalement abouti, vingt et un ans plus tard, à cet album Souchon-Voulzy… Lequel aurait très bien pu s’intituler Souchy-Voulzon tellement l’osmose est étonnante. L’osmose et la complémentarité si l’on considère que l’un incarne ce pessimisme de l’intelligence et l’autre cet optimisme de la volonté dont parlait Gramsci. Un cas unique dans la chanson, sur autant de temps, avec autant de succès et un niveau de qualité constant. Ne cherchez pas : le secret de cette réussite humaine et artistique se situe dans l’authenticité de nos deux bonshommes. « C’est l’âme à l’âme qui colle… » En fait, il m’avait été livré dès 1980 par Alain Souchon : « Je trouve important qu’on sente la présence de quelqu’un derrière une chanson… C’est-à-dire qu’à mon avis, la qualité première c’est l’honnêteté, il faut être honnête, ne pas chercher à tricher… Voilà, c’est tout, ça se résume à ça. »
Voilà, c’est tout. Reste seulement à ceux et celles qui écoutent une chanson, pour l’aimer vraiment et surtout pour éviter tout malentendu regrettable, de montrer aussi le talent d’aller au-delà des apparences. Car derrière les mots, derrière les voix il ne faut pas se suffire d’entendre seulement la la la, mais les cœurs, les tourments à l'intérieur ; derrière les mélodies, les sentiments, les pleurs, les envies. Et puis la révolte et la colère parfois, dans l’espoir de refaire ce monde qui va de guingois. Car putain, oh oui, ça penche !