Le chant quotidien des hommes
C’est un phénomène curieux : il existe beaucoup, beaucoup plus – infiniment plus ! – de chansons de circonstance que de chansons dites immortelles, et pourtant ce ne sont que celles-ci, pour l’essentiel, qui donnent matière à des livres (ou à de savants travaux universitaires). La chanson en elle-même, malgré tous ses trésors, étant majoritairement considérée comme un genre d’expression mineur, on comprend d’autant mieux que les chansons qu’on écrit pour illustrer un événement précis, ou en réaction à celui-ci, puis qu’on jette comme des objets devenus inutiles après usage, n’aient jusqu’à présent que peu inspiré le monde de l’édition… Et pourtant ! Michel Trihoreau nous montre aujourd’hui combien c’était une erreur de les ignorer.
La fonction principale de cet art millénaire (voir Il était une fois la chanson française, des origines à nos jours, de Marc Robine, que j’ai eu le bonheur – et la douleur – de mettre en forme et de publier en le complétant après la mort de son auteur) a longtemps été de refléter l’air du temps. Il arrive aussi que la chanson le précède et alors ça devient un petit miracle, mais historiquement depuis les trouvères et les troubadours, son rôle premier (à côté des romances inaltérables) était d’informer. Ou de réagir à une information, qu’elle soit d’ordre guerrier, social, culturel, religieux, érotique, politique, sportif, peu importe, et ce, sous toutes les formes, selon tous les modes, avec cependant l’humour et la révolte en tête de gondole.
Et pour que ce soit le plus efficace possible, on détournait souvent la musique d’une chanson populaire pour mieux véhiculer les paroles, le message d’actualité qu’on voulait faire passer. C’était « sur l’air de »… Sur l’air du Ça ira, du Temps des Cerises, de La Marseillaise, de La Paimpolaise, etc. Les pamphlets et satires qu’on a appelé les Mazarinades, en opposition à la politique de Mazarin, sont sans doute les plus nombreuses des chansons de circonstance : elles se comptaient en effet par milliers.
Mais cette tradition purement française existait déjà auparavant et s’est poursuivie jusqu’à notre époque, où les chansonniers surtout, ceux des cabarets, des goguettes, des caveaux (de la République) et autres greniers (de Montmartre) s’en sont fait une spécialité. Avec un génie tout particulier de l’écriture doublé d’une grande culture, ces gens-là (Jacques Grello, Robert Rocca, Edmond Meunier… puis Jean Amadou, Anne-Marie Carrière…) sont bien oubliés aujourd’hui. Fort injustement. D’autres, heureusement, ont pris la relève avec un même talent : Serge Llado, par exemple, qui signe d’ailleurs la préface de La Chanson de circonstance, le nouvel ouvrage thématique de Michel Trihoreau, après La Chanson de proximité, notamment, sorti en 2010.
Et quelle préface ! Instructive, dense, précise, drôle, elle fait d’emblée entrer le lecteur dans le vif du sujet. En montrant l’impertinence qui caractérise souvent la chanson de circonstance (à l’instar de Valls a mis l’temps, voir ci-dessous, écrite et chantée par ce même préfacier à l’issue des dernières primaires, si j’ose dire, du parti socialiste), elle annonce la couleur de ce livre, d’ores et déjà indispensable dans la bibliothèque chanson de l’Honnête Homme.
« Je l’imagine, écrit Llado à propos de Trihoreau, voyageur du temps et de l’espace, caché dans un trou de souris, transcrivant tel un greffier zélé les épigrammes, bouts rimés et autres quatrains-express qui firent la réputation des persifleurs du Pont-Neuf, des satiristes du Caveau, des pamphlétaires révolutionnaires, des sociétaires des goguettes ou bien des chansonniers du cabaret montmartrois… Les extraits de textes que nous allons découvrir ou redécouvrir dans cet ouvrage nous permettent de saluer nombre de nos aînés, auteurs-interprètes célèbres ou anonymes, témoins chantants de l’actualité de leur temps. Bravant la censure ou les foudres du pouvoir, ils nous ont transmis, parfois oralement, cette tradition railleuse, sceptique, engagée, frondeuse, humaniste, voire subversive que perpétuent aujourd’hui les plus inspirés de nos rimailleurs, pour la plupart marginaux, qui fédèrent un large public soit en café-théâtre, soit sous forme de chroniques radio, soit encore en vidéo sur internet ou DVD (généralement produits à compte d’auteur). En attendant que la télévision, toujours aussi frileuse, se décide à rattraper ses innombrables trains de retard… »
Voilà. Tout est dit… ou presque, puisque la préface compte huit pages et le livre deux cent soixante. Tout est dit, en tout cas, pour donner envie de se le procurer. Je n’en ajouterai pas moins quelques mots personnels, histoire de souligner que ce livre est unique en son domaine, rassemblant par dizaines, remis dans leur contexte, certains de ces petits airs qui valent pas « dix ronds » comme dit Ferré et qui, pourtant, vous brossent – mieux et de façon plus vivante que n’importe quel traité de sociologie – le portrait et l’évolution d’une société.
La nôtre, en l’occurrence : cet ouvrage thématique (et historique : il commence au temps de l’Inquisition et s’achève avec la présidence actuelle, celle de ce Mec si beau vanté par Serge Llado qui nous offre ainsi, sur l’air du marianesque Mexico, une autre illustration parfaite de la chanson de circonstance !) présente, analyse ou commente en effet plus de trois cents chansons francophones entrées furtivement, comme « par mégarde dans la postérité ». Et pas n’importe lesquelles, celles qui racontent par exemple des « attitudes croustillantes », dénoncent des « mesures scandaleuses » ou caricaturent « des inventions géniales ». Autant d’« anecdotes truculentes ou satires vigoureuses » que ces chansons qui ont fait de « multiples ricochets au gré de l’actualité, souvent avec humour parfois avec humeur ».
Deux autres motifs de ne pas louper ce bouquin ? Primo : les (bons) livres sur la chanson ne sont pas si légion que ça (en regard des biographies, dont beaucoup trop ne sont que de tristes copiés-collés) ; secundo : son originalité, car c’est le seul, à ma connaissance, spécifiquement consacré à ces petites chansons futiles en apparence mais qui accompagnent, ont toujours accompagné, la vie des gens au quotidien, depuis qu’on chante, c’est-à-dire depuis que l’homme existe. Sans parler du superbe dessin de couverture de Bridenne, l’un de nos meilleurs illustrateurs de presse (et de disques : voir entre autres Marc Robine et sa collection L’Anthologie de la chanson française), ni reparler de la préface parfaitement complémentaire de Serge Llado.
Précision : Michel Trihoreau a été membre du comité de rédaction de Chorus jusqu’à son dernier jour, trois décennies après ses débuts, lorsque cette revue s’intitulait encore Paroles et Musique (la différence entre les deux titres n’étant ni la composition de leur équipe ni – encore moins – l’esprit qui les animait, seulement la périodicité et la pagination). Entre autres contributions, Michel avait la responsabilité des rubriques « Chanson autour d’un thème » et « Chanson et Histoire ». Voilà qui suffit à situer sa compétence (et son éclectisme aussi naturel qu’obligé) en matière d’histoire et de thématique de la chanson, des plus nécessaires pour proposer une telle somme.
Également auteur d’un beau livre, La Chanson de Prévert, sur le poète qui voyait plus haut que l’horizon (« la nouveauté, c’est vieux comme le monde », disait celui-ci pour se moquer de l’aveuglement, du manque de recul et de perspective de notre société du spectacle – ce que les animateurs télé qui ne présenteront jamais La Chanson de circonstance, obsédés qu’ils sont par l’actualité éphémère, devraient méditer un peu), Michel Trihoreau a choisi la chronologie pour nous dévider le fil thématique de ces chansons pas comme les autres.
Œuvres d’artistes célèbres, méconnus ou anonymes, elles nous parlent de la guerre, de la Madelon, d’Hitler, des jeux de massacre au nom de Dieu, des têtes couronnées et des têtes coupées, de Rome et des instruments de pouvoir, de « la pompe à phynance », des lois et des réformes, du carnaval politique, du monde qui bouge, de la société en marche, de l’environnement, du divertissement, du sport, du star-system, du temps des images, j’en passe et des meilleur(e)s. Par exemple deux chapitres spécifiques et fort instructifs sur « les Marseillaise(s) de circonstance » et sur « Léo Ferré chansonnier », sans doute l’auteur parmi les géants de la chanson le plus prolifique en chansons de circonstance.
Les Temps difficiles bien sûr, avec ses trois versions successives écrites au fil du temps en fonction de l’actualité (Bernard Joyet aujourd’hui a pris la suite avec le talent qu’on lui sait – on retrouve d’ailleurs le texte de sa version 2008 réactualisée en 2014 en annexes, après un indispensable index), mais aussi avec d’autres chansons qui, elles, ont passé avec succès l’épreuve de l’immortalité tout en étant de vraies chansons de circonstance. Par exemple L’Affiche rouge (Aragon-Ferré) sur un fait historique précis (quasiment « un détail », dirait l’ex-président d’honneur d’un parti « bien d’chez nous ») du second conflit mondial. À rapprocher de mon sujet précédent, Le Siècle des réfugiés, car ses malheureux « héros » étaient tous des « migrants » (comme ils disent dans un autre parti qui se distingue aussi par sa xénophobie et n’affiche guère plus beL airR aujourd’hui que l’autre aux relents nationalistes nauséabonds), venus d’Arménie, d’Espagne, d’Italie, de Hongrie, de Pologne…
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu, des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos : morts pour la France…
Autre intérêt de La Chanson de circonstance : bien qu’original, extrêmement érudit (mais toujours agréable à lire, car sous des dehors d’historien objectif, le père Michel, qui n’a rien de l’amer Michel, se permet en cours d’écriture quelques saillies qui font le sel de la vie, tant il est vrai que l’humour, on le sait au moins depuis Bergson, est le propre de l’homme), ce livre s’inscrit dans la lignée de ses grands aînés, auxquels il faut rendre justice. En particulier l’Histoire de France par les chansons en huit tomes de Pierre Barbier et France Vernillat (Gallimard, 1956-1961). Ou les deux gros volumes de Serge Dillaz, Vivre et chanter en France, ou le quotidien des Français par les chansons, de la Libération à l’après-Mitterrand (Fayard/Chorus, 2004 et 2007).
Mais aussi, parmi d’autres ouvrages de référence, Les Histoires d’amour de l’Histoire de France, de Guy Breton, qui a permis par exemple de se faire une autre idée des puissants que celle véhiculée par l’Histoire officielle. « Lecture hautement instructive, précise Serge Llado dans sa préface : j’y découvris entre autres un François 1er très éloigné du portrait qu’en faisaient nos braves professeurs » :
L’an mil cinq cent quarante-sept
François mourut à Rambouillet
De la vérole qu’il avait…
Vous savez l’essentiel pour vous faire votre propre religion… et vous procurer l’ouvrage sans avoir à passer par la case confession : forcément peu et mal distribué, mieux vaut le commander chez votre libraire ou directement chez son éditeur L’Harmattan (en cliquant sur ce lien). Voire chez l’auteur à partir de sa page « Chanson de circonstance » où il annonce aussi les dates et lieux de sa conférence éponyme. Pour ma part, empruntant au préfacier son éloquente conclusion, « je m’éclipse sur la pointe des pieds et je vous laisse – je l’espère – en son enrichissante compagnie. Vous avez bien de la chance ! »
Quand même, pour finir en beauté, je ne peux m’empêcher de vous offrir un bonus personnel (grâce à Christian M. que je remercie en toute amitié) en forme de chanson de circonstance : une vidéo quasiment inédite où l’on voit un Jacques Brel complice en compagnie d’un Jean Poiret invoquant Aznavour, Bécaud, Brassens… pour lui rapporter ses bonbons, « parce qu’y a pas d’raison / d’favoriser les confiseurs / plutôt qu’une autre profession » ! Avec en prime, à la suite, une interprétation des Timides par son auteur, petit chef-d’œuvre en soi, où le comédien faisait déjà plus que percer derrière le chanteur d’exception. Bientôt, ces deux-là, le chanteur et le comédien, feraient place à l’aventurier des Marquises : rien de prémédité, simple concours de circonstances…