Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Présentation

  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
  • Contact

Profil

  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

Site de Fred Hidalgo

Journaliste, éditeur, auteur
À consulter ICI

Recherche

Facebook

La Maison de la chanson vivante
   (groupe associé au blog)
 

Jean-Jacques Goldman, confidentiel
  (page dédiée au livre)

 

Fred Hidalgo
  (page personnelle)

Archives

Livres

 

 

19 octobre 2015 1 19 /10 /octobre /2015 19:53

L’âme à l’âme qui colle

 

Les ouvriers sont déprimés, les patrons sont molestés, les employés privés d’emplois, les actionnaires tout à leur joie, les politiciens dépassés, les populations déplacées, les financiers à leurs magouilles, les dictateurs en mode zigouille et les tueries au nom de Dieu ; la Terre est bousillée, la beauté fusillée, l’humanisme foulé aux pieds, la culture clouée au pilori, l’ignorance brandie en étendard béni et le fric sacro-saint bien à l’abri au(x) paradis (fiscaux) : le monde part à vau-l’eau… Putain, ça penche ! Pire que la dérive des continents. Tout ça, finalement, « c’est une vieille maladie poisseuse / Un sacré manque d’amour qui creuse / Dans nos villes dans nos campagnes / Ça gagne. » Heureusement qu’il nous reste les chansons de Souchon !

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

« C’est l’événement chanson française de cette année », a-t-on lu un peu partout dans la presse après la sortie en novembre 2014 de leur premier album en duo, sans autre titre que la mention de leurs noms : Alain Souchon et Laurent Voulzy. C’était surtout l’occasion pour nos deux compères, quarante ans pile après le début de leur collaboration, de concevoir un spectacle commun qui leur permette de monter enfin sur scène avec une sélection de leurs chansons respectives. Leur tournée, démarrée le 4 mai dernier dans la capitale (au Casino de Paris), où ils reviendront du 4 au 6 décembre (au Zénith), passe par les Nuits de Champagne de Troyes du 20 au 24 octobre… et c’est le point d’orgue, le temps indéniablement le plus fort de cette grande tournée. Non seulement ils donneront leur concert deux soirs de suite, les 20 et 21 octobre, mais – c’est la spécificité de ce festival qui en est à sa vingt-huitième édition – on les retrouvera les 23 et 24 (à trois reprises, en soirée à 21 h et le samedi à 16 h) en compagnie du Grand Choral : neuf cent choristes qui revisiteront vingt chansons parmi les plus représentatives de leurs deux répertoires. En plus, Souchon y retrouvera (le 22) son vieil ami Jonasz, en piano-voix avec Jean-Yves d’Angelo…

Plus qu’un événement, ce concert est en réalité un aboutissement, auquel on pouvait d’ores et déjà s’attendre il y a… trente-cinq ans. L’occasion, si ça vous chante, d’une petite plongée dans le temps, avec un premier palier au début du mois de novembre 1980 : en vue du prochain numéro de Paroles et Musique, Alain Souchon et moi conversons dans les locaux de RCA, avenue Matignon, un simple mini-K7 entre nous. Un an auparavant, j’étais encore en train de rêver, dans la Corne de l’Afrique, à ce futur hypothétique « mensuel de la chanson vivante » ; à en parler aussi, enthousiaste, avec Graeme Allwright, Antoine, Francis Bebey, Henri Dès, Leny Escudero, Marc Ogeret, tous de passage à Djibouti entre 1978 et 1980, sans oublier ce formidable écrivain de chansons qu’était Jacques Serizier (et comment l’oublierais-je alors qu’il tint mordicus, billet de cent francs à l’appui, à être le tout premier abonné de ce qui n’était encore qu’un projet ?!)…

Coïncidence, le PDG de cette grande maison de disques, François Dacla, avait donné le même titre que notre journal, « Paroles & Musique », à une collection d’albums francophones. Cela aurait pu brouiller nos images respectives, elles se complétèrent en fait remarquablement, tant leurs propos et leurs contenus se recoupaient dans une quête de la qualité et de la découverte : Chatel, Yves Simon, Vasca, Souchon et Mama Béa ouvrirent le bal, rejoints bientôt par Béart, Beaucarne, Michèle Bernard, Caradec, Caussimon, Charlebois, Claire, Romain Didier, Huser, McNeil, Salvador, Santeff, Vigneault… Après la rive gauche et la déferlante yé-yé des années 50 et 60, la chanson, il est vrai, connaissait alors une formidable effervescence, surtout depuis la moitié des années 70, dans le sillage des Béranger, Duteil, Higelin, Jonasz, Laffaille, Lavilliers, Le Forestier, Mayereau, Renaud, Ribeiro, Sanson, Sheller, Thiéfaine et j’en passe, que la presse, désireuse de tout étiqueter, englobait sous le vocable simpliste de « Nouvelle chanson française ».

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Et comme il faut un leader en tout, c’est Souchon, qui n’en demandait pas tant (mais dont le style d’écriture se distinguait singulièrement du tout-venant) qui hérita du titre de « chef de file » du prétendu mouvement – lequel n’était rien d’autre que l’expression d’une nouvelle génération aux talents particulièrement diversifiés. Pas dupe pour un sou (neuf), l’intéressé ne manqua pas de s’en moquer dans une chanson à sa façon, fustigeant le besoin médiatico-névrotique de la nouveauté (« la nouveauté, ironisait Prévert, c’est vieux comme le monde ! ») et remettant les pendules à l’heure :

Elle croit qu’elle a tout inventé
Pauvre Gainsbourg, pauvre Charles Trenet
La nouvelle chanson française
La nouvelle chanson française
Nouveau monde, radieux, transformé

Tout luxe, calme et nouveauté

C’est avec J’ai dix ans (« T’ar’ ta gueule à la récré… »), en 1974, qu’on avait découvert ce ton différent, né d’un vocabulaire d’apparence enfantine : Infantile ? Non, inventif ; mieux encore : original ! Et lié intrinsèquement à l’art de la chanson, où le texte doit faire l’amour à la musique et vice-versa, l’épouser sans calcul et se livrer à l’autre, son alter ego, dans un complet abandon et l’oubli de toute velléité réciproque de domination. L’égalité parfaite dans la fusion amoureuse est le secret de l’orgasme chansonnier (et peut-être pas que…) : un grand texte sans une belle musique et surtout sans une vraie mélodie ne donnera jamais une grande chanson ; de même, une formidable mélodie n’accouchera jamais d’une grande chanson sans un texte à sa hauteur. Coïtus cantionus interruptus !

Pour Souchon, qui écrivait auparavant d’une manière très classique, donc ordinaire, et recherchait déjà une écriture plus dépouillée, mais en vain (« Carrément débile, j’trouve pas mon style ! »), c’est la rencontre avec Laurent Voulzy, en 1973, grâce à leur directeur artistique commun chez RCA, Bob Socquet, qui allait jouer le rôle de catalyseur. Voici ce qu’il m’en disait en 1980 : « Je savais bien qu’il fallait que j’écrive autrement, mais je n’y arrivais pas. C’est la musique de Laurent qui a constitué le déclic, elle m’obligeait à trouver des mots différents et m’a fait comprendre qu’il fallait utiliser des mots simples et le moins possible. Verlaine disait qu’il fallait mettre un minimum de mots pour que ce soit bien, et moi, ça me hante, de dire un maximum de choses avec un minimum de mots. Gainsbourg y est bien parvenu : avec trois mots, il crée une image... »

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Le grand Serge, l’un des principaux référents de Souchon… avec Trenet bien sûr, Brel, Brassens, Nougaro et puis « Beethoven, Rimbaud, la voilure / Léo Ferré grande pointure », comme il l’écrivait cette année-là dans l’une des chansons « fondatrices » de son œuvre, Tout me fait peur… Et notre bonhomme, en (vrai) modeste, s’empressait de relativiser ses propos : « C’est prétentieux, d’ailleurs, de faire référence à Verlaine : on n’est pas des poètes mais des fabricants de chansons. On n’écrit pas, on fait des chansons. » Admettons ; ou plutôt passons (car on peut aussi penser que la poésie, désertant le papier, a demandé asile à la chanson), l’essentiel, dans cette déclaration de Souchon, étant le secret de sa future « marque de fabrique » : dire un maximum de choses avec un minimum de mots.

Ça s’était confirmé en 1976 avec Bidon qui se moquait des faux-semblants, s’interrogeait sur Le monde [qui] change de peau et montrait de la désespérance, sinon de la résignation, face à l’impuissance : « Depuis l’temps qu’on est sur pilote automatique / Qu’on n’fait pas nos paroles et pas not’ musique / […] Y a pas l’soleil dans ma télé blanche et noire / Alors pourquoi pas s’asseoir ? » On s’en doutait, on en avait la preuve – une fois pour toutes – dès ce deuxième album : chez Souchon, la forme n’avait de sens qu’au service du fond. Bientôt, tous les maux du monde seront de la revue, traités, démontés, dénoncés l’air de rien : les déviances des religions, la peur de la différence, l’opportunisme politique, le saccage de la nature, les villes tentaculaires, l’ambition, l’individualisme, le paraître, l’argent-roi, etc. De l’art de la satire qui, au lieu d’effleurer de façon fugace la surface de nos carapaces, s’insinue dans la profondeur de nos cœurs – chez Souchon, ce sont des mots qui vont bien ensemble, efficacité se conjugue avec subtilité.

La contrepartie dans son œuvre, bien sûr, c’est cette luminosité matissienne du bonheur de vivre, parce que si « la vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie », c’est la quête brélienne d’une certaine spiritualité (« Lumière de loin / Objet, quelqu’un / Laissez voir un bout d’ficelle / Un symptôme, une étincelle »), et c’est surtout l’exaltation permanente de l’amour (presque toujours en fuite), des filles (souvent électriques : « L’effet uppercut / Les filles sans en avoir l’air / Ça électrocute ! »), des baisers volés (« Si tout est moyen / Si la vie est un film de rien / Ce passage-là était vraiment bien / Ce passage-là était bien ») et puis du fil… Ce fil invisible et pourtant bien réel qui nous lie, nous relie, ce joli fil entre nos cœurs passé, le fil de nos sentiments enlacés. Foules sentimentales...

Novembre 1980, donc. Alain, 36 ans, traverse une période-charnière et pour tout dire capitale de sa carrière. « Boule sans frontière / Légère bulle d’air / J’veux pas rester faire carrière / Dans le matériel, dans le pépère… » Après bien des errements et des galères au temps des cabarets (1963-1971), puis un premier succès d’estime, L’Amour 1830, primé au concours de la Rose d’or d’Antibes 1973, le succès tout court, mais immense, lui est tombé dessus en 1977-1978 avec Allô maman bobo, suivi de Poulaillers’ song, Y a d’la rumba dans l’air et Jamais content, titre éponyme de son troisième album.

Curieusement, c’est aussi le début d’un malentendu qui va perdurer. On l’a oublié aujourd’hui, mais à l’époque, le grand public voit seulement en lui un chanteur rigolo, tandis qu’un public dit marginal, qu’on pensait plus averti, assidu des MJC et pour lequel la chanson est plus un outil politique qu’une arme poétique, se gausse de l’ignorer. On adule les poètes maudits (qui, eux, ne souhaitaient rien tant que se délivrer de cette étiquette pour faire découvrir leurs créations au plus grand nombre, et je pense à ce que m’en disaient en privé Jacques Debronckart et Maurice Fanon, et Allain Leprest plus tard…) et on rejette sans discernement ce qui « marche » et se vend.

Car le succès, alors, est suspect ! Forcément synonyme de médiocrité par cette minorité qui, farcie de certitudes, débordante de bonne conscience et bouffie de condescendance, se dispense d’écouter les paroles, rejoignant en cela la majorité silencieuse qui, elle, se contente du rythme, de la musique entraînante et de la bonhomie du chanteur… C’est ainsi (bonjour tristesse…) qu’Alain Souchon, programmé par des organisateurs qui savaient écouter au-delà des apparences, se ferait siffler et huer par une frange pure et dure des festivaliers lors de son premier Printemps de Bourges !

« Amer et malheureux, de cette réaction d’un certain public à son égard », écrirais-je bientôt dans Paroles et Musique, Alain ne se faisait pas d’illusions, en revanche, sur l’impact que pouvaient alors avoir ses chansons sur le grand public et sur les raisons de ses passages nombreux dans les médias : « Il existe un groupe de gens à Paris qui décident de diffuser tes disques s’ils les trouvent agréables. À partir de ce moment-là, si ta musique est sympa, si tu as deux ou trois slogans marrants et que ta bouille passe bien, ça fera un truc populaire. Mais quatre-vingt-quinze pour cent des gens passeront à côté du fond de la chanson. La plupart ne saisissent pas, par exemple, que Bidon ou J’ai dix ans sont plutôt des chansons tristes. Au début, ça a marché à la télé parce qu’on me prenait pour un clown, comme Carlos. Les gens disaient : “Ah ! c’qu’il est drôle…” alors que ça n’était pas drôle du tout. Allô maman bobo, c’est une chanson désespérée, mais ça fait marrer les gens ! Ils disent : “Ah ! c’est le mec qui chante Allô maman bobo, il est marrant !” »

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Curieux, oui, comme ce malentendu a été fort et persistant, des deux côtés de la barrière médiatique. Les uns ne le diffusaient pas pour les bonnes raisons, les autres l’excluaient pour de mauvaises. Il est vrai que l’époque ne prêtait guère aux nuances, le manichéisme tenait bon la rampe. On sait aussi qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Pour ma part, dès son deuxième album, acheté entre deux séjours en Afrique, j’ai su, j’ai senti qu’on tenait là, avec Renaud apparu à peu près en même temps, le nec plus ultra de la relève. Un chanteur pas banal, ni tout blanc ni tout noir, « qui dit qui rit pis qui pleure ».

Le croirez-vous ? Après quatre numéros consacrés (pour la couverture et le dossier principal) à Anne Sylvestre, Leny Escudero, Henri Tachan et François Béranger, je m’étais très exceptionnellement fendu de certaines précautions oratoires pour justifier cette nouvelle Une de Paroles et Musique ! J’y disais tout le bien que je pensais (qu’il fallait penser) de Souchon et je lui prédisais un avenir « sur les cimes du Neuvième Art ». Histoire de récuser d’avance les réactions intempestives (euphémisme) de certains de nos lecteurs parmi les moins ouverts (litote), et surtout d’expliciter notre pari, alors qu’Alain était loin, bien sûr, de posséder une œuvre à la mesure de ses prédécesseurs dans le mensuel (Anne comptait déjà vingt-trois de carrière, Leny presque vingt, etc.).

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Pour rire et pour la petite histoire, après un chapeau biographique, voici les premières lignes de mon papier (à relire en se resituant dans le contexte de l’après-68) : « Quand j’ai commencé à parler de ce “dossier Souchon” autour de moi, “on” a d’abord été perplexe. “On” m’a regardé avec un drôle d’air, les sourcils en accent circonflexe, l’œil interrogatif, et puis, devant mon silence persistant, “on” m’a enfin déclaré : “Tout compte fait, je ne suis pas sûr de ne pas aimer Souchon…” Le scénario s’est ainsi répété, de manière identique, à plusieurs reprises. J’en suis donc arrivé à la conclusion que beaucoup de gens aiment sûrement (peu ou prou) les chansons de Souchon… sans oser l’avouer. Pire, peut-être, sans oser se l’avouer ! Un peu comme longtemps on a eu honte de lire (et d’oser le dire) des bandes dessinées. »

Il faut dire qu’au moment où je le rencontrai, s’opérait déjà depuis deux ans un glissement dans la perception publique du personnage ; depuis la sortie de son quatrième album (en cinq ans), Toto 30 ans rien que du malheur, que les médias, les mêmes qui l’avaient encensé auparavant, avaient unanimement boudé, le trouvant très triste, trop triste, pas du tout conforme à l’image qu’ils s’étaient faite de son auteur. Mélancolique, désabusé sans doute, mais quel style ! Quelle élégance dans l’éloquence pudique des images… Un disque exceptionnel avec Le Bagad de Lann Bihoué (« Tu la voyais pas comme ça l’histoire / Toi t’étais tempête et rocher noir / Mais qui t’a cassé ta boule de cristal / Cassé tes envies, rendu banal ? »), Frenchy bébé blues (« Moi qui chante pas souvent vraiment la chanson d’amour / Celle qui tape fort dans le cœur, celle qui fait velours velours / Je voudrais que celle-là dure encore un peu / Jusqu’à ce que je devienne mort ou bien vieux… »), Le Dégoût… oh ! Le Dégoût, quelle merveille de chanson, terrible et prodigieuse : « P’tit enfant pas bonne mine / Qui riait pleurait cuisine / Tout le monde après lui : / “Qu’est-ce qui va nous faire / Docteur avocat d’affaires / Quand il aura fini / D’être un p’tit enfant tout p’tit ?”… »

Souvenir : printemps 1981, coup de fil d’Henri Tachan. « Salut Fred… Je prépare un nouveau récital et, pour la première fois, j’ai envie d’y incorporer une chanson qui n’est pas de moi, mais de Souchon, Le Dégoût. C’est un chef-d’œuvre ! La chanson que j’aurais rêvé d’écrire… Toi qui le connais, peux-tu lui demander s’il y verrait un inconvénient ? » Tachan la révolte, Tachan la colère… si tendre au fond. J’appelle Alain : « Henri Tachan ? Henri Tachan veut chanter Le Dégoût ?!... Non ?... Si ?! Mais c’est formidable, tu peux pas savoir combien ça me fait plaisir… Remercie-le mille fois de ma part ! » Finalement, Alain le fera lui-même, et les douze premiers jours de juillet, d’abord au Théatre du Rond-Point, deux soirs, puis à celui de La Roquette, Tachan nous gratifiera d’une version époustouflante, en simple piano-voix : « C’était l’dégoût / L’dégoût d’quoi j’sais pas mais l’dégoût / Tout p’tit déjà c’est fou / Comme tout me foutait l’dégoût… »

Ajoutez-y L’Amour en fuite, la chanson du film éponyme de François Truffaut qui adorait Souchon comme un autre lui-même (tiens, Souchon, le Truffaut de la chanson, et vice-versa, ça sonne juste, non ?), et vous pensez bien que l’étiquette du rigolo qui chante avec des mots de cour d’école allait finir par se décoller du bain médiatique :

On était belle image, les amoureux fortiches
On a monté le ménage, le bonheur à deux j’t’en fiche
Vite fait les morceaux de verre qui coupent et ça saigne
La v’là sur le carrelage, la porcelaine…

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

La sortie en juin 1980 de son cinquième album entérinera cette tendance en même temps que le recul du chanteur dans le « zoom zoom télé ». L’image du « clown génial » qui faisait « semblant d’être gai » cède enfin la place à une vision plus proche de la réalité : celle d’un grand jeune homme hanté par le manque d’amour et, déjà, par l’idée de la mort, « désespéré mais avec élégance », aurait dit Brel – qui, du fin fond de sa Polynésie, avait repéré Souchon entre tous les petits nouveaux entendus sur son gros poste radio à ondes courtes. Un Petit chanteur blessé de naissance et doublement meurtri, à l’adolescence, par la mort de son père (« Si t’es le pape, encore, tu pries / Le président le safari / Mais nous, y a que l’chianti… »), et qui, surtout « voulait pas venir » :

Ça va être quoi, sa vie
Dans les journaux, la la la
Y bousillent tout, ces gens-là
Pauv’ chanteur
Pauv’ chanteur
À la télé c’est sûr
Pour cacher sa blessure
Sur sa figure
Y a des tonnes de peinture…

Forcément, quand cet album est arrivé en radio, me confiera Alain lors de cette première rencontre, cinq mois seulement après sa sortie, « tout le monde était effaré et le trouvait d’une tristesse inouïe, et le public aussi. » Rien que les titres, pensez donc : Tout me fait peur, On s’ennuie, Petit, Rame bien sûr (« Rame, rameurs, ramez / On avance à rien dans c’canoë / Là-haut / On t’mène en bateau / Tu pourras jamais tout quitter, t’en aller / Tais-toi et rame ! »). Avec ce constat d’ensemble, On s’aime pas, « plombant » pour « la volaille qui fait l’opinion » (Poulailler’s song) mais d’où découle pourtant, pour l’auteur et tout observateur de bonne volonté, tout le reste ; comme dans ce couplet qui résonne plus fort que jamais en 2015 :

Ici c’est chez nous
Pas pour vous
Rien qu’ pour nous
Si c’est à tout l’monde chez nous
C’est du sale mélange
Et ça nous dérange
Attention aux autres…

Réponse immédiate des médias : « On n’en a rien à s’couer d’ tes idées noires ! » (Marchand de sirop). L’album passe à l’as et durant l’été 80, les ventes sont catastrophiques. Angoisse et questionnement. Mais à la rentrée, le bouche à oreille prend le relais, tout redémarre… « et maintenant il marche mieux que les autres. Mais pendant trois mois, je me suis dit : c’est fini, il va falloir que j’arrête. » C’est le tournant décisif. Souchon va s’ancrer bientôt, profondément, durablement, définitivement, tant dans le cœur des gens que dans la pensée universitaire, jusqu’à  s’inscrire dans la mémoire collective (offrant à celle-ci, en plus, nombre d’expressions qui font désormais partie du langage courant). Son passage à l’Olympia en novembre – le deuxième en tête d’affiche en moins de deux ans, pour neuf représentations (du 10 au 17) – sera plus qu’une renaissance pour l’artiste, la reconnaissance par le public d’un « grand » de l’histoire de la chanson francophone en devenir. Et le numéro de Paroles et Musique, sinon celui d’un changement de regard porté sur l’artiste (comme ce sera le cas en 1985 pour le numéro consacré à Jean-Jacques Goldman…), du moins une borne à partir de laquelle on ne pourrait plus entretenir le malentendu, encore moins ignorer que, chez Souchon, l’humour n’est que la politesse du désespoir.

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Mais il est tard… dirait le Grand Jacques, il est temps d’écourter ce sujet. Juste le temps de vous dire, comme annoncé au début de ces lignes, pourquoi la tournée actuelle Voulzy-Souchon était déjà en germe il y a trente-cinq ans ; mais déjà, en passant, qu’après cette première rencontre, Alain est devenu l’artiste que j’ai le plus souvent interviewé et vu en concert. Au point de le connaître par cœur à la ville comme à la scène et, presque, de pouvoir répondre à sa place aux questions que j’allais lui poser. C’est ainsi qu’en janvier 1994 pour son premier dossier de Chorus qui avait succédé deux ans plus tôt à Paroles et Musique, j’avais demandé à Michel Jonasz, l’un de ses confrères en chanson mais surtout l’un de ses frères de cœur, de m’accompagner chez lui pour mener l’entretien ensemble !

Le résultat, vous l’imaginez (ou vous le savez si vous lisiez nos « Cahiers de la chanson »), fut plus qu’à la hauteur de nos attentes, un de ces moments professionnels et personnels privilégiés qui se gravent à jamais dans la mémoire. Une confrontation manquant « d’autant moins de sel », écrivis-je dans le numéro concerné (printemps 1994), que Jonasz n’allait pas prendre « de gants pour pousser Alain dans ses retranchements », ni d’intérêt supplémentaire dans la mesure où l’auteur de La Fabuleuse Histoire de Mister Swing (1988) avait décidé depuis cette date de laisser parler désormais les chansons à sa place – ce fut donc sa première participation à une interview depuis six ans (la seule avant celle, longue de vingt-deux pages, du numéro du printemps 97).

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

« Les années 80 commencent », chantait Michel Jonasz, John Lennon était assassiné en décembre et Souchon se retrouvait en Une du mensuel de la chanson vivante : « J’ai tristé toute la nuit seul sous la neige / […] Lennon kaput / Les p’tits babas, les Lubérons les ploucs / Piégés dans le rêve aux tifs trop longs / Le vieux look / J’aimais bien le ridicule discours / Qu’ils faisaient / C’était de l’amour qu’ils Imagine / Imaginaient. » Au fil du temps, les rencontres et les dossiers se multiplieraient, dont un entretien très particulier pour le numéro 60 « spécial 15 ans » de Chorus : à côté d’un cahier réservé aux quinze principales découvertes de la revue depuis sa création (la fameuse « Génération Chorus » qui, des années plus tard, une fois le succès au rendez-vous, se ferait connaître du grand public sous le qualificatif de « Nouvelle scène française »…), un « Top 60 » consacré aux soixante albums francophones préférés de notre Rédaction (soit une vingtaine de collaborateurs aux sensibilités différentes répartis dans la francophonie), sur plusieurs milliers chroniqués depuis le premier numéro.

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Un objectif sans prétention au départ mais à l’arrivée, après un travail long et minutieux, un superbe panorama de la chanson francophone et de son évolution à la charnière de deux millénaires. Rien de moins que la fine fleur des quinze années précédentes… et un as des as sur le podium, devant Francis Cabrel avec Samedi soir sur la terre et Alain Bashung avec Fantaisie militaire : Alain Souchon avec C’est déjà ça. Le disque, excusez du peu, contenant notamment, outre le titre éponyme sur les réfugiés chassés par les dictatures, L’amour à la machine, Sous les jupes des filles, Les Regrets, Arlette Laguiller, Chanter c’est lancer des balles, Sans queue ni tête, Le Fil… et Foule sentimentale, la chanson de toute une génération. L’as des as, aussi, parce que ses trois albums studio parus depuis la création de la revue (avec La Vie Théodore, 2005, et Au ras des pâquerettes, 1999), figuraient dans ce même classement.

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Réaction de l’intéressé, qui prendra tout le temps, ensuite, de commenter le détail de ce « formidable palmarès » : « Quelle surprise ! Si je m’attendais à ça… D’abord, je dois dire que je suis touché, vraiment touché… Parce que j’apprécie beaucoup le jugement des gens qui connaissent bien la chanson, qui l’aiment profondément, qui vivent en écoutant tout le temps des chansons, en y trouvant du plaisir…. Et qu’ils aient classé l’un de mes albums en premier [sourire], j’en suis très heureux ! Même si un classement artistique est forcément subjectif, cela veut dire qu’ils ont tous bien aimé ce disque et, je le répète, cela me touche beaucoup. »

Plus loin, pour la petite histoire désormais, ce commentaire spontané de l’artiste : « Je voudrais dire qu’il y a deux médias qui sont incontournables en France pour la chanson francophone, c’est France Inter pour l’audiovisuel et Chorus pour la presse. Vraiment, vous faites un boulot formidable, Inter et Chorus, je suis épaté et je veux qu’on le sache. Comme je tiens à dire, c’est important car c’est la vérité, que chaque fois que je vais dans les médias, Chorus est présent ! C’est une véritable bible pour tous les médias. Vous faites un travail unique, c’est un travail de référence. Quand quelqu’un veut tout savoir sur un chanteur ou des chansons, hop… Chorus ! »

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Et puisque Souchon évoquait notre travail, je lui rappelai cette fois où nous lui avions présenté une Jeanne Cherhal encore débutante et très intimidée, repérée et soutenue aussitôt par notre équipe, dans le cadre d’un « duo d’artistes » (pour le numéro 42 de l’hiver 2002), un exercice que l’on aimait bien organiser à l’occasion : « Je m’en souviens bien, c’était aux Musicales de Bastia, j’avais été saisi par sa force sur scène. Le soir de notre rencontre, dans une coulisse un peu ventée, avant de rentrer sur scène – elle faisait ma première partie, elle était toute gracile, tremblante de froid dans une petite robe –, en la voyant tremblante, comme ça, je lui ai demandé si ça allait, si elle avait le trac, elle m’a dit non et puis elle y est allée sans hésiter. Elle a de la force, Jeanne ! C’est ce qui est beau chez les femmes qui chantent, c’est leur fragilité, comme Véronique Sanson, elles semblent timides et démunies dans la vie, et puis sur scène, pan ! Ce sont des mecs ! Avec la grâce féminine, bien sûr. Pareil pour Camille… J’adore les chanteuses. »

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Nous étions alors au printemps 2007, vingt-sept ans après notre première rencontre… et quantité de fois déjà où l’on avait évoqué la possibilité d’un album commun avec Laurent Voulzy. Rebelotte :

« On ne pas se quitter sans te poser la question rituelle du “prochain album” – puisque La Vie Théodore date déjà de deux ans – ou, plutôt, de ton album commun avec Laurent Voulzy… N’est-ce pas ?

– Oui, on se met petit à petit d’accord sur le fait qu’à partir de Noël prochain on va partir faire des chansons ensemble. Mais des chansons, cette fois, faites spécialement pour être chantées à deux. Pour faire un album commun et une tournée ensuite. Je pense que, musicalement, il faut qu’on ait du plaisir à chanter à deux voix, et que cela raconte des choses qui peuvent être dites par deux garçons en même temps. On verra. Ce n’est pas sûr qu’on y arrive. C’est un défi qu’on se lance. Mais ça me plaît. J’aurai passé ma vie à avoir beaucoup le trac, mais quand je suis avec Laurent je l’ai moins ; alors, le jeu en vaut la chandelle. »

On avance, on avance, certes « on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens », mais rien n’interdit de s’en rappeler. Surtout quand ça vous a marqué. Novembre 1980, avenue Matignon. Après notre entretien, déjà fort long, voyant qu’il n’a pas manifesté le moindre signe d’impatience, je me risque à dire ceci à mon interlocuteur : « Comme ce sera un dossier, nous avons besoin de photos inédites, pour la couverture surtout… On peut se revoir prochainement ? » Si vous connaissez un peu le métier, ce qu’il était dans ces années-là, vous me traiterez à juste titre de naïf, de quelque peu présomptueux voire de caudataire du Père Noël… et pourtant. Réponse d’Alain : « Pas de problème, on peut aller dans le square, en bas… » Aussitôt dit, aussitôt fait avec un Souchon difficilement plus coopératif, posant partout à ma demande, sur les bancs publics, en gros plan…

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Peut-être l’entretien lui avait-il paru sinon aussi captivant qu’il reste dans mon souvenir, en tout cas moins insipide et un peu plus fouillé que d’habitude, toujours est-il qu’on ne se quitta pas ainsi : « Je répète à l’Olympia cet après-midi, si ça vous dit de venir… »

Si ça nous disait ? Mieux : ça nous chantait, ô combien ! Une bonne partie de l’après-midi à savourer ces répétitions… et à continuer de prendre des photos. D’Alain, par exemple, se mettant au piano pour chanter La P’tite Bill : « Bill ma Bill t’es comme tout le monde / Quand ça coule de tes yeux ça tombe / Mais c’est pas des confettis / Cette pluie… » D’Alain… et de Laurent ! Car pour la première fois, les deux hommes, les deux confrères, les deux copains, les deux frangins de cœur allaient se retrouver sur la scène de l'Olympia quelques jours plus tard, ensemble, pour deux chansons : Karin Redinger, j’en suis sûr, et la seconde, je crois, Somerset Maugham qui était encore inédite. Paroles d’Alain Souchon, musiques de Laurent Voulzy, of course !

ALAIN SOUCHON (ET LAURENT VOULZY)

Nous en gardons, outre le souvenir, cette superbe photo de Rénald Destrez dont le talent accompagna Paroles et Musique durant ses premières années avant de laisser la place à Jean-Pierre Leloir et Francis Vernhet.

Au printemps 93, pour Chorus désormais, Laurent nous racontera son Souchon à lui : « Ma rencontre avec Alain, c’est quelque chose de formidable qui a changé ma vie, et réciproquement, je crois. Lorsque je cherche une musique pour lui, j’ai sa voix dans la tête, sa façon de bouger et même son visage, comme si j’étais lui ! De son côté, les textes qu’il écrit pour moi, ça n’est pas forcément son univers. Il y a une partie de moi dans les musiques qu’il joue et une partie de lui dans les textes que je chante. C’est étrange. Comme un accouchement. On dirait un troisième personnage… On travaille l’un pour l’autre et on se met dans la peau de l’autre. Totalement. Il va jusqu’à me faire dire des choses qui sont au fond de moi, que je n’oserais pas dire… Il a une façon très lucide, parfois un peu cruelle, de voir les choses. Moi, je suis plus optimiste que lui. »

Rien à rajouter à ces lignes qui ont finalement abouti, vingt et un ans plus tard, à cet album Souchon-Voulzy… Lequel aurait très bien pu s’intituler Souchy-Voulzon tellement l’osmose est étonnante. L’osmose et la complémentarité si l’on considère que l’un incarne ce pessimisme de l’intelligence et l’autre cet optimisme de la volonté dont parlait Gramsci. Un cas unique dans la chanson, sur autant de temps, avec autant de succès et un niveau de qualité constant. Ne cherchez pas : le secret de cette réussite humaine et artistique se situe dans l’authenticité de nos deux bonshommes. « C’est l’âme à l’âme qui colle… » En fait, il m’avait été livré dès 1980 par Alain Souchon : « Je trouve important qu’on sente la présence de quelqu’un derrière une chanson… C’est-à-dire qu’à mon avis, la qualité première c’est l’honnêteté, il faut être honnête, ne pas chercher à tricher… Voilà, c’est tout, ça se résume à ça. »

Voilà, c’est tout. Reste seulement à ceux et celles qui écoutent une chanson, pour l’aimer vraiment et surtout pour éviter tout malentendu regrettable, de montrer aussi le talent d’aller au-delà des apparences. Car derrière les mots, derrière les voix il ne faut pas se suffire d’entendre seulement la la la, mais les cœurs, les tourments à l'intérieur ; derrière les mélodies, les sentiments, les pleurs, les envies. Et puis la révolte et la colère parfois, dans l’espoir de refaire ce monde qui va de guingois. Car putain, oh oui, ça penche !

Partager cet article
Repost0
16 octobre 2015 5 16 /10 /octobre /2015 11:08

Tu peux t’arrêter là, te reposer enfin…

 

Hier à Évreux, jeudi 15 octobre au crématorium du Pays d’Eure, le rideau s’est définitivement refermé sur Leny Escudero, le dessin discret d’un arbre de vie sur son cercueil, au son de sa voix si prenante, si tendre, frissonnante, inoubliable… et des applaudissements nourris lorsqu’il est parti en chantant une dernière fois Vivre pour des idées :

…Il m’a serré fort contre lui :
« J’ai honte, tu sais, mon petit,
Je me demandais, cette guerre,
Pour quelle raison j’irais la faire,
Mais maintenant je puis le dire :
Pour que tu saches lire et écrire. »
J’aurais voulu le retenir,
Alors mon père m’a dit : « Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident
. »
Je sais lire et écrire et mon père est vivant…

LENY ESCUDERO, AU BOUT DU CHEMIN

…Et nous nous sommes séparés sur « l’Amourette » entonnée alors par ses enfants, Julian, Christine, Stéphanie, et ses petits-enfants, reprise en chœur par les amis présents, parmi lesquels, à nos côtés, le fidèle, délicat, trop rare et si talentueux Nilda Fernandez (qui, lors d’une carte blanche d’un festival, avait même invité Leny à chanter, mais, fait rarissime chez celui-ci, non pas avec ses musiciens mais ceux de Nilda..). Pour une amourette, la chanson qui l’a fait connaître de son premier public, bien sûr, mais qui, en ces circonstances uniques, « quand on sait d’avance ce que dure la vie », a résonné de l’un à l’autre comme jamais :

Alors je m’suis dit : T’es au bout du chemin,
Tu peux t’arrêter là, te reposer enfin…

Journée d’amour, d’amitié et de chagrin mélangés et partagés, fort, très-très fort. Et je pense à tous et à toutes qui, pour certains sont venus de loin, en dette avec Leny qui avait un crédit de tendresse sans pareil auprès d'eux ; je pense à son épouse Céleste, à ses enfants, ses petits-enfants, à Corinne, à Nathalie, à Charly, à Christophe… et à tous les autres qui n’avaient pu se déplacer. Bonheur, crève-cœur… Ému personnellement et profondément que Julian ait rappelé leur séjour commun à Djibouti en disant qu’il n’avait jamais connu son père aussi heureux qu’alors… Merci encore, Leny, tout simplement, d’avoir été ce que tu as été… et « hasta siempre ». Quelle chance d’avoir pu être ton pote !

 

Partager cet article
Repost0
10 octobre 2015 6 10 /10 /octobre /2015 18:19

Pour que tu chantes encore

 

« On a pas long de chandelle pour aller jusqu’à demain », m’écrivais-tu en 1990. On avait déjà douze ans d’amitié pleine et entière, sans conditions, des projets ensemble (te souviens-tu de cette série de polars dont tu aurais été l’inspirateur et moi l’accoucheur ?) et une mémoire commune, bien sûr : celle de nos pères, républicains espagnols, parqués en même temps dans le même camp de concentration d’Argelès (comme celui, aussi, de Paco Ibañez)... Et nous voilà, ce soir !

LENY ESCUDERO, HERMANO MÍO

Tu le sais, il y avait longtemps que j’appréciais l’artiste quand j’ai rencontré l’homme, grâce à ton « Gibraltar » à toi (après avoir été l’assistant de Guy Béart…), devenu grand ami mien lui aussi, Jean-Pierre Bouculat. C’était en février 1978 au Théâtre de Boulogne-Billancourt. Quelques jours plus tard, tu m’invitais chez toi, rue Saint-Lazare, à Paris. L’un de ces moments forts d’une existence, où l’on se « reconnaît » de toute évidence. Et… « une fois pour toutes ». C’était alors à ton tour de nous rendre visite dans notre campagne, encore et encore, avec l’amitié qui sert à boire (même si, côté boissons, hein, toi c’était plutôt café-crème comme dans La Planète des fous) et même des parties de foot au programme. Détail : tu as été le premier artiste à qui j’ai confié – presque deux ans et demi avant sa naissance effective – mon rêve d’un journal de chanson qui s’appellerait Paroles et Musique

LENY ESCUDERO, HERMANO MÍO

Avant de se retrouver ensemble à notre stand de la Fête de l’Huma 1980, où tu allais dédicacer à tour de bras le deuxième numéro du « mensuel de la chanson vivante » (dont la Une et le dossier t'étaient consacrés), on te ferait venir en mars 1979 dans la Corne de l’Afrique, pour deux concerts des plus mémorables (…à des titres fort différents). C’était à Djibouti, république nouvellement indépendante où je tentais d’œuvrer à une presse libérée des influences barbouzo-foccardiennes, et ta venue fut rendue possible grâce à mes accointances avec les responsables du centre culturel français, Dominique Chantaraud et Bernard Baños-Robles, eux-mêmes grands amateurs de chanson.

Là, tu allais me donner une preuve à la vie à la mort de ton amitié. Tu l’as raconté dans le premier tome de ton autobiographie, Ma vie n’a pas commencé ; je l’ai rappelé dans mon blog (en rectifiant quelques points de détail : forcément, ton attitude exceptionnelle, mais naturelle chez toi, s’était imprimée chez moi de façon plus indélébile). Durant ce séjour, notre appartement fut ton QG et celui de ton équipe, dont ton fils Julian qui t’accompagnait à la guitare et Michel Godot, formidable accordéoniste. Délire et triomphe au Théâtre des Salines, sous le ciel étoilé et une chaleur étouffante. Un concert d’une énergie et d’une intensité émotionnelle, écrivis-je dans l’hebdo national, Le Réveil de Djibouti, comme seul en était capable Jacques Brel. Je le maintiens aujourd’hui : Escudero et Brel, le Grand Jacques et Leny, sur scène, chacun à sa façon, c’était du pareil au même.

LENY ESCUDERO, HERMANO MÍO

…Et nous voilà ce soir… Au soir d’un 9 octobre de sinistre mémoire. Tu savais que tu ne chanterais plus, tu m’avais permis de l’annoncer ici, mais tu continuais d’écrire tes mémoires dans ta campagne, celle de Monet, où je suis allé si souvent te retrouver dans les années 80, 90 et 2000. Avec bien sûr, entre-temps, de nombreux articles dans Paroles et Musique puis Chorus, et même une collaboration étroite avec un éditeur phonographique pour permettre la réédition en 1996 de tes grands albums. J’en rigole encore : les « masters » étant indisponibles, ce sont mes propres disques – mes 30 cm originaux ! – qu’on utilisa pour graver une dizaine de CDs (alors labellisés Déclic Communication & Chorus).

Cela me rappelle l’existence de ce beau documentaire réalisé en 2004 par le même éditeur (Éric Basset, avec Mariette Monpierre à l’image) où tu racontais toi-même ton parcours. L’histoire d’un Tendre rebelle dont je fus sinon à l’origine du moins le principal « contributeur », de la conception à la documentation, disons cela comme ça et va pour l’« immense remerciement à Leny Escudero et Fred Hidalgo » de la fin du générique. Comme on t'entend le chanter à ce moment-là, « on est aussi cons aujourd’hui qu’on sera morts dans dix mille ans »

Quoi d’autre, pour prolonger encore un peu ce « dialogue » ? Ah oui, cette fois où je t’avais présenté Allain Leprest, à la maison, ainsi qu’à Guy Béart, Graeme Allwright et Anne Sylvestre. C’était en juin 1985, pour notre petite fête des cinq ans de Paroles et Musique. Tu avais sympathisé aussitôt avec lui, qui, depuis L’Arbre de vie, te portait d’ailleurs une admiration sans bornes…

Souvenirs, souvenirs… Cet été on apprenait que tu en avais fini avec le second tome de tes mémoires, et il y a seulement quelques jours, tu donnais une interview à ton journal local, Paris-Normandie, pour en annoncer la publication (à compte d’auteur). Le début… La suite… La fin. Le début avec ta naissance en Espagne, à Espinal, le 5 novembre 1932, puis la guerre et le passage des Pyrénées en mars 1939… La suite avec ta soif de lecture, au point de voler des livres : « J’avais envie de découvrir le monde. Chez Céline, j’ai lu quelqu’un chez qui ça hurlait à l’intérieur, comme moi. Mais lui, il avait les mots pour le dire » ; jusqu’à la question des « migrants » : « J’ai été l’un d’eux. Il y a des années, j’ai écrit un texte, Le Siècle des réfugiés : “Ils sont toujours les bras ballants / D’un pied sur l’autre mal à l’aise / Le cul posé entre deux chaises / Tout étonnés d’être vivants…” » Le début, la suite… et la fin.

LENY ESCUDERO, HERMANO MÍO

La fin. Au tragique de cette annonce, doublement terrible pour nous (coup de fil de l’agence France Presse en tout début d’après-midi : « Pouvez-vous nous confirmer le décès de Leny Escudero ? »…), les « grands » médias ont ajouté une incroyable incompétence. L’information a été expédiée en quelques secondes à la fin des journaux télévisés, on a seulement cité Pour une amourette et Ballade à Sylvie (j’ai même entendu dire sur une grande radio, par quelqu’une qui visiblement ne connaissait rien à la chanson, que tu n’avais que trois cents mots de vocabulaire !!!). Et personne n’a évoqué ta seconde, formidable et pour tout dire vraie carrière. Celle qui a vraiment démarré en 1971, au retour de ton tour du monde, celle du Temps de la communale, de Van Gogh, du Vieux Jonathan, de Vivre pour des idées, du Cancre, de Fils d’assassin, de Sacco et l’autre, de La Moitié de ton âme, de La Grande Farce, de La Planète des fous, etc., tout un répertoire qui t’a situé entre Brel, toujours lui, et Ferré.

LENY ESCUDERO, HERMANO MÍO

Excuse-moi de te le dire, Leny, mais ç’a été pour toi juste l’inverse de la déferlante hypocrite à propos de Guy Béart qui, après avoir été « exécuté » de son vivant par les médias où il était tricard, est devenu soudain incontournable… une fois mort. Mort, toi tu l’étais déjà pour les médias depuis la fin des années 60 ! Pas grave, au fond, tu as rempli les salles tout le temps, sorti des disques quand tu l’as voulu sans le secours aucun des médias qui font l’opinion, tout ça n’est que de l’écume éphémère, superficielle et sans valeur, quand l’essentiel, connu des gens de peu mais de bien, demeure.

Année épouvantable : Cabu, Charlie et les autres, Guy Béart, et maintenant toi, le jour anniversaire de la mort du Grand Jacques, toi mon pote le Gitan, mon grand frère, mi hermano. Ô combien je hais le 9 octobre ! Comme j’aimerais pouvoir remonter le temps ! Le figer, à défaut, et puis arrêter là, s’arrêter là, s’asseoir par terre, comme dit Souchon.

LENY ESCUDERO, HERMANO MÍO

…Remonter par exemple à mars 1979 à Djibouti, soirée d’anthologie dont il nous reste heureusement une trace, artisanale, enregistrée par mon ami BBR (…qui, cinq ans plus tard, invitera Claude Nougaro à se produire sur cette même scène). Attention, documents exclusifs ! On vous en offre ici trois extraits (Le Bohémien, A la primavera, Depuis ta mort), pour la première fois, trente-six ans après…

Leny Escudero Le Bohémien

 

Leny Escudero A la primavera

 

Leny Escudero Depuis ta mort

...Ou remonter à l’été 1980, lorsque j’assistais, au studio de Jean Musy, à l’enregistrement de l’album Grand-père. Du titre de sa première chanson où Leny semblait s’adresser à mon propre grand-père maternel, coupable d’être poète et trop humaniste aux yeux des franquistes. Quelle émotion pendant les séances ! J’en ai encore les larmes aux yeux… Comme celui de Leny, mon grand-père que je n’ai pas connu, je me le suis inventé à travers ses rares écrits (magnifiques) sauvés par ma grand-mère et appris par cœur (je ne saurais mieux dire) par ma mère :

Un fantôme me hante
Grand père, je t’invente
Et je te fais comme
Je t’aurais voulu…

Il paraît que tu avais le coeur à nu
Je dis il paraît
Parce que je ne t’ai pas connu…

Grand père, laisse-moi te raconter
Pour dire aux autres qui tu étais
Et leur donner tes souvenirs
Pour ne pas les laisser mourir

Pour un petit instant
Ressusciter des morts
Et remonter le temps
Pour que tu chantes encore…

Le début, la suite… la fin. Depuis cette lettre, Leny, où tu m’écrivais que tu avais « bien fait d’aller à Djibouti », il n’y a pas eu long de chandelle, c’est sûr, pour aller jusqu’à demain. Un quart de siècle, pourtant ! « Je sais qui tu es », disais-tu. Forcément, tu savais aussi, pour que tu chantes encore, que je te raconterai encore. Aujourd’hui… et demain. « Demain, ça s’ra vachement chouette, demain ! », chantait Le Cancre. C’était au temps de la communale, au temps de l’espoir. Depuis, tout a changé. Et toi, tu as beau être parti sans faire de bruit, pour ne pas déranger les autres, tu n’auras pas su nous empêcher d’avoir froid dedans. Très froid dedans… Je ne sais si ce Dieu que tu interpellais avec force (Dieu, réponds-moi…) et persistait à rester silencieux t’a donné rendez-vous en d’improbables confins, mais je sais une chose, c’est qu’il faut être vivant pour avoir du chagrin.

_________

Le début... La suite... La fin est disponible à l’adresse suivante : Céleste Escudero, BP 30, 27620 Gasny (25,70 € + 4,30 € de frais de port).

 

Partager cet article
Repost0