Nuits de Champagne ou la promesse de l’Aube
Créé à Troyes en 1992 (dans sa formule actuelle), le festival des Nuits de Champagne appartient au cercle historique restreint des plus importantes manifestations chansonnières de France, aux côtés de Bourges, La Rochelle et Montauban. Une spécificité admirable le distingue toutefois des autres : son Grand Choral composé de près de mille choristes venus de tout l’espace francophone pour faire chorus avec l’invité d’honneur de l’édition (d’Aznavour à Voulzy en passant par Chedid, Clerc, Jonasz, Lavilliers, Le Forestier, Nougaro, Renaud, Sanson, Sheller… ou Tryo). Celle de cette année, aux vacances de la Toussaint, aura été exceptionnelle, car consacrée pour la première fois au répertoire d’un artiste disparu. De Jacques Brel en l’occurrence, comme l’indiquait son titre « Au suivant ! ». Avec, à la coda, un succès total, artistique autant que populaire : émotions en tout genre et record de fréquentation ! Instantanés et impressions personnelles, tels que notés dans mon « carnet »…
Pour rejoindre les coulisses de l’Espace Argence, le cœur du festival en plein cœur de ville – une belle salle aux murs de briques rouges (ex-gare, ex-école, ex-prison : voilà ce qui s’appelle de la restauration intelligente) pouvant accueillir près de deux mille personnes assises –, il faut montrer patte blanche au gardien. Oh, rien de bien méchant, à Troyes tout respire la convivialité, rien à voir avec les cerbères parisiens, gros bras et petite tête, qui « protègent » les artistes comme s’il s’agissait de chefs-d’œuvre en péril ; ici on a surtout affaire à des bénévoles passionnés et, forcément, on se reconnaît et on sympathise très vite.
Ce soir-là, celui du premier Grand Choral de Jacques Brel, le vendredi 24 octobre (il y en aura deux autres avec la matinée et la soirée du samedi, les trois à guichets fermés !), alors que la foule commence à se masser à l’extérieur de la salle, il m’interpelle :
« Vous devez savoir ça, vous, l’année de la mort de Jacques Brel ?
– C’était en 1978, le 9 octobre. Cela fait trente-six ans.
– Trente-cinq-quarante ans, oui, c’est bien ce que je pensais, j’étais encore tout gamin…
– Pourquoi me demandez-vous cela ?
– C’est parce que j’aurais voulu pouvoir donner l’année précise, tout à l’heure, à deux jeunes qui m’ont dit qu’ils allaient venir au spectacle pour le découvrir.
– C’est bien...
– Sauf qu’ils m’ont d’abord demandé : “Vous savez à quelle heure arrive le chanteur… Jacques Brel ?” »
Moi, incrédule, balbutiant un « Noooooon… ? »
« Si, je vous assure, ils espéraient obtenir un autographe ! »
Au-delà de l’énormité, l’anecdote est révélatrice. La roue tourne, sans pitié pour notre mémoire qui flanche. À la veille de l’édition, Pierre-Marie Boccard, le directeur-fondateur du festival (qui a eu l’intelligence de s’appuyer très vite sur Jean-Michel Boris, encore directeur de l’Olympia à l’époque, pour la partie artistique), s’interrogeait d’ailleurs sur le bien-fondé de ce défi – reprendre le répertoire d’un artiste disparu – quand le public et les choristes s’étaient fait jusque-là un bonheur de compter sur la présence, sur scène, de l’artiste à l’honneur. D’autant plus que l’édition 2013, « festive et interactive, unanimement saluée », avait rajeuni encore plus la formule, avec le Grand Choral de Tryo : « L’idée de cap générationnel franchi avec Tryo n’est évidemment pas abandonnée. Nous restons connectés à cette génération-là. » Il est vrai qu’il y avait déjà eu une tentative avec Bénabar, « couplé » à Michel Delpech en 2006, deux ans après la triplette Fugain-Lavoie-Maurane. Mais « les Nuits de Champagne ont une histoire qui évolue au fur et à mesure des éditions. Il y a longtemps que nous avions envie d’intégrer des répertoires d’auteurs-compositeurs-interprètes disparus, tels Trenet, Bashung ou Berger ; des répertoires de référence dont la chanson ne peut se passer… »
Comment allier le tout, le patrimoine et la création présente ? Comment passer sans heurt et sans dommage d’un groupe en activité, ouvert à toutes les expériences, à un « monstre sacré » comme Brel à l’œuvre gravée dans le marbre ? La réponse, pour Pierre-Marie Boccard, allait de soi : « Il fallait une formule originale : parcourir ce répertoire avec des artistes de la génération actuelle. » Ainsi fut-il proposé à Clarika, Yves Jamait et Pierre Lapointe de chanter Brel en s’insérant aussi talentueusement que naturellement dans le Grand Choral.
Le Grand Choral ? Un ensemble composé de 850 amoureux de la chanson provenant de tout l’espace francophone et incarnant presque toutes les générations. En cette cité champenoise, la cuvée 2014 (forte de deux tiers de cépages féminins) allait d’une pétillante Mathilde R., 14 ans, dont c’était déjà le cinquième Grand Choral (Mathilde est revenue !) à d’excellents et indispensables crus « hors d’âge ». J’ai même croisé une choriste… australienne, Nicholle N., venue spécialement de Sydney : obsédée dès l’âge de 15 ans par Brel, elle a appris par cœur tous ses textes pour réussir son option chanson française au bac australien ! Aujourd’hui encore, elle loue « son idéalisme, sa vulnérabilité, sa capacité à exposer les sentiments les plus profonds » et souligne qu’il nous donne « la permission de ressentir son émotion, notre émotion. »
Faut vous dire, monsieur, faut vous dire, madame, que jouer les choristes aux Nuits de Champagne n’est pas forcément la sinécure que l’on pourrait croire. C’est un travail de longue haleine qui démarre chaque année quatre mois avant le festival. Le temps d’apprendre les textes de l’artiste à l’honneur (une petite vingtaine sur la cinquantaine sélectionnée au départ) ; puis de travailler le chant, chacun chez soi, à partir du CD réalisé par l’association de chant choral à l’origine du festival « Chanson contemporaine », avec les musiques spécialement harmonisées par le directeur artistique et musical Brice Baillon et le pianiste et chef de choeur Christophe Allègre. Enfin, à la veille de la manifestation, le chœur battant physiquement, vient le temps des répétitions : un temps intense – j’en suis témoin – allant crescendo jusqu’au jour même de la première, le filage du spectacle de 20 h 30 ayant lieu dans l’après-midi !
Mais Brel, quand même… Brel ! Pour une première incursion dans le patrimoine, c’était osé ! Réputé quasiment inchantable, le Grand Jacques, tant son interprétation a marqué à jamais ses chansons ; et puis réécrire les orchestrations de François Rauber… Mais la fortune sourit aux audacieux et le défi n’a pas fait vaciller Christophe Allègre, convaincu de son fait : « Brel nous aurait dit la même chose que Maxime Le Forestier il y a deux ans : prenez mon répertoire et triturez-le ! » Avec le regret cependant que le principal intéressé, cette fois, ne soit pas là pour voir le résultat… Il est vrai que chanter Brel en chœur est un exercice bien différent que celui auquel s’attaque, telle une mission (presque) impossible, un seul individu ; on a trop vite fait de comparer les prestations.
À Troyes, notre Australienne préférée, Nicholle, s’est éclatée à chanter Brel avec tous ces passionnés : « L’esprit du Grand Jacques est entré dans mon cœur. J’ai eu les larmes aux yeux pendant les répétitions. » Elle n’aura pas été la seule, loin de là. Car l’émotion suscitée par les chansons de Brel était à l’unisson de l’intensité du travail fourni. Moi-même, voyez-vous, ayant eu la chance de jouer la petite souris pendant deux jours de répét’… Un parterre impressionnant, un pianiste et puis cinq chefs de chœur (trois hommes et deux femmes) formidables de pédagogie et d’enthousiasme communicatif, vivant physiquement, gestuellement, chaque chanson. Quand les voix s’envolent, pour reprendre Orly par exemple, ce chant d’amour désespéré (« Il doit lui dire je t’aime / Elle doit lui dire je t’aime / […] Et puis infiniment / Comme deux corps qui prient / Infiniment lentement / Ces deux corps se séparent / Et en se séparant / Ces deux corps se déchirent / Et je vous jure qu’ils crient… »), difficile en effet de résister à l’émotion générale, presque palpable.
Difficile… voire impossible, pour Clarika, Jamait puis Pierre Lapointe, lorsque Pierre-Marie Boccard est venu les présenter aux choristes. Car la surprise est grande pour ces trois-là, qui incarnent encore la relève, de se voir offrir par une telle assemblée, en guise d’accueil, une chanson de leur répertoire respectif ! Caresse-moi pour Jamait, Bien mérité pour Clarika et Deux par deux rassemblés pour notre « chanteur populaire québécois préféré » (ainsi se présentait-il lui-même l’été dernier dans une savoureuse chronique quotidienne sur France Inter).
Les larmes aux yeux, pour le moins, pour chacun des trois, soufflés, estomaqués. « Dire que j’avais à peine terminé cette chanson, se rappellera Jamait plus tard, quand je suis venu pour la première fois à ce festival, tout juste débutant, en 2000, et qu’elle est reprise aujourd’hui par un chœur gros comme ça, de presque mille belles personnes… Les lacrymales ont fait leur œuvre. »
Et les sanglots, presque, pour la jeune femme… Mettez-vous à leur place : « Cette petite chanson, écrite sur un coin de bureau, dans la solitude, qui s’envole et prend tout d’un coup une ampleur pareille, dira Clarika, quel coup au cœur ! » Pierre Lapointe, qui tout comme Jamait revendique Brel parmi ses références majeures (et qu’on attendait à Montréal à la cérémonie des « Félix », avec six ou sept nominations, dès le lendemain du festival !), le confirmait : « C’est quelque chose de très impressionnant, de très poignant. C’est la première fois que j’ai l’opportunité de chanter avec un chœur gigantesque, et c’est très troublant… Stressant aussi car il faut assumer quand tu es en avant. Tu as une locomotive derrière qui te presse… »
Pour la petite histoire, puisque Jamait a évoqué l’édition 2000, c’est cette année-là que fut organisée pour la première fois à Troyes une rencontre entre les choristes et l’artiste invité à partager la scène avec eux – les artistes en l’occurrence, car ils étaient deux : Francis Cabrel et Alain Souchon… et c’était votre serviteur* qui s’était chargé de l’animer. Si je me permets de l’évoquer, c’est que beaucoup de monde, sur place, m’en a reparlé comme d’un souvenir marquant, les deux compères s’étant montrés complices comme jamais, et aussi drôles (et pertinents) que disponibles. Quatorze ans déjà.
Entre ces répétitions, les trois représentations publiques et le filage préalable, j’ai eu l’impression d’être comme un choriste de plus intégré à cette belle aventure. Je n’émettrai par conséquent aucun jugement de valeur sur le concert lui-même, sinon pour dire que l’assistance lui fit chaque fois une ovation identique et relever cette remarque d’un professionnel : « Dommage que ça ne puisse pas tourner », à laquelle Clarika opposait ce sentiment : « C’est aussi la rareté qui fait la préciosité de la chose, que l’on soit tous en empathie… » Je préciserai simplement que les responsables musicaux et choraux avaient choisi, la plupart du temps, de se démarquer des interprétations et orchestrations bréliennes trop prégnantes, pour permettre au Grand Choral (soutenu par quatre excellents musiciens installés en haut de la scène : guitare, basse, claviers, accordéon, batterie) d’offrir une véritable recréation. Soit en solo, si j’ose dire (comme pour les trois chansons des artistes invités), soit pour accompagner Clarika (dans Vesoul et Les Flamandes), Jamait (Bruxelles et Ces gens-là) et Lapointe (Au suivant et Amsterdam), dans une astucieuse mise en scène justifiant le titre du spectacle : « Au suivant »… Le tout s’achevant en rappel sur une perle du dernier album du Grand Jacques, Voir un ami pleurer.
Marque de fabrique des Nuits de Champagne, le Grand Choral n’en constitue pour autant que la partie émergée de l’iceberg artistique, réparti dans cinq lieux de spectacles, tous situés dans un périmètre restreint et chacun répondant à des besoins différents. Plus grand que l’Espace Argence (où une ancienne chapelle annexe accueille les concerts de fin de soirée, réservés aux artistes et groupes émergents), mais plus convivial qu’un Zénith, le Cube est plutôt destiné aux spectacles dits grand public.
Et puis, de part et d’autre d’Argence, à moins de dix minutes à pied l’un de l’autre (« c’est le triangle d’or du festival », sourit Pierre-Marie Boccard), s’élèvent deux beaux théâtres à l’italienne : le Théâtre de Champagne (mille places) et le Théâtre de la Madeleine (500).
Celui-ci héberge également, depuis la précédente édition, des rencontres littéraires : deux cette année avec mon ex(cellent)-confrère et obsédé textuel Patrice Delbourg, venu parler de son livre Les Funambules de la ritournelle (l’Archipel), où il fait la part belle aux « fantassins du verbe » et autres « manufacturiers de la chanson »… et votre serviteur pour L’aventure commence à l’aurore qui retrace le voyage au bout de la vie de Jacques Brel.
Organisées en collaboration avec la (superbe) librairie troyenne « Les Passeurs de texte » (qui pour l’occasion avait composé une fort belle vitrine d’ouvrages chansonniers), c’est son responsable, Jean-Luc Rio, qui les anime avec la ferveur d’un libraire exigeant, doublé, ce qui ne gâte rien, d’un amoureux de la chanson… et de Brel en particulier. Entre autres spectateurs et spectatrices de qualité, un certain Jean-Michel Boris qui ne manqua pas de contribuer au débat en évoquant ses souvenirs de la mort et de la mise en bière du Grand Jacques à l’hôpital de Bobigny…
Soirée débordante d’émotion, couronnée par le spectacle de Pierre Lapointe seul au piano, déclinant toutes les facettes de l’amour-amitié : « J’ai fait cet étrange rêve / Où nous étions tous deux / Auréolés de bonheur / Sous des centaines de soleils qui pleurent / La peau rapiécée par des fils / Sortant de nos talons d’Achille / […] J’ai fait cet étrange rêve / Où nous étions tous deux / Massacrés par l’allégresse / D’un lourd sentiment amoureux / À se marteler de questions / À se crier comme il fait bon / De rester là / De rester là… » C’est d’ailleurs le message que passera le chanteur à la fin du concert, après une belle reprise de C’est extra (Ferré), invitant le public à ne pas s’en aller, le temps d’enfiler sa « tenue de ville » et de revenir sur scène répondre à toutes les questions souhaitées, sur lui et sur le métier. Une façon intelligente de démythifier le star system (tout en coupant à la séance des autographes) et pour le public d’entrer dans les coulisses de la création.
Pour ma part, thématique aidant, le festival m’avait aimablement concocté une rencontre informelle avec les choristes, en vue de leur proposer un condensé de ma conférence sur la fabuleuse histoire du Grand Jacques aux Marquises. À la condition toutefois de prendre le risque de m’approprier l’un de leurs rares moments de détente, sous un chapiteau voisin du gymnase où avaient lieu les répétitions. Première contrainte : trois quarts d’heure maxi pour une heure trente (minimum) d’habitude. Second souci : le chapiteau en question est un espace où les choristes viennent souffler un peu, le temps d’échanger leurs impressions autour d’une boisson ou d’une collation. Je dois à la vérité de dire que je n’en menais pas large avant cette rencontre, formalisée simplement par une cinquantaine de chaises face à une scène improvisée, avec sono, écran et vidéoprojecteur…
Mais riche expérience a posteriori, qui m’a vraiment fait comprendre, en le ressentant physiquement, combien les artistes du supposé âge d’or de la chanson française avaient du mérite, quand ils se produisaient devant un parterre de dîneurs hâbleurs, souvent indifférents au chanteur. Chance des inconscients ou miracle brélien, toujours est-il que dix minutes après le début des hostilités dans un va-et-vient on ne peut plus bruyant, l’assistance se comptait, debout et attentive, en centaines de personnes… Tout le reste du festival, on n’a pas arrêté de me remercier pour ce moment, comme aurait dit une certaine Valérie. « C’était un peu, a commenté gentiment une choriste sur Internet, comme la cerise inattendue sur le gâteau du Grand Choral… » Un peu aussi ma façon à moi de remercier celui-ci de m’avoir ouvert la porte des répétitions.
Autre bonheur personnel, nourri d’émotion, encore (oh oui, quelles Nuits !) : des « retrouvailles » tout au long de cette édition bien nommée avec d’anciens lecteurs de Paroles et Musique et/ou de Chorus qui m’ont fait l’amitié de se présenter, non sans hésitation parfois – la faute à une forme de respect (le « privilège » de l’âge sans doute !) voire à la crainte de me « déranger » alors que rien n’est pire que l’indifférence sinon l’absence –, et surtout de souligner combien Chorus en particulier, cinq ans après sa disparition, leur manque encore. Jean-Jacques Goldman (qui lui a montré plus d’une fois son attachement) en aurait fait une chanson : « Tu manques, si tu savais / Tu manques tant / Plus que je ne l’aurais supposé… » À mon tour de saluer ici certains d’entre eux qui ont bien voulu se nommer (beaucoup d’autres se sont signalés sans décliner leur identité) : merci à Claire, à Didier, Éric, Frantz, Jean-Luc, Jean-Pierre, Micheline, Nora, Philippe, Soizick, merci à Valérie… et à la revoyure, j’espère, on the road again, comme l’a chanté Lavilliers lors de ces Nuits.
Au-delà de son hommage au Grand Jacques, cette vingt-septième édition (du 19 au 25 octobre) proposait en effet une affiche plus riche que jamais : l’avant-première du Soldat Rose 2 avec Thomas Dutronc, Nolwenn Leroy, Tété, Isabelle Nanty, Ours et Pierre Souchon, Helena Noguerra, Élodie Frégé, etc., et la participation exceptionnelle de Francis Cabrel ; le spectacle concept autour d’Allain Leprest, Où vont les chevaux quand ils dorment ? (créé en avant-première à Montauban 2013) avec Romain Didier, Jean Guidoni et Jamait ; les concerts de Julien Doré, Bernard Lavilliers, Florent Marchet, Renan Luce, Oldelaf, Yodelice, Maxime Le Forestier (« Brel, je ne l’ai rencontré qu’une fois. J’avais 16 ans, je lui ai serré la main. C’était au casino du Val André, dans les Côtes-d’Armor… Je l’ai revu deux autres fois dans L’Homme de la Mancha, à Paris »)… et une bonne vingtaine d’autres, dont les concerts « solo » de Clarika, de Jamait et de Pierre Lapointe, qui ne cessent de grandir en qualité et en profondeur de chant.
De Zaz aussi, « Découverte » en 2010 du festival Alors… Chante ! de Montauban, et devenue depuis, avec son naturel et l’originalité de son timbre gouailleur, le chantre par excellence de ces Petits riens qui font la différence entre une vie de tiédeur (« Revoilà l’inutile… » chantait Brel) et une autre d’ardeur (« Cela ne s’éteint pas, écrivait Aragon mis en musique par Hélène Martin ; je suis là qui brûle… »), mais surtout l’interprète de proue de la chanson française à travers le monde. Et de Lavilliers, donc, et puis de Maxime Le Forestier qui, l’un au Cube et l’autre à l’Espace Argence, ont offert des prestations dignes de leurs meilleurs crus – ce qui n’est pas peu dire quand il s’agit d’artistes avec autant de bouteille ! Dignes aussi de la complicité qui les unit à ce festival depuis qu’ils ont chanté avec le Grand Choral : Nanard invitant des choristes à le rejoindre sur scène ; Maxime revenant exceptionnellement en dernier rappel, non pas avec un Brassens de plus, mais avec une version magnifique du Plat Pays…
Superbe spectacle que celui-ci, l’un des derniers d’une tournée commencée il y a près d’un an et demi (elle s’achève en décembre), peu après son Grand Choral de Troyes : « Je me sens chez moi ici, nous expliquera Maxime, parce qu’ici on a affaire à des goûteurs de chansons. » La preuve, la reprise en chœur (dans la salle, cette fois) de nombre de chansons de son concert, « pas stressant », assis et acoustique, mais ô combien millimétré et fusionnel. La simple histoire d’un P’tit Air contagieux… et qui dit, l’air de rien, la primauté de la chanson : « On laisse des traces ou des séquelles / Des peintures ou des monuments / Les statues tombent forcément / Gravitation universelle / Alors qu’un air qui se faufile / De lèvre en lèvre et qui survit / Ça peut nous faire un paradis… »
Que dire encore ? Parler de l’omniprésence généreuse de Jamait dans cette édition : avec son propre récital, ses participations au Grand Choral et au spectacle Leprest, un mini-concert Brel dans un café de Troyes archicomble – car il existe aussi un festival off dans les bars du centre ville – et même un tour de chant spécial à la Maison d’Arrêt… Sans parler d’une séance de dédicaces à la Fnac ! Et pendant l’un des repas que nous avons partagés (en compagnie notamment de Maxime Le Forestier, Clarika, Pierre Lapointe, Guidoni, etc., car les Nuits de Champagne offrent également aux professionnels cette belle convivialité), Yves trouvait encore le moyen de nous interpréter du Tachan, étant à quelques jours seulement de créer à Dijon son « Jamait chante Tachan », en présence de l’intéressé (qui, lui, a totalement renoncé à la scène). Étonnant, insatiable et attachant Jamait dont le grain de voix, rarissime dans la chanson française, n’est pas sans évoquer celui de Tom Waits ou de Vladimir Vissotski.
Et puis, et ce sera mon dernier mot pour qui penserait qu’une telle édition, célébrant un artiste disparu, s’adresse à un public plus âgé que la moyenne : non seulement c’est faux car Brel touche toutes les générations (y compris les ados amateurs de « musiques actuelles », on l’a vu ici avec des spécialistes qui l’ont revisité en version électro !), mais il existe en outre à Troyes une manière de second Grand Choral, réservé aux enfants, qui s’appelle le Chœur de l’Aube et réunit 700 collégiens-chanteurs. C’est lui qui ouvre chaque année le festival dans l’enthousiasme partagé et qui, cette fois (c’était le dimanche 19 octobre en matinée et en soirée), s’est littéralement « éclaté » à chanter du Brel à l’unisson… Les collégiens (qui ne risquent pas de demander à l’avenir à quelle heure arrive le chanteur Jacques Brel…) mais aussi les spectateurs (plus de 1500 dont une majorité de jeunes parents) puisqu’il s’agit toujours d’un spectacle interactif.
De L’Aube à l’unisson au Grand Choral qui impliquent si activement les amateurs de chanson au sens noble du terme (« C’est fantastique, m’a dit Jamait, admiratif ; nous, on nous paye pour chanter, mais eux, les choristes, qui viennent de partout à leurs frais et prennent sur leurs congés, ils payent pour le plaisir de chanter ! »), en passant par les artistes émergents, les fers de lance de la relève et les figures de proue de la chanson francophone, ce festival, ça n’est rien que du bonheur… Et la garantie, comme la promesse de l’aube, qu’il existera toujours des lendemains et, donc, d’autres Nuits qui chantent.
*J'avais réalisé plusieurs tables rondes exclusives pour Chorus avec Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman, Yves Simon et Alain Souchon de concert (qui donneraient lieu au beau-livre Les Chansonniers de la table ronde), et Pierre-Marie Boccard m’avait demandé si j’accepterais de rééditer une telle rencontre en public avec Alain et Francis…
NB. Contact du festival : Pierre-Marie Boccard, directeur général, ou Sandrine Beltramelli, directrice artistique, BP 60155, 3 rue Vieille Rome, 10000 Troyes (tél. tél. 03 25 72 11 65, site Internet) ; merci à L’Est Éclair-Libération Champagne qui a publié le 15 octobre un bel hors série gratuit de 12 pages intitulé « Une semaine avec Brel », d’où sont tirés certains propos repris ici.