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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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24 juin 2015 3 24 /06 /juin /2015 09:15

Le chant quotidien des hommes


C’est un phénomène curieux : il existe beaucoup, beaucoup plus – infiniment plus ! – de chansons de circonstance que de chansons dites immortelles, et pourtant ce ne sont que celles-ci, pour l’essentiel, qui donnent matière à des livres (ou à de savants travaux universitaires). La chanson en elle-même, malgré tous ses trésors, étant majoritairement considérée comme un genre d’expression mineur, on comprend d’autant mieux que les chansons qu’on écrit pour illustrer un événement précis, ou en réaction à celui-ci, puis qu’on jette comme des objets devenus inutiles après usage, n’aient jusqu’à présent que peu inspiré le monde de l’édition… Et pourtant ! Michel Trihoreau nous montre aujourd’hui combien c’était une erreur de les ignorer.

LA CHANSON DE CIRCONSTANCE

La fonction principale de cet art millénaire (voir Il était une fois la chanson française, des origines à nos jours, de Marc Robine, que j’ai eu le bonheur – et la douleur – de mettre en forme et de publier en le complétant après la mort de son auteur) a longtemps été de refléter l’air du temps. Il arrive aussi que la chanson le précède et alors ça devient un petit miracle, mais historiquement depuis les trouvères et les troubadours, son rôle premier (à côté des romances inaltérables) était d’informer. Ou de réagir à une information, qu’elle soit d’ordre guerrier, social, culturel, religieux, érotique, politique, sportif, peu importe, et ce, sous toutes les formes, selon tous les modes, avec cependant l’humour et la révolte en tête de gondole.

Et pour que ce soit le plus efficace possible, on détournait souvent la musique d’une chanson populaire pour mieux véhiculer les paroles, le message d’actualité qu’on voulait faire passer. C’était « sur l’air de »… Sur l’air du Ça ira, du Temps des Cerises, de La Marseillaise, de La Paimpolaise, etc. Les pamphlets et satires qu’on a appelé les Mazarinades, en opposition à la politique de Mazarin, sont sans doute les plus nombreuses des chansons de circonstance : elles se comptaient en effet par milliers.

Mais cette tradition purement française existait déjà auparavant et s’est poursuivie jusqu’à notre époque, où les chansonniers surtout, ceux des cabarets, des goguettes, des caveaux (de la République) et autres greniers (de Montmartre) s’en sont fait une spécialité. Avec un génie tout particulier de l’écriture doublé d’une grande culture, ces gens-là (Jacques Grello, Robert Rocca, Edmond Meunier… puis Jean Amadou, Anne-Marie Carrière…) sont bien oubliés aujourd’hui. Fort injustement. D’autres, heureusement, ont pris la relève avec un même talent : Serge Llado, par exemple, qui signe d’ailleurs la préface de La Chanson de circonstance, le nouvel ouvrage thématique de Michel Trihoreau, après La Chanson de proximité, notamment, sorti en 2010.

LA CHANSON DE CIRCONSTANCE

Et quelle préface ! Instructive, dense, précise, drôle, elle fait d’emblée entrer le lecteur dans le vif du sujet. En montrant l’impertinence qui caractérise souvent la chanson de circonstance (à l’instar de Valls a mis l’temps, voir ci-dessous, écrite et chantée par ce même préfacier à l’issue des dernières primaires, si j’ose dire, du parti socialiste), elle annonce la couleur de ce livre, d’ores et déjà indispensable dans la bibliothèque chanson de l’Honnête Homme.

« Je l’imagine, écrit Llado à propos de Trihoreau, voyageur du temps et de l’espace, caché dans un trou de souris, transcrivant tel un greffier zélé les épigrammes, bouts rimés et autres quatrains-express qui firent la réputation des persifleurs du Pont-Neuf, des satiristes du Caveau, des pamphlétaires révolutionnaires, des sociétaires des goguettes ou bien des chansonniers du cabaret montmartrois… Les extraits de textes que nous allons découvrir ou redécouvrir dans cet ouvrage nous permettent de saluer nombre de nos aînés, auteurs-interprètes célèbres ou anonymes, témoins chantants de l’actualité de leur temps. Bravant la censure ou les foudres du pouvoir, ils nous ont transmis, parfois oralement, cette tradition railleuse, sceptique, engagée, frondeuse, humaniste, voire subversive que perpétuent aujourd’hui les plus inspirés de nos rimailleurs, pour la plupart marginaux, qui fédèrent un large public soit en café-théâtre, soit sous forme de chroniques radio, soit encore en vidéo sur internet ou DVD (généralement produits à compte d’auteur). En attendant que la télévision, toujours aussi frileuse, se décide à rattraper ses innombrables trains de retard… »

Voilà. Tout est dit… ou presque, puisque la préface compte huit pages et le livre deux cent soixante. Tout est dit, en tout cas, pour donner envie de se le procurer. Je n’en ajouterai pas moins quelques mots personnels, histoire de souligner que ce livre est unique en son domaine, rassemblant par dizaines, remis dans leur contexte, certains de ces petits airs qui valent pas « dix ronds » comme dit Ferré et qui, pourtant, vous brossent – mieux et de façon plus vivante que n’importe quel traité de sociologie – le portrait et l’évolution d’une société.

La nôtre, en l’occurrence : cet ouvrage thématique (et historique : il commence au temps de l’Inquisition et s’achève avec la présidence actuelle, celle de ce Mec si beau vanté par Serge Llado qui nous offre ainsi, sur l’air du marianesque Mexico, une autre illustration parfaite de la chanson de circonstance !) présente, analyse ou commente en effet plus de trois cents chansons francophones entrées furtivement, comme « par mégarde dans la postérité ». Et pas n’importe lesquelles, celles qui racontent par exemple des « attitudes croustillantes », dénoncent des « mesures scandaleuses » ou caricaturent « des inventions géniales ». Autant d’« anecdotes truculentes ou satires vigoureuses » que ces chansons qui ont fait de « multiples ricochets au gré de l’actualité, souvent avec humour parfois avec humeur ».

Deux autres motifs de ne pas louper ce bouquin ? Primo : les (bons) livres sur la chanson ne sont pas si légion que ça (en regard des biographies, dont beaucoup trop ne sont que de tristes copiés-collés) ; secundo : son originalité, car c’est le seul, à ma connaissance, spécifiquement consacré à ces petites chansons futiles en apparence mais qui accompagnent, ont toujours accompagné, la vie des gens au quotidien, depuis qu’on chante, c’est-à-dire depuis que l’homme existe. Sans parler du superbe dessin de couverture de Bridenne, l’un de nos meilleurs illustrateurs de presse (et de disques : voir entre autres Marc Robine et sa collection L’Anthologie de la chanson française), ni reparler de la préface parfaitement complémentaire de Serge Llado.

Précision : Michel Trihoreau a été membre du comité de rédaction de Chorus jusqu’à son dernier jour, trois décennies après ses débuts, lorsque cette revue s’intitulait encore Paroles et Musique (la différence entre les deux titres n’étant ni la composition de leur équipe ni – encore moins – l’esprit qui les animait, seulement la périodicité et la pagination). Entre autres contributions, Michel avait la responsabilité des rubriques « Chanson autour d’un thème » et « Chanson et Histoire ». Voilà qui suffit à situer sa compétence (et son éclectisme aussi naturel qu’obligé) en matière d’histoire et de thématique de la chanson, des plus nécessaires pour proposer une telle somme.

LA CHANSON DE CIRCONSTANCE

Également auteur d’un beau livre, La Chanson de Prévert, sur le poète qui voyait plus haut que l’horizon (« la nouveauté, c’est vieux comme le monde », disait celui-ci pour se moquer de l’aveuglement, du manque de recul et de perspective de notre société du spectacle – ce que les animateurs télé qui ne présenteront jamais La Chanson de circonstance, obsédés qu’ils sont par l’actualité éphémère, devraient méditer un peu), Michel Trihoreau a choisi la chronologie pour nous dévider le fil thématique de ces chansons pas comme les autres.

Œuvres d’artistes célèbres, méconnus ou anonymes, elles nous parlent de la guerre, de la Madelon, d’Hitler, des jeux de massacre au nom de Dieu, des têtes couronnées et des têtes coupées, de Rome et des instruments de pouvoir, de « la pompe à phynance », des lois et des réformes, du carnaval politique, du monde qui bouge, de la société en marche, de l’environnement, du divertissement, du sport, du star-system, du temps des images, j’en passe et des meilleur(e)s. Par exemple deux chapitres spécifiques et fort instructifs sur « les Marseillaise(s) de circonstance » et sur « Léo Ferré chansonnier », sans doute l’auteur parmi les géants de la chanson le plus prolifique en chansons de circonstance.

Les Temps difficiles bien sûr, avec ses trois versions successives écrites au fil du temps en fonction de l’actualité (Bernard Joyet aujourd’hui a pris la suite avec le talent qu’on lui sait – on retrouve d’ailleurs le texte de sa version 2008 réactualisée en 2014 en annexes, après un indispensable index), mais aussi avec d’autres chansons qui, elles, ont passé avec succès l’épreuve de l’immortalité tout en étant de vraies chansons de circonstance. Par exemple L’Affiche rouge (Aragon-Ferré) sur un fait historique précis (quasiment « un détail », dirait l’ex-président d’honneur d’un parti « bien d’chez nous ») du second conflit mondial. À rapprocher de mon sujet précédent, Le Siècle des réfugiés, car ses malheureux « héros » étaient tous des « migrants » (comme ils disent dans un autre parti qui se distingue aussi par sa xénophobie et n’affiche guère plus beL airR aujourd’hui que l’autre aux relents nationalistes nauséabonds), venus d’Arménie, d’Espagne, d’Italie, de Hongrie, de Pologne…

Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu, des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos : morts pour la France…

Autre intérêt de La Chanson de circonstance : bien qu’original, extrêmement érudit (mais toujours agréable à lire, car sous des dehors d’historien objectif, le père Michel, qui n’a rien de l’amer Michel, se permet en cours d’écriture quelques saillies qui font le sel de la vie, tant il est vrai que l’humour, on le sait au moins depuis Bergson, est le propre de l’homme), ce livre s’inscrit dans la lignée de ses grands aînés, auxquels il faut rendre justice. En particulier l’Histoire de France par les chansons en huit tomes de Pierre Barbier et France Vernillat (Gallimard, 1956-1961). Ou les deux gros volumes de Serge Dillaz, Vivre et chanter en France, ou le quotidien des Français par les chansons, de la Libération à l’après-Mitterrand (Fayard/Chorus, 2004 et 2007).

Mais aussi, parmi d’autres ouvrages de référence, Les Histoires d’amour de l’Histoire de France, de Guy Breton, qui a permis par exemple de se faire une autre idée des puissants que celle véhiculée par l’Histoire officielle. « Lecture hautement instructive, précise Serge Llado dans sa préface : j’y découvris entre autres un François 1er très éloigné du portrait qu’en faisaient nos braves professeurs » :

L’an mil cinq cent quarante-sept
François mourut à Rambouillet
De la vérole qu’il avait…

Vous savez l’essentiel pour vous faire votre propre religion… et vous procurer l’ouvrage sans avoir à passer par la case confession : forcément peu et mal distribué, mieux vaut le commander chez votre libraire ou directement chez son éditeur L’Harmattan (en cliquant sur ce lien). Voire chez l’auteur à partir de sa page « Chanson de circonstance » où il annonce aussi les dates et lieux de sa conférence éponyme. Pour ma part, empruntant au préfacier son éloquente conclusion, « je m’éclipse sur la pointe des pieds et je vous laisse – je l’espère – en son enrichissante compagnie. Vous avez bien de la chance ! »

Quand même, pour finir en beauté, je ne peux m’empêcher de vous offrir un bonus personnel (grâce à Christian M. que je remercie en toute amitié) en forme de chanson de circonstance : une vidéo quasiment inédite où l’on voit un Jacques Brel complice en compagnie d’un Jean Poiret invoquant Aznavour, Bécaud, Brassens… pour lui rapporter ses bonbons, « parce qu’y a pas d’raison / d’favoriser les confiseurs / plutôt qu’une autre profession » ! Avec en prime, à la suite, une interprétation des Timides par son auteur, petit chef-d’œuvre en soi, où le comédien faisait déjà plus que percer derrière le chanteur d’exception. Bientôt, ces deux-là, le chanteur et le comédien, feraient place à l’aventurier des Marquises : rien de prémédité, simple concours de circonstances…

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19 juin 2015 5 19 /06 /juin /2015 14:50

La révolte, le dégoût et la colère

 

J’ai regardé cette semaine à la télé, sur une chaîne d’information continue, un débat sur le thème des migrants qui m’aurait fait pleurer s’il ne m’avait révolté… Que dis-je, « révolté » ? Dégoûté, oui, écœuré ! L’objet de cet écœurement ? La déclaration d’un député s’exprimant au nom du parti LR, vous savez ce groupement politique qui a usurpé le qualificatif « Les Républicains » sans qu’aucune institution officielle n’y voie à redire, alors qu’on a toujours appris aux citoyens français que la République était « une et indivisible » – donc qu’elle ne pouvait donner lieu à aucune appropriation par une partie d’elle-même (et encore moins par un parti !). De la République, de la Liberté, des migrants et du racisme ordinaire…

LE SIÈCLE DES RÉFUGIÉS

J’y viens… Mais auparavant, puisqu’il est question des « Républicains » et que ce blog, me dira-t-on, est spécialisé dans la chanson (elle-même considérée comme le meilleur reflet de l’air du temps…), comment passer sous silence le fait que la maire LR de Montauban vient d’être mise en garde à vue pour détournement de fonds publics ?! Elle qui a condamné, de façon arbitraire et irréversible (du moins dans ce chef-lieu du Tarn-et-Garonne, car il est question d’une renaissance à Castelsarrasin), le festival « Alors… Chante ! à Montauban » à la veille de sa trentième édition !

Une aberration culturelle doublée d’une faute politique à l’encontre de ses concitoyens et de l’équipe d’une manifestation qui ajoutait une plus-value nationale à la réputation de sa ville. Mais aujourd’hui, on découvre (enfin, il y a longtemps qu’il y avait anguille sous roche) que la gestion de cette même ville n’était pas franchement un modèle d’honnêteté ni de légalité. Et qu’il y avait des sous (destinés à la Culture ?) qui se perdaient en route… Forcément, on ne peut pas soutenir tout le monde et ses copains, l’œuvre d’utilité publique et les coquins. Face à la crise, devant la restriction des budgets, des choix s’imposent : à Montauban on a fait les siens. Comment ne pas y voir un lien, aussi, avec le changement de nom de son parti, pourri par l’affaire Bygmalion (toujours en cours d’instruction), et ne pas donner raison à ceux et celles qui voient en certains de ses membres de véritables « ripouxblicains » ? Il y a de quoi en pleurer…

Le débat télé ? J’y viens. La question était : que faire de tous ces migrants qui frappent à la porte de l’Europe, fuyant pour la plupart leur pays en guerre ? L’Érythrée en particulier, aux portes de laquelle j’ai vécu à la fin des années 1970 lorsque la jeune République de Djibouti, « havre de paix, de rencontres et d’échanges », accueillait des réfugiés de toutes parts de la Corne de l’Afrique suite à la guerre de l’Ogaden, par centaines puis par milliers. Et que l’Érythrée se battait, depuis quarante ans déjà, contre l’Éthiopie pour récupérer son indépendance ; on voit le résultat aujourd’hui… Les camps de réfugiés, je m’y suis rendu plus d’une fois ; j’y comptais des amis « Médecins sans frontières » qui se dévouaient corps et âme pour ces pauvres hères en quête de paix. Faméliques, malades, blessés.

J’y ai accompagné des artistes de passage à Djibouti pour s’y faire ponctionner du sang qui pétait la forme, car il y avait carence et urgence en la matière. Et nos amis toubibs ne manquaient pas la moindre occasion de jouer les vampires… C’est ainsi que chez certains Afars, certains Issas, coule aujourd’hui le sang de Graeme Allwright, de Francis Bebey, d’Henri Dès, de Leny Escudero, de Marc Ogeret, de Rufus ou de Jacques Serizier, par exemple, que nous avons contribué à faire venir là-bas, dans cette terre a priori si étrangère à la chanson française, avec mes amis « cultureux » Dominique Chantaraud et Bernard Baños-Robles. Un peu plus tard arriveraient, sur nos conseils, une Anne Sylvestre et un Claude Nougaro, alors que nous-mêmes étions de retour en France pour y célébrer les noces des Paroles et de la Musique. « Il serait temps que l'homme s’aime / Depuis qu’il sème son malheur / Il serait temps que l’homme s’aime / Il serait temps, il serait l’heure / Il serait temps que l’homme meure / Avec un matin dans le cœur / Il serait temps que l’homme pleure / Le diamant des jours meilleurs… »

Cette digression pour mieux faire comprendre ma révolte, mon dégoût et ma colère, face aux propos de cet élu paradant à la télé, les couleurs de la République en bandoulière. Il rappelait pourtant en préambule que l’Érythrée est sans doute aujourd’hui la dictature la plus extrême de la planète avec des camps de concentration à vie, des familles séparées à jamais, des tortures jusqu’à ce que mort s’en suive, des exécutions incessantes par centaines, par milliers… Toutes choses connues et reconnues, sauf par les autruches, mais la vérité est toujours bonne à rappeler. Et puis, ce couperet inattendu, en substance : « Tous ces migrants qui se présentent à nos frontières, Érythréens pour la plupart, il faut les renvoyer aussitôt chez eux. »

Je n’en croyais pas mes oreilles, pendant que me revenait à l’esprit Le Siècle des réfugiés, de Leny Escudero :

Ils sont souvent les en-dehors
Ceux qui n’écriront pas l'histoire
Et devant eux c’est la nuit noire
Et derrière eux marche la mort…

Le député (communiste) qui lui donnait la réplique lors de ce débat était presque aussi effaré que moi (à sa place je me serais étranglé ou peut-être même que j’aurais tenté de l’étrangler !) : « Mais vous venez justement de dire que ces gens-là ont fui le pire régime de la planète… et vous voudriez les renvoyer chez eux ?! » Et l’autre (je préfère oublier son nom), l’air de rien, comme n’y pouvant rien, au comble de l’ignominie : « C’est la loi, ces gens-là sont sans papiers, il faut appliquer la loi et les renvoyer chez eux. » Son interlocuteur, impassible (comment donc a-t-il fait ?!) mais n’en pensant pas moins, j’imagine : « Mais, c’est les envoyer à une mort certaine… » Et l’autre, tenez-vous bien, vil, dégradant, méprisable ; incroyable mais vrai, plus lâche que Ponce Pilate : « C’est la loi… la loi de la République » !!!

Le droit d’asile, la France pays des Droits de l’Homme ? Cet élu n’en a visiblement jamais entendu parler. Mais se servir de la République pour justifier sa position (qui est celle, semble-t-il, du président de son parti) à l’encontre de réfugiés sans défense, j’ai rarement entendu plus abject dans la bouche d’un (pseudo-) démocrate ! Oh ! Liberté, Liberté chérie… réveille-toi, poète, ils deviennent fous !

LE SIÈCLE DES RÉFUGIÉS

Voilà, nous en sommes là. Et ça n’est pas du temps de Pétain et de la collaboration, c’est aujourd’hui, ça se passe en France en l’an 2015 et le roi des cons, ne cherchez pas à l’extérieur de l’Hexagone, il est français, ça c’est sûr ! Con ? Oh ! combien je voudrais qu’il ne fût que con… Mais si dangereux, si populiste, courant après les voix les plus extrêmes… Des cons dangereux, remarquez, cela prolifère en ces temps difficiles. Y a qu’à jeter un regard, côté Serbie, vers la Hongrie qui construit là un nouveau mur de la honte pour empêcher les migrants de passer ! C’est aujourd’hui en 2015 en Europe et que fait donc l’Europe ? Elle cherche à appauvrir encore plus la Grèce au lieu d’accueillir des réfugiés qui n’ont d’autre choix, pour sauver leurs vies, celles de leurs familles, que de prendre le chemin de l’exil.

Ils sont toujours les emmerdants
Les empêcheurs, les trouble-fête
Qui n’ont pas su baisser la tête
Qui sont venus à contretemps

Et je pense à mes parents. Oui, pas à mes ancêtres, ça n’était pas il y a des siècles, c’était hier… Mes futurs parents : mon père, ma mère, ma tante, mes oncles, ma grand-mère, fuyant le franquisme, armé par les nazis et les fascistes, après l’avoir combattu jusqu’au bout du bout. Je les « revois » arrivant, à pied et en guenilles, dans le froid et la neige, à la frontière franco-espagnole en février 1939, après trois ans de résistance à l’horreur... Cinq cent mille Républicains, les vrais, ceux-là, les vrais de vrais ! Il a fallu quelques semaines au gouvernement français pour ouvrir la frontière, les autoriser à passer… Il est vrai que les franquistes étaient à leurs trousses et que ça aurait fait tache dans le tableau que de laisser Franco et ses sbires massacrer un demi-million de personnes à quelques dizaines de mètres du « pays de la Liberté ». Ils sont donc passés… et on les a parqués dans les premiers camps de concentration de l’Histoire de France. Mais bon, c’est une autre histoire, ils sont passés et on a évité leur extermination en masse. Merci la France. Je ne serais pas là, autrement, pour écrire ces lignes.

Alors qu’il mettrait plusieurs années encore à rencontrer ma future petite mère, mon père a vécu ensuite ce qu’ont vécu beaucoup d’autres républicains espagnols, d’incroyables (més)aventures, dans le maquis et au service de la collectivité française (compagnies de travailleurs forcés, bûcheron, charbonnier, homme à tout faire…). Un peu-beaucoup comme dans l’admirable téléfilm de Jean Prat, L’Espagnol, tourné en 1967 d’après le merveilleux roman éponyme de Bernard Clavel (1959). L’occasion de diffuser ici le début de sa première partie : « l’Espagnol » était joué par le regretté Jean-Claude Rolland et son comparse par Rogelio Ibañez, aujourd’hui disparu lui aussi, frère d’un certain Paco Ibañez qui deviendrait l’ami des poètes (et à jamais le mien), que l’on aperçoit au tout début du téléfilm, dans la camionnette, jouant de l’harmonica... Du hasard et des rendez-vous. Émotion… Emoción… Ay ! Carmela…

Ce sont ces mêmes Républicains espagnols qui, en grand nombre, allaient grossir les rangs de la Résistance, une fois la France en guerre contre l’occupant nazi ; autant de combattants indispensables car, de tous ces réfractaires à l’ordre nouveau, ils étaient alors et pour cause les plus aguerris au combat... Ce sont eux aussi qui – malgré l’histoire officielle et le silence assourdissant du général de Gaulle dans son éclatant (mais sélectif) discours sur « Paris libéré par… » – allaient libérer Paris, eux les premiers et rien qu’eux ! Tous sous le fanion de la Nueve, la division espagnole placée sous les ordres du général Leclerc. Leurs chars portaient d’ailleurs les noms des grandes batailles de la guerre d’Espagne : Madrid, Teruel, Guadalajara, etc. Ay ! Carmela…

Aujourd’hui, on a une femme d’origine espagnole à la tête de la principale ville du pays ! Une Hidalgo, qui plus est, pour qui j’ai depuis longtemps la plus grande estime… La position anti-démagogique (c’est assez rare en politique pour être souligné) qu’elle vient d’adopter par rapport aux migrants est, j’allais dire exemplaire, non, tout simplement normale, décente, humaine. Elle aussi, « Anne, ma sœur Anne », dégoûtée, écœurée, en colère. Et n’y voyez aucune complicité ni partisane ni autre de ma part, simplement l’expression d’une même sensibilité et d’une solidarité partagée. Voici ce qu’elle expliquait cette semaine sur France Inter : « Je suis en colère contre l’attitude de l'Europe qui refuse de prendre sa part face aux flux de migrants. À Paris, ma position est claire : je ne veux voir personne dormir dehors, dans l'indignité totale. Nous avons le devoir d’accompagner ces femmes et ces hommes dans leur insertion durable. Je serai aussi particulièrement attentive à ce que l’information et l’orientation des migrants bénéficient de moyens adaptés, et que soit assurée la fluidité nécessaire entre hébergement d’urgence et hébergement des demandeurs d’asile. C’est une question de dignité humaine. »

… « La dignité humaine »… Et je repense à l’indignité du député LR, à son infamie : « la loi de la République » ! Et je me dis qu’il oublie facilement tous ces migrants que la France a accueillis et intégrés au fil des siècles, qui ont fait de la France ce qu’elle est aujourd’hui, universelle. Rien que dans la première moitié du vingtième siècle, par vagues importantes, les Russes, les Polonais, les Italiens, les Espagnols, les Portugais et j’en passe. Et je me dis surtout (j’espère avoir tort) que dans certains esprits comme le sien, tous ceux-là étaient des blancs, alors que les Érythréens, hein ?! Là-dessus, « tombe » la nouvelle de la tuerie de Charleston dans le sud des États-Unis où le Ku-Klux-Klan et le racisme ordinaire anti-noir sévissent toujours… Pauvre Angela Davis, pauvre Martin Luther King ! Pauvre Lili ! Là-bas, et peut-être qu’en France aussi dans la tête pourrie de certains, une blanche vaut toujours deux noires…

Suivez mon regard jusqu’à Loudun, où un camp de réfugiés doit prochainement s’implanter, et voyez comment une partie de la population pétitionne à qui mieux-mieux pour s’éviter de côtoyer « la lie de l’humanité »… Incroyable oui – encore ! – mais vrai. La nouvelle chasse aux sorcières de Loudun ! Ça ne se passe plus au dix-septième siècle, comme au temps du cardinal de Richelieu, mais aujourd’hui, en juin 2015 ! My God, comme ils disent, sommes-nous tombés aussi bas ? Comme le déplorait mon cher Frédéric Dard (disparu il y a tout juste quinze ans), les hommes sont-ils vraiment des salauds ? En tout cas, c’est sûr « y a pas d’erreur : c’est à désespérer ! Comment l’homme peut-il avoir cette connerie mauvaise ? »

On est si fatigué… « On ne pleure plus, paraît-il, on rigole… On avale tout, c’est facile. On ne dit plus rien lorsqu’on vous crache dessus, on reste serein, la colère c'est mal vu. On est poli, poli, on tend son cul, merci, merci. » Oh oui, donnez-moi donc un mur pour pleurer…

On ne se raconte rien, plus rien
On ne se connaît pas trop, pas trop
On n’écoute plus les poètes, les errants
On leur dit : taisez-vous, vous n’êtes pas marrants
On est télé, télé, on est fatigué de penser..
.

 

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27 avril 2015 1 27 /04 /avril /2015 17:13

Pour la mémoire et la justice


Ça ne change rien à la tragédie, ça ne ramènera pas les victimes et « los desaparecidos », c’est quand même une nouvelle qui redonne (un peu) foi en l’Homme : formellement identifié par un juge chilien puis retrouvé aux États-Unis où il coulait des jours tranquilles, l’assassin de Victor Jara va être traduit en justice. Une mesure que l’on doit à l’obstination de la famille du grand auteur-compositeur-interprète, emblème de la démocratie de Salvador Allende et défenseur des humbles. Il n’y aura fallu qu’un peu de patience, puisque le procès, s’il se déroule à la rentrée prochaine, aura « seulement » demandé quarante-deux ans : le chanteur fut en effet torturé et exécuté le 16 septembre 1973, douze jours avant qu’il ne fête ses quarante et un ans et cinq jours après le putsch du sanguinaire Pinochet.

VICTOR JARA

En ces temps de tragédie qui semblent aller en s’accélérant, une telle information – pour anecdotique qu’elle puisse paraître, comme un détail de ciel bleu éclairant un océan de grisaille – a valeur de symbole universel. Parce que Victor Jara ne chantait pas pour passer le temps, comme il l’écrivit dans son superbe Manifiesto, son inspiration poétique se doublant d’une indignation sociale, à l’instar de ses compatriotes Pablo Neruda et Violeta Parra. Mais aussi parce que la chanson mondiale lui a rendu hommage au cours des décennies suivantes. Témoin, celle-ci de Julos Beaucarne (1975) qui, tout en rappelant la fin de l’histoire, dénonce le fait qu’Henry Kissinger, alors responsable de la politique américaine étrangère sous la présidence de Nixon, aurait sinon fomenté du moins encouragé et soutenu avec la C.I.A. le coup d’État militaire qui allait faire des milliers de morts au Chili.

VICTOR JARA

Quelque quarante ans plus tard, le 3 janvier 2013, la justice chilienne faisait incarcérer quatre anciens militaires, dont Hugo Sanchez, l’un des deux officiers responsables de l’exécution du chanteur. Le second, identifié depuis 2009 et retrouvé en Floride où il tenait un commerce de voitures d’occasion, faisait déjà l’objet depuis décembre 2012, mais en vain, d’une demande d’extradition de la part du juge chilien Miguel Vázquez. Finalement, à la mi-avril 2015, un juge d’Orlando, Roy Dalton, a ordonné que Pedro Barrientos, c’est le nom de l’assassin, réponde au moins de ses actes devant un tribunal américain. La famille de Victor Jara – en particulier sa veuve Joan et leurs filles Manuela et Amanda – qui s’est battue tout ce temps pour obtenir justice, peut commencer à vivre un peu en paix…

VICTOR JARA

Pedro Pablo Barrientos est le triste individu qui porta le coup de grâce au troubadour, d’une balle à bout portant dans la nuque, après l’avoir torturé en compagnie d’autres militaires. Quand on retrouva le corps de Victor Jara (emmené et abandonné par son assassin dans un coin désert de la capitale, jeté parmi d’autres cadavres), on découvrit qu’il avait été criblé de balles… Quarante-quatre balles de fusil, exactement (outre celle dans la nuque), tirées par deux jeunes soldats aux ordres de Barrientos et Sanchez.

Mais avant cela – les témoignages des compagnons du chanteur, rescapés de l’enfer du stade Chile (aujourd’hui Estadio Victor-Jara) où allaient se dérouler encore tant d’autres horreurs, le montrent aujourd’hui –,  battu, supplicié, Victor Jara eut encore le courage d’écrire un poème, connu sous le titre Estadio Chile, dénonçant le fascisme. Un poème resté inachevé car les bourreaux, pleins de haine, s’en prirent alors aux mains du chanteur-poète... Les versions diffèrent quelque peu, mais qu’importe, la torture, le désir et le plaisir de faire souffrir furent bien réels : les mains massacrées à coups de crosse ou les doigts tranchés par une hache, Victor Jara n’eut que le temps de tracer au crayon sur le carnet d’un de ses compagnons d’infortune (conservé précieusement aujourd’hui à la Fondation Victor-Jara) ces vers aussi éloquent qu’ultimes : « Canto, qué mal me sales / cuando tengo que cantar espanto ! / Espanto como el que vivo / como el que muero, espanto » (« Ma chanson, comme tu es mal faite / quand je dois chanter l’épouvante / L’épouvante comme celle que je suis en train de vivre / L’épouvante, comme celle qui me tue. »)

VICTOR JARA

Deux jours plus tard, le 18 septembre 1973, sa dépouille était enterrée semi-clandestinement dans l’espoir que l’oubli efface jusqu’au souvenir de son nom… C’était compter sans la chanson, sa force émotionnelle et son pouvoir d’évocation plus durables que tous les fascismes. Deux ans plus tard, en 1975, Jean Ferrat rappelait dans Le Bruit des bottes (album La femme est l’avenir de l’homme) ce drame chilien sans savoir encore que la dictature de Pinochet verrouillerait le pays jusqu’en 1990 :  « Quand un Pinochet rapplique / C'est toujours en général / Pour sauver la République / Pour sauver l’ordre moral / On sait comment ils opèrent / Pour transformer les esprits / Les citoyens bien pépères / En citoyens vert-de-gris / Il se peut qu'on me fusille / […] À moins qu’avec un hachoir / Ils me coupent les dix doigts / Pour m'apprendre la guitare / Comme ils ont fait à Jara… »

Victor Jara ! Rien que l’énoncé de son nom fait frémir d’émotion… et de bonheur pour ceux qui, comme moi, l’écoutaient déjà dans la seconde moitié des années soixante. Comme on écoutait l’Argentin (et grand « maestro » de la chanson latino-américaine) Atahualpa Yupanqui. Avec bonheur et ferveur, pour leur poésie d’autant plus belle qu’accessible à tous, pour leurs mélodies inoubliables… et pour leur révolte contre l’injustice. Au Chili, la misère et l’exclusion étaient alors le lot commun de la majorité de la population, le pouvoir et la richesse aux mains d’une toute petite caste.

VICTOR JARA

Dans le domaine de la musique, deux voix essentielles s’élevaient dans le silence, fondatrices du mouvement de la Nueva canción chilena, pour contester cet état de fait et chanter la beauté du monde : celle de Victor bien sûr mais aussi de Violeta Parra, l’auteur de Gracias a la vida – l’une des plus belles chansons qu’on ait jamais écrites –, qui connaîtra elle aussi un destin funeste ; Violeta se suicidera de désespoir en 1967, un an seulement après avoir rendu grâce à la vie avec cette chanson immortelle, hymne absolu à la vie sous toutes ses formes.

La même année que Violeta Parra enregistre Gracias a la vida, Victor Jara – qui a bien d’autres cordes à son arc que celle de chanteur – prend la direction du collectif Quilapayun... dont les membres, on le sait, seront contraints en 1973 de s’exiler en France. Au cours des sept dernières années de sa vie, il multiplie les succès populaires et devient une véritable icône, mais une icône aussi humble et accessible que le commun des mortels. Te recuerdo Amanda (Je me souviens de toi, Amanda), El Derecho de vivir en paz (Le droit de vivre en paix), Canto libre, Abre tu ventana (Ouvre ta fenêtre), Plegaria para un labrador (Prière pour un laboureur), Ni chicha ni limona… Tant et tant d’autres jusqu’à son manifeste en chanson, où, au passage, il fait référence à son amie disparue : « Aquí se encajó mi canto / como dijera Violeta / Guitarra trabajadora / con olor a primavera… »

Je ne chante pas pour chanter
Ni pour montrer ma belle voix
Je chante parce que la guitare
Contient de l’amour et du bon sens

Elle a un cœur terrestre
Et des ailes de colombe
Elle est comme l’eau bénite
Qui sanctifie joies et peines

Là se situe ma chanson
Comme l’aurait dit Violeta :
Guitare au travail
Au parfum de printemps

Ce n’est pas une guitare de riches
Ni quoi que ce soit qui lui ressemble
Ma chanson est de ces tremplins
Qui permettent d’atteindre les étoiles

Car le chant a un sens
Quand il palpite dans les veines
De celui qui mourra en chantant
Les vérités véritables

Pas les flatteries éphémères
Ni les célébrités étrangères
Mais le chant d’une alouette
Qui atteindra le bout de la terre

Là où tout parvient
Et où tout commence
Le chant qui a montré du courage
Sera toujours une chanson nouvelle
…toujours une chanson nouvelle…

Je l’ai dit, nombreuses sont les chansons à travers le monde qui ont rendu hommage au troubadour chilien… ou continuent de le faire. C’est ainsi qu’un grand chanteur argentin, Leon Gieco, évoque les mains tranchées du guitariste dans Chacareros de dragones. En France, on peut notamment citer Gilles Servat avec une chanson en breton, Gwerz Victor C'hara, d’après le récit de l’écrivain chilien Miguel Cabezas, témoin oculaire des événements ; Pierre Chêne avec Qui était cet homme ? (« “Maintenant chante encore” / a dit un officier / En levant ses mains rouges / il s’est mis à chanter / Et la foule a repris / le chant du supplicié / Alors pour qu’il se taise / les soldats ont tiré / Qui donc était cet homme / égaré parmi nous / qu’on entendait chanter / lorsque grondaient les loups ?… »), ou encore le Sétois Angel Girones avec la méconnue Les Mains.

Enfin, à l’occasion des trente ans de cette tragédie, nous est venue de Suisse romande cette Chanson pour Victor Jara de Michel Bühler qui, au-delà du rappel des faits, dresse un constat terrible : celui de la mémoire refoulée, du pardon refusé et qui pose la question de l’honneur bafoué…

VICTOR JARA

Il fallut attendre le 5 décembre 2009 pour que la dépouille de Victor Jara fût exhumée puis transférée au Cimetière Général de Santiago, après trois jours d’hommage populaire. La cérémonie se déroula en présence de sa veuve Joan, de ses deux filles Manuela et Amanda, ainsi que de l’ancienne présidente du Chili Michelle Bachelet. Une page se tournait, celle de l’oubli délibérément entretenu. Une autre s’ouvrait, celle de la reconnaissance. Entre autres nouvelles chansons consacrées dès lors à Victor dans le monde entier par de jeunes artistes et groupes, sans parler des reprises (comme celle du Manifiesto, sur scène et en version originale, par Bruce Springsteen !), le Québécois Jean-François Lessard, dans Victor, a tiré la morale de cette abomination : « C’est pas une fable / C’est pas un conte / C’est une histoire / pour mes enfants / Afin qu’ils sachent / Qu’un vrai héros / Ça peut n’avoir / Comme armes / Qu’un tour de chant… »

L’ordre implacable venu de Washington, rappelle Michel Bühler… La lettre de Julos Beaucarne à Kissinger… Que croyez-vous qu’il soit arrivé à celui-ci ? Que des « honneurs » qui sonnent comme autant de déshonneurs. Car il n’y a pas que dans les états-majors que « l’honneur, on connaît pas », dans les salons de Washington aussi… N’est-ce pas, madame Hillary Clinton, peut-être future présidente des États-Unis, qui vous permettez de voir en ce « grand Américain » non seulement « un ami » personnel mais surtout de louer en lui son « attachement à la démocratie » ?!

VICTOR JARA

Juste histoire de rafraîchir un minimum les mémoires courtes : Salvador Allende fut élu démocratiquement et renversé par un militaire félon (qui devait avoir l’assassin par procuration de Federico Garcia Lorca pour idole, car le putsch de Pinochet ne fut qu’une redite de celui de Franco… dont les États-Unis d’Amérique furent ensuite le premier pays à reconnaître le régime – no comment…), et l’avocate de la famille Jara a déposé plainte pour délits de « torture, assassinat et crimes contre l’humanité », rappelant que la dictature de Pinochet avait causé bien d’autres victimes, accompli bien d’autres exactions, se comptant par milliers…

J’eus l’occasion d’en parler de vive voix (et avec l’émotion que vous imaginez) avec Joan Jara, la veuve de Victor (née Joan Turner, citoyenne britannique), un jour de chagrin mais aussi d’incommensurable amitié partagée. Le jour où l’on organisa avec Paroles et Musique, c’était en octobre 1983, une grande soirée au Casino de Paris en hommage à notre collaboratrice Régine Mellac, brusquement disparue au cours de l’été précédent. Prof d’université, journaliste, Régine – qui n’arrêtait pas de bourlinguer en Amérique latine, parfois à ses risques et périls – incarnait l’adresse parisienne par excellence de tous les chanteurs latino-américains contraints à l’exil.

VICTOR JARA

Ce soir-là (il en reste heureusement un double 33 tours, La Mémoire chantée de Régine Mellac – notre photo – que Paroles et Musique diffusa ensuite par correspondance), le Casino de Paris était archicomble. Non seulement la salle mais aussi la scène car (grâce en particulier à nos collaborateurs Jacques Erwan, Marc Legras et Jacques Vassal) jamais il n’y eut en France pareil rassemblement d’artistes et groupes espagnols et latino-américains, tous venus chanter ou jouer pour notre amie, qui était aussi la leur : Pajaro Canzani, Cuarteto Cedron, Paco Ibañez, Illapu, Lluis Llach, Francisco Montaner, Isabel et Angel Parra (les enfants de Violeta), Quilapayun, Uña Ramos, Osvaldo Rodriguez, Pedro Soler, Mercedes Sosa, Daniel Viglietti, etc.

Il n’y avait alors que dix ans d’écoulés, depuis le coup d’État au Chili, mais je me souviens d’avoir évoqué avec Joan Jara la nécessité, pour la mémoire collective, qu’elle s’attelât un jour à l’écriture de cette tragique histoire mais aussi de la sienne propre avec Victor… Vingt-cinq ans plus tard, en 2008, le livre, son livre, traduit en français, parut en Belgique sous le titre Victor Jara, un chant inachevé. Un récit pathétique où Joan fait découvrir son mari à travers l’homme et l’artiste. « Près de 400 pages d’émotion, soulignait Serge Dillaz dans Chorus, d’admiration et de colère où la conscience politique affleure à chaque sentiment. »

VICTOR JARA

L’histoire d’une passion amoureuse se conjuguant à une vision commune du monde. « L’amour sert ici de révélateur, poursuivait Dillaz : il est le levier d’une révolte, d’un engagement qui vont faire basculer le couple dans l’Histoire. Car l’œuvre de Victor Jara a valeur de symbole : les couplets de ce chanteur assassiné par les soldats de Pinochet témoignent du combat contre l’arbitraire. Ils ont inspiré toute une génération de chanteurs latino-américains. » Son œuvre, sa chanson, c’est-à-dire « le condensé d’un patrimoine populaire placé au service de la lutte sociale. Édifiant, à un moment où l’on veut nous faire croire que l’art chansonnier est à jamais synonyme de divertissement puéril… Victor Jara, en tout cas, était persuadé du contraire. On l’a fait taire. »

Victor Jara, 28 septembre 1932-16 septembre 1973 ; pas même 41 ans. Aujourd’hui, quatre décennies ans après son exécution par des « barbares casqués » qui n’avaient rien à envier à ceux d’aujourd’hui, par exemple aux auteurs masqués des attentats parisiens de janvier dernier, fascistes de tous bords qui n’ont dans la tête et le cœur que la haine de l’autre et de ce que l’humanité peut créer de meilleur, ennemis communs de la démocratie et de la liberté, ses anciens camarades de Quilapayun entretiennent la flamme de la mémoire. Et du rêve d’un monde enfin libéré de la barbarie. On le verra à la fin de cette vidéo, après leur chanson si emblématique de la lutte contre l’oppression, El pueblo unido jamas sera vencido, quand ils expliquent que « le rêve existe. Et comme tous les rêves, il se construit de ce que nous avons vécu. Notre rêve à nous est un pays démocratique qui respecte les droits humains, où il y ait de la justice, de la réconciliation, où il y ait du respect et de la vénération pour les héros tombés… »

VICTOR JARA

Je déplorais récemment la grève du rêve de notre société de consommation passive. Mais, même si on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens (et empêcher les tragédies de se produire), avec l’identification de l’assassin de Victor Jara et le procès qui se profile enfin à l’horizon, on avance, on avance... « Hasta la victoria, siempre » ? En tout cas, « hasta la justicia », la plus élémentaire des justices, seule condition du pardon sinon de l’oubli. Le poète n’écrivait-il pas dans El derecho de vivir en paz, que notre chanson est « feu de pur amour, c’est une colombe du colombier, c’est une olive de l’olivier, c’est le chant universel, la chaîne humaine qui fera triompher le droit de vivre en paix. » Viva Jara !

 

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