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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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2 novembre 2014 7 02 /11 /novembre /2014 19:40

L’Allain, l’Italien, le Bertin et le Danzin…

 

Je suis là… De plus en plus silencieux, peut-être, mais je reste là. À l’écoute. De vos mots, de vos chants, de vos créations. Veiller : c’est d’autant plus important dans une société dont la déliquescence politico-économique étouffe l’humain, tout en alimentant les sentiments les plus radicaux et vils, de haine et d’exclusion, de médiocrité et de formatage, au détriment des valeurs les plus élémentaires de solidarité, de diversité et de partage. « Il y a beaucoup de morts dans le journal d’hier / Et beaucoup de misère, mais partout / Beaucoup de gens qui restent indifférents / Le lendemain tout semble déjà moins grave… » J’ai souvent envie de ruer dans les brancards, de me lancer dans de tonitruantes diatribes, mais à quoi bon si c’est sans effet aucun ? Il faudrait posséder la folie qui accompagnait le chevalier à la triste figure, mais n’est pas l’Homme de la Mancha qui veut. Alors il reste l’art, le refuge suprême pour s’abriter des moulins à vent… à défaut de pouvoir les vaincre. 
  

 

C’est en tout cas ce qui me tient « éveillé » et me nourrit. Oui, je suis là ; toujours à l’affût du beau et du prometteur, insatiable amateur de découvertes. Seulement, « tout va un peu plus vite », dit la chanson, et il faut faire des choix. Délaisser un peu le blog pour écrire un nouveau livre, par exemple, et vivre aussi dans la vraie vie, pas seulement sur la toile… « Car il est plus que temps aujourd’hui de vivre / De repousser la porte que quelqu’un ferme sur nous / Inéluctablement. »

On continue (gentiment) de m’écrire pour regretter la « périodicité » actuelle de ce blog, bien inférieure à ce qu’elle était dans les trois premières années de son existence, quand j’essayais à moi seul de continuer à faire chorus avec l’actualité du disque, du livre et de la scène. J’ai déjà répondu, ici même, à ce genre de de courriels : outre le fait que je reste relativement actif sur le groupe « social » lié à ce blog (grâce à la simplicité et à la rapidité de son fonctionnement technique), CouvLeprestj’ai préféré décrocher de la création immédiate pour porter avant tout témoignage de choses vues et vécues seulement par moi-même. Certes pas par narcissime, mais bien par souci de faire œuvre utile (et non redondante avec tout ce qui existe déjà) en livrant des informations inédites (cf. Jacques Brel, Cali, Frédéric Dard, Leny Escudero, Jean Ferrat, Léo Ferré, Jean-Louis Foulquier, Paco Ibañez, Allain Leprest, Georges Moustaki, Claude Nougaro, Marc Robine, Pierre Rapsat, Luc Romann, Anne Sylvestre, etc.).

Je n’en garde pas moins les yeux et les oreilles grands ouverts sur la scène actuelle et les funambules de la ritournelle, comme les appelle mon excellent confrère Patrice Delbourg. Sans trop me soucier « des rimes et des rythmes », comme le chante le poète ; sans hiérarchie ni obligation aucune, veux-je dire. Ensuite, qui m’aime me suive… ou pas. Ici, c’est toujours et seulement si ça vous chante.

Aujourd’hui, je viens d’abord vous recommander la lecture du livre de Marc Legras sur Allain Leprest, Dernier domicile connu, paru à l’Archipel. Marc Legras ? Voici ce que j’écrivais de lui à propos de son précédent livre sur Georges Moustaki : « Marc Legras a vécu deux existences journalistiques en parallèle : l’une de “responsable d’édition” des journaux télévisés de France Télévisions et l’autre de spécialiste de la chanson ; à la radio d’abord, avec ses propres émissions sur France Musique et France Culture, puis dans la presse à travers Paroles et Musique et Chorus, dont il fut un membre éminent de 1980 à 2009. » 

 

 

C’est le second « vrai » livre consacré à l’ami Allain (après celui du Suisse Thomas Sandoz, Je viens vous voir, publié en 2003), et celui qui devrait bénéficier à l’avenir du qualificatif « de référence ». Pourquoi ? D’abord, parce que décidé d’un commun accord avec l’artiste – à l’occasion d’une rencontre pour Chorus (n° 63, printemps 2008, photo ci-dessous) –, ce livre aurait dû être mené, jusqu’à son terme, à deux voix et à quatre mains… Et c’est la vie du génial auteur, hélas, qui s’est achevée avant terme, le 15 août 2011¸nous privant de nombreuses merveilles à venir et de cet ouvrage tel qu’il avait été conçu et arrêté. Ensuite, parce qu’après l’avoir interrompu, Marc Legras a choisi, heureusement, de le reprendre et de le retravailler différemment, tout en le saupoudrant de la mémoire de l’artiste, grande ouverte à l’auteur, et maintenant offerte en primeur à ses lecteurs.
 

Leprest-Legras.jpg 

Tout juste exprimerai-je le petit regret (qui ne change rien au fond du livre) que l’histoire, très étroite, d’Allain Leprest avec Paroles et Musique (dès 1982) qui organisa même une soirée exceptionnelle en 1985 (à l’Atelier à Spectacles de Vernouillet) pour le faire découvrir à ses lecteurs, puis avec Chorus (multiples articles jusqu’à son importante « chorusgraphie » en 2002 – le dossier le plus complet qui lui ait jamais été consacré jusque-là) n’ait pas forcément été restituée comme elle aurait pu l’être. Cela dit, j’imagine la difficulté voire la peine, le courage en un mot, qu’il a fallu à Marc pour reprendre ce livre, en l’absence de celui qui devait en être à la fois le sujet et le co-auteur. Et tout ce qu’il a pu lui coûter, en son for intérieur, pour le mener à bien en se mettant dès lors en quête des témoins des premières années de la vie et de la carrière d’Allain Leprest. Le résultat est là : tout est bon dans ce Dernier domicile connu, dont Marc Legras nous retrace lui-même, ci-dessous, les tenants et aboutissants. 
  

 

CouvReggianiSecond ouvrage chansonnier à recommander : celui retraçant l’histoire du Rital de la chanson française, qui fut fidèlement accompagnée, elle aussi, par Chorus et Paroles et Musique auparavant. Justement, c’est Daniel Pantchenko, qui l’avait rencontré à plusieurs reprises pour nos « Cahiers de la chanson », qui signe cette nouvelle biographie – après celles d’Aznavour (avec Marc Robine), de Ferrat et d’Anne Sylvestre –, à l’occasion des dix ans de la disparition, le 22 juillet 2004, de ce merveilleux interprète. De l’excellent travail, comme toujours, à l’image des dossiers que l’auteur écrivait pour Chorus (et notamment celui d’Allain Leprest, évoqué ci-dessus). Serge Reggiani, l’acteur de la chanson, chez Fayard (…où Chorus, tout se recoupe et tout s’enfuit… mais rien ne s’oublie, avait créé un beau « Département chanson »). 
  

 

J’évoquais Allain Leprest… C’est l’occasion de vous présenter quelqu’un de sa famille d’esprit. Pierre-Paul Danzin, 38 ans aujourd’hui, qui nous vient du Nord-Pas-de-Calais avec deux albums, Les Moineaux d’Égare et Charivari… dont trois chansons coécrites avec Allain Leprest – il n’y a pas de hasard ! À vous de faire la démarche de les découvrir. En attendant, en voici une autre, paroles et musique de Danzin, à laquelle je vous défie de résister, pour autant qu’un brin d’humanité vous accompagne (je dis ça pour ceux qui pourraient s’é…garer ici) : L’Antichambre… 
  

 

À part ça ? Quoi d’autre dans mon carnet du jour ? Deux festivals qui, chacun dans son style, demandent à être connus beaucoup plus largement que dans leur sphère régionale ; chacun avec sa propre spécificité qui ne les fait ressembler à aucun autre. Deux manifestations qui se sont déroulées dans la seconde quinzaine d’octobre et dont je vous parlerai plus en détail la prochaine fois : « Attention les feuilles ! » organisé dans l’agglomération d’Annecy, et « Les Nuits de Champagne », organisées à Troyes par l’association Chanson contemporaine avec un « Grand Choral » unique en son genre – l’édition 2014 était consacrée pour la première fois à un artiste disparu, mais dont l’œuvre reste dans toutes les mémoires… 
 


Voilà. La pendule d’argent qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, a beau nous attendre, pour le temps qui reste nous tenons la lampe allumée et nous repoussons de toutes nos forces le sommeil…

Dans le journal d’hier beaucoup de morts
Et puis partout beaucoup de gens indifférents
Nous sommes peu nombreux à veiller
Nous tenons la lampe allumée
Nous repoussons de toutes nos forces le sommeil
Et la lampe nous fait les yeux brillants
Nous tenons la lampe allumée
Nous ne vieillissons pas
 


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29 septembre 2014 1 29 /09 /septembre /2014 09:00

L’aventure continue… en édition de poche

 

On le sait, ça n’est pas un livre « de plus » sur le chanteur Jacques Brel, c’est le récit d’une aventure et le portrait d’un homme hors du commun, d’un « libertaire pacifiste » et altruiste qui a donné le meilleur de lui-même à l’écart des médias et des feux de la rampe. Ce qu’on ignore peut-être, c’est qu’il ne s’agit pas non plus d’un livre entre deux, d’une enquête comme une autre, mais le fruit d’une quête personnelle : commencée à l’aurore d’une vie essentiellement vouée à la défense et à l’illustration de la chanson, elle se poursuit aujourd’hui avec la sortie d’une édition en format poche, revue et complétée pour l’occasion. Explications de l’auteur, mots de lecteurs… et brouillon du chanteur – enregistré par lui-même à Atuona ! – d’une chanson majeure : attention, document exceptionnel d’un chef-d’œuvre en devenir !


« Merci pour votre ouvrage sur Jacques Brel aux Marquises. C’est intéressant, émouvant, passionnant, bouleversant. Nous avons beaucoup appris, ma fille et moi (c’est elle qui me l’a prêté) et nous en parlons avec émotion. Après sa lecture, que j’ai conseillée aux autres membres de ma famille, nous avons ressorti les disques et nous comprenons mieux le sens des paroles. Votre ouvrage est très bien écrit et se lit aisément. Quant à Atuona, on a l’impression d’y être… »

Depuis la parution de ce livre sur le voyage au bout de la vie de Jacques Brel, en septembre 2013, résultante d’un reportage en Polynésie effectué deux ans plus tôt, j’ai eu la chance d’obtenir nombre d’informations et documents complémentaires inédits. Au bonheur d’offrir pour la première fois cette histoire-là en partage, puis à celui de constater que ce qui nous a touchés si fort « là-bas », où sa voix « chante encore » (cf. la Lettre à Jacques Brel de Barbara), touche et continue de toucher pareillement les lecteurs (cf. le récent courriel ci-dessus signé Hélène T.), s’est ajoutée en effet la joie de poursuivre désormais le chemin avec les anciens amis du Grand Jacques ; ceux qui l’ont fréquenté durant ses trois dernières années, à Tahiti comme aux Marquises, à Hiva Oa, où la réalité a rejoint la chanson.
  

riviere-cheval 

Après coup, cet ouvrage a permis que les proches de Brel aux antipodes et moi-même devenions également très proches. Nous n’arrêtons plus de converser, d’échanger des idées et des souvenirs, de vérifier des informations, de les recouper et même d’échafauder des hypothèses sur ce qui aurait pu être le quotidien de « Jacbrel » (sobriquet phonétique sous lequel le connaissaient les Marquisiens, comme si c’était un patronyme en soi), une fois installé dans sa propre maison sur les hauteurs d’Atuona. Pourquoi ? Parce que chacun d’entre eux s’est déclaré heureux, ému même de retrouver, à sa lecture, l’homme extraordinaire qu’ils ont connu, qu’ils ont été très peu à connaître d’aussi près, dans la vérité des choses et non dans l’artifice du spectacle (bien qu’une même sincérité, dans son cas, l’ait toujours accompagné à la ville comme à la scène).

 Tout au long de ce périple sur les traces du Grand Jacques, pendant que je le vivais ou le retranscrivais, je me suis senti interpellé par de curieuses coïncidences : retrouvailles inattendues, passerelles improbables… Cerise sur le gâteau, voilà que l’un des principaux personnages de la saga brélienne aux Marquises se révèle être, par ricochets normands, un membre de ma famille d’alliance ! Il a fallu que notre séjour accouche d’un livre imprévu, non planifié – même pas envisagé – puis que celui-ci fasse naître un dialogue nourri, malgré douze heures de décalage horaire, pour que ce lointain cousinage nous saute aux yeux ! « Ce que nous appelons le hasard, disait Voltaire, n’est et ne peut être que la cause ignorée d’un effet connu… »

C’est une chance insigne d’avoir intégré ainsi le cercle restreint des amis du poète disparu ; voire d’être considéré comme un confident privilégié, s’agissant de Jacky le Polynésien : sur son (modeste) train de vie, ses paris (fous) d’aviateur, ses projets (altruistes) pour les Marquises… Alors, aujourd’hui, sans aller jusqu’à l’édition augmentée à laquelle j’aspire (qui devra attendre quelques années pour voir, peut-être, le jour), la version en format poche de L’aventure commence à l’aurore qui vient de sortir en librairie constitue déjà une édition revue et (légèrement) complétée. J’ai saisi cette opportunité offerte par mon éditeur pour, d’une part, corriger des imprécisions et confirmer grâce à de nouvelles sources ce qui semblait encore incertain, et d’autre part ajouter des infos, disséminées dans le corps du récit : des anecdotes éloquentes, des extraits de correspondances inédites et quelques faits nouveaux.

Brel-couv-poche-copie-1« Jacques serait fier de te lire », m’a écrit un grand chanteur français que j’estime beaucoup, lui aussi très discret et avare de sa présence dans les médias. Peut-être. On n’en sait rien. Ce que je sais, en revanche, et en toute certitude, c’est que rien ne sera jamais aussi fort pour moi que d’avoir pu marcher sur ses pas – ceux d’un « voyageur lointain » (Barbara) redevenu anonyme après avoir été « l’être le plus important qui soit dans la chanson » (Brassens), un homme révolté, indigné, provocateur à ses heures, débordant d’empathie, toujours positif et néanmoins désespéré (mais avec élégance) –, là où lui-même avait marché sur les pas de Gauguin…

 
De « Six pieds sous terre »
à « Jojo »

Dans le chapitre 16 de L’aventure commence à l’aurore, intitulé « Avec l’ami Jojo » (pp. 225-238 de l’édition originale et 259-274 de la version poche), je souligne l’importance de la « transpiration » chez Jacques Brel dans son processus d’écriture, une fois survenue l’« inspiration ». Pour ce faire, je me fonde sur la découverte, durant mon séjour en Polynésie, de brouillons inconnus de deux chansons du futur album. La ville s’endormait et Jojo. Mais attention, pas de simples manuscrits, des brouillons chantés et enregistrés sur un magnétophone à cassettes par Brel lui-même dans sa petite case d’Atuona, s’accompagnant à l’orgue…

Des moutures de chansons à naître, terriblement émouvantes, qui nous permettent de vérifier qu’il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. On savait bien que tel était le cas avec Jacques Brel. Lui-même n’a jamais cherché à nier, au contraire, le rôle et l’importance du travail dans le développement d’une œuvre. On était pourtant à cent lieues de se douter à quel point. Il aura fallu partir sur ses traces au bout du monde pour s’en rendre compte. Pour comprendre combien il avait besoin de remettre son ouvrage sur le métier. Des moutures mais surtout d’incroyables documents, pour ne pas dire davantage, enregistrés probablement dans les premières semaines de l’année 1977 (le disque serait mis en boîte à Paris en septembre-octobre suivants).

C’est le besoin de rendre hommage à son ami Georges Pasquier, alias Jojo, disparu le 1er septembre 1974, qui, deux ans plus tard, allait être le déclencheur de l’album. Mais aussi un frein, des mois durant, car Jacques tient absolument à terminer cette chanson avant de s’attaquer réellement à la suite. Entre septembre 76 et début 77, il va peiner, galérer, souffrir, sans parvenir à trouver le bon angle d’attaque. L’épreuve est extrêmement difficile à surmonter, à la hauteur du chagrin que lui a causé la mort de celui qui était sa conscience politique et son confident le plus proche.

Que dire de cette version enregistrée de façon artisanale, « brute de décoffrage », qui était alors, pour l’auteur-compositeur-interprète solitaire d’Atuona, un outil de travail indispensable ? À part le fait qu’il s’agit d’un document des plus extraordinaires, rescapé de cette époque (présenté ici sur des images d’archives où l’on découvre Jojo au fil des années, toujours aux côtés de Jacques, accompagné de Charley Marouani, Gérard Jouannest, François Rauber ou Jean-Michel Boris, mais aussi de Brel sillonnant le ciel des Marquises aux manettes de son… Jojo, puisque c’est ainsi qu’il baptisa son bimoteur), elle apparaît si éloignée de la merveille connue de tous qu’elle en devient un cas d’école brélien. Du chemin à tracer entre l’idée de départ et son point d’arrivée.

  

 

Anticipation de Jojo ; brouillon, esquisse, ébauche ou première mouture, Six pieds sous terre – c’est alors son titre provisoire – est tout cela et autre chose à la fois : presque une autre chanson. Même sa mélodie est embryonnaire. Si l’on s’efforce d’oublier celle qu’on a en mémoire pour se placer en auditeur du Grand Jacques pendant qu’il s’enregistre (vêtu d’un simple short et d’une chemisette entrouverte, il fait chaud et humide…), on se borne tout juste à la deviner, tant l’accompagnement semble monocorde et le tempo trop carré ; sans doute imposé par la boîte à rythmes de l’orgue qu’il a fait venir de Tahiti, par l’Aranui, la « goélette » qui mouille à Hiva Oa environ une fois par mois.

Qu’y a-t-il de commun en effet entre ce premier jet et la chanson qui sera enregistrée le 5 septembre 1977, trois ans quasiment jour pour jour après la mort de son grand ami ? Le refrain. Et encore, avec une variante de taille, car nulle part en ce début d’année 77, il n’est question nommément de Georges Pasquier dans ce texte : « Six pieds sous terre, il chante encore / Six pieds sous terre, il n’est pas mort… » La formidable trouvaille de l’auteur, encore lointaine, sera de s’adresser directement à Jojo et de le tutoyer d’un bout à l’autre de la chanson. Rien de tel lorsqu’il enregistre ce premier jet. Il se contente de l’évoquer à la troisième personne sans fournir d’indices probants sur l’identité de celle-ci.

On s’amusera à comparer les deux « versions », ou à lire dans le livre leur analyse comparative, mais d’ores et déjà ne cherchez pas dans Six pieds sous terre le sublime néologisme « Tu frères encore » en troisième reprise du refrain de Jojo. Jacques ne l’a pas encore inventé cinq mois après s’être attelé à ce premier titre. Ni d’ailleurs les fameux vers : « Nous savons tous les deux / Que le monde sommeille / Par manque d’imprudence. » La preuve de sa théorie sur l’accouchement d’une œuvre : 1% d’inspiration pour 99% de transpiration…
       

 

 

Autre constat, la qualité intacte de sa voix, qui vient battre en brèche les prétendues informations (ayant suivi la sortie de l’album en novembre 1977) selon lesquelles on l’aurait trafiquée en studio à Paris, en particulier pour l’éclaircir, pour supprimer son voile... « C’est des c…, tout ça », m’a confirmé tout récemment encore celui qui fut non seulement l’un de ses grands amis en Polynésie, Michel Gauthier, mais aussi l’un de ses deux pilotes instructeurs avec lesquels il allait revalider sa propre licence de vol : « Lui qui avait cru ne plus jamais pouvoir piloter à cause de son poumon en moins, ça ne l’empêchait pas non plus de chanter avec une puissance impressionnante ! » Pour la petite histoire, c’est à Michel Gauthier, le premier, que Jacques Brel fit écouter, un jour qu’il dînait chez lui à Atuona, toutes les chansons qu’il allait enregistrer à Paris. « Pas seulement celles de l’album, plein d’autres aussi, car il y avait de quoi faire deux disques… » 

 

Brel-Gauthier.jpg

 

La photo qui le montre ici avec Brel au pied du Jojo, les deux amis rayonnant de joie, fut prise un jour de 1977 après un premier atterrissage, ensemble, à Ua Pou, l’une des îles du groupe nord de l’archipel où la compagnie d’aviation régulière ne voulait pas se poser, du fait de l’extrême dangerosité de sa piste. Jacques y retournera ensuite chaque semaine pour apporter le courrier, un exploit à chaque fois ! « Avec la montagne en bout de piste, se souvient aujourd’hui l’octogénaire mais toujours fringant et jeune d’esprit Michel Gauthier, une fois qu’on avait décidé de poser, il ne fallait pas se louper, car il n’y avait pas d’échappatoire. Ce jour-là – c’était Jacques qui pilotait – j’étais extrêmement fier de mon élève… »
  

Un mort encore vivant

Nous voilà en automne 2014. Trente-six ans déjà que le Grand Jacques a mis les voiles. Mais le temps ne fait rien à l’affaire. Si son œuvre continue d’être présente dans la mémoire collective, sa philosophie de vie (et de mort), sa grande faculté d’empathie et de compassion (« J’ai mal aux autres… »), sa quête permanente de l’inaccessible étoile accompagnent également beaucoup d’entre nous. On me le dit, on me le confie, on me l’écrit régulièrement depuis un an. Avec parfois de jolies surprises. Ainsi, le 8 juillet dernier, quelques jours après nos retrouvailles avec Michel Gauthier, j’ai reçu ce courriel d’une lectrice du Roussillon, Monique M. :

 

galet

 
« J’ai eu l’occasion de me rendre trois fois à Hiva Oa, en 2001, 2010 et 2012. Le galet signé “Georges Brassens, de Sète”, dont vous parlez dans le livre (p. 332) et que vous avez pris dans la main, a été déposé par un ami et moi au pied de la tombe de Jacques Brel. Voici d’ailleurs une photo avec nos prénoms Monique et Noël sur la tranche… Merci pour tous ces souvenirs. Votre livre sur Brel aux Marquises est une merveille ! »

Je me revois, découvrant ce monticule de galets portant des petits mots, des signes d’amitié ou de reconnaissance à l’égard du Grand Jacques. Un message personnel, un simple « merci » voire un titre éloquent de chanson : Quand on n’a que l’amour, Vivre debout, On n’oublie rien… Des galets recueillis sur la grève d’Atuona par des « passants » venus de Tahiti ou de l’autre bout du monde qui ont voulu laisser une trace discrète. Parmi eux, le plus inattendu qui soit : « De Georges Brassens, Sète » ! Bien sûr, celui-ci ne s’est jamais rendu aux Marquises, mais Brel, qui avait décidé de bâtir une maison plus confortable dans le but d’y recevoir ses amis du Vieux Monde (tel Lino Ventura), n’avait sans doute pas abandonné l’idée de convaincre aussi Tonton Georges… Alors (merci Monique), vous imaginez mon émotion en découvrant sur place ce salut d’outre-tombe !

  

tombeFredgaletBrassens.jpg 

Là, à même le sol où repose Jacques Brel, à deux pas de l’endroit où dort Gauguin, écrivais-je en épilogue de mon récit, le galet de « Brassens » en main, l’instant est intense, unique. Et me revient en mémoire sa dernière bravade, comme un défi lancé à la Camarde (à moins que cela ne fût le chant ultime d’un poète qui voyait décidément plus loin que le commun des mortels ?) :

Je mords encore
À pleines dents
Je suis un mort
Encore vivant !

Un mort encore vivant. La formule était judicieuse, ainsi que me l’écrit Marc G. de Narbonne après l’une de mes conférences en pays catalan :

« Tout d’abord bravo et merci pour votre ouvrage sur Brel. C’est le chaînon manquant, la pièce qui termine le puzzle de la vie de cet artiste que nous sommes encore un très grand nombre à aimer. Le Grand Jacques est toujours vivant dans nos têtes et nos cœurs. Longtemps, longtemps, longtemps après, ses chansons courent toujours dans nos rues... J’ai vu, mais trop tard, que vous donniez une conférence dans les P.-O. non loin de chez moi. À quand une conférence à Narbonne ? Charles aimerait tant avoir des nouvelles de Jacques... Je passe plusieurs fois par semaine devant la maison de Trenet et j’ai toujours une petite pensée pour son ancien occupant mais également pour ses frères de chanson que sont Ferré, Brassens (qui dort non loin d’ici dans son cimetière marin) et bien sûr Jacques Brel. »

Des nouvelles de Jacques, cher Marc ? En voici, grâce à Joël C. qui m’écrivait ceci le 13 mai dernier :

« Je tiens, moi aussi, à vous remercier pour ce très beau livre, que j’ai acheté et lu dès sa sortie. Il est arrivé à pic : quelques semaines plus tôt, j’avais décidé de réserver un billet pour les Marquises. Voilà (très) longtemps que j’y pensais, mais ne savais pas comment m’y prendre. Maintenant, je sais : je pars le 4 juin et serai devant sa tombe le 12 juin au matin. Je rêverai alors à la cathédrale de Picardie ou de Flandre qui m’aura amené là. Votre livre m’accompagnera, je le relirai pendant le voyage. »
  

avion-hangar.jpg

Trois mois plus tard, en juillet, Joël venait au rapport :

« C’est fait, je reviens des Marquises. Quelle émotion devant sa tombe et dans le musée qui lui est consacré à Hiva Oa ! J’avais votre livre et j’y ai fait sécher une fleur du frangipanier qui pousse au-dessus de sa tombe. Il est généreux avec Jacques, le frangipanier : en permanence des fleurs se détachent pour fleurir sa tombe. Les Marquises sont magnifiques et les Marquisiens adorables, je comprends son attachement pour cette population hier plus isolée qu’aujourd’hui. Nous connaissions ses multiples talents, grâce à vous nous connaissons aussi son immense générosité qui sur place n’a fait que commencer à se déployer (avion, cinéma...). Dans tout ce qu’il a fait, il était hors normes et la dernière partie de sa vie, plus discrète, était à l’image de ce qu’il avait fait avant. J’espère qu’un jour pourra sortir une édition augmentée de votre ouvrage, que j’ai prêté à bord du navire qui m’emmenait à Hiva Oa et qui a été très apprécié… »

Et puis, cet été encore, pendant le séjour de Michel Gauthier, est arrivé ce courriel de Claire Sc. :

« Il y a quelque temps, poussée par la curiosité, j’ai soulevé la couverture de votre livre. Je ne suis pourtant pas “fan” de Jacques Brel ; non que je ne lui reconnaisse pas de talent, mais voilà... Une question de voix, peut-être, et à cela on ne peut rien... Mystérieuse alchimie qui produit la rencontre entre deux sensibilités, entre celui qui chante, celui qui l’écoute. Et puis il y a cette image, figée dans mon esprit : image noir et blanc, sur le petit écran de la télévision familiale d’un homme grimaçant et suant, scandant Ne me quitte pas... Cette représentation reste pour moi associée à Jacques Brel, c’est bien pauvre, j’en conviens et bien sûr c’est trop résumer un homme, un artiste, surtout que ni un homme ni un artiste ne se résument. J’aurais pu en rester là, mais heureusement, muée par la curiosité, je vous ai suivi dans votre périple, à la rencontre de Brel.  

 

 

» J’aime les histoires, et celle que vous me contez – dans un récit parfois suspendu, interrompu au rythme de vos pérégrinations, des rencontres, il y a tant de choses à dire... – m’a captivée. Moi-même j’ai interrompu ma lecture, écouté quelques titres, relu quelques textes, repris ma lecture. En vous lisant, j’ai découvert un artiste, mais surtout un homme, j’ai souri, je me suis étonnée et j’ai ri aussi, je me suis laissé porter, peu à peu j'ai lâché mes a priori. J’ai découvert un homme attendrissant, touchant, drôle, généreux, “multiple”, un homme dans la vie.

» Finalement, paradoxalement, lorsque s’achève le livre, j’ai le sentiment que... c’est un peu court ; je serais bien restée encore un peu, en la compagnie amicale de Jacques ! Qu’importe, j’ai envie maintenant de poursuivre le voyage, d’en savoir plus sur lui. Merci : il n’y a pas meilleure façon pour découvrir une personne que de saisir la main tendue de quelqu’un qui l’aime. »

J’ai imprimé ce message et l’ai montré à Michel Gauthier, dont certains moments vécus avec Jacques Brel font partie des plus intenses de toute sa vie (pourtant remplie d’aventures aériennes hors du commun, dignes de l’Aéropostale, qui l’ont mené de l’inextricable forêt d’Afrique équatoriale à l’horizon infini du Pacifique). Il a esquissé un sourire d’acquiescement et a dit : « C’est la plus belle justification de ton livre, le plus beau compliment que tu pouvais espérer : faire tomber les a priori et donner à aimer quelqu’un qui, au mieux, t’indifférait jusque-là... Ça “lui” aurait plu de lire ça. »
  

Fred-Gauthier.jpg

Coïncidence, je venais d’achever un ouvrage du génie de la relativité, Albert Einstein, qui ne craignait pas de se montrer absolu en écrivant ceci : « Quand nous aimons, nous existons dans le monde. C’est la seule chose qui donne un sens à notre vie. » CQFD ?

Plus haut, à son retour d’Hiva Oa, Joël C. évoquait le « musée Jacques-Brel ». Justement, Serge Lecordier, l’homme auquel on doit cet espace et surtout la rénovation du Jojo, qui l’abrite aujourd’hui, dont le premier contact avec Brel fut tout près d’être fracassant (leurs deux 4x4 faillirent se télescoper à proximité du terrain d’aviation), venait de m’adresser ce clin d’œil amical : « Sache, cher Fred, qu’un écrivain suisse (Blaise Hofmann) m’a offert un nouvel exemplaire de ton livre. L’ayant en double, j’en ai profité pour l’offrir à mon tour, hier soir, à un ami yachtman de passage à Hiva Oa. Tu vas donc naviguer dans le Pacifique... »

J’imagine le bateau levant l’ancre à l’aube claire, dans la baie de Tahauku, sous la pluie traversière, et le Grand Jacques, en pensée, quelque part à son bord… Lui qui, toutes voiles dehors, avait traversé le Pacifique pour retrouver ici l’anonymat le plus total. Là où il ne serait plus une idole, encore moins un dieu, mais mieux, tellement mieux qu’un dieu : un Homme. Là où il atteindrait sans le savoir son inaccessible étoile. Là ? Un archipel au large de tout que ses premiers habitants appelèrent « la Terre des Hommes »… Vous savez quoi ? L’aventure recommence à l’aurore !

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LE LIVRE : Jacques Brel, l’aventure commence à l’aurore, édition revue et complétée, Archipoche éditions, 456 pages (+ cahier photos de 8 pages). À noter que l’édition originale grand format (qui ne sera pas réimprimée) reste disponible jusqu’à épuisement des stocks en librairie (ou par correspondance auprès de l’auteur). Pour rappel, on peut écouter la bande-son des chansons citées dans le livre (plus d’une centaine) en cliquant ICI

DES RENCONTRES-DÉBATS autour du livre (entrée libre) : samedi 18 octobre à la bibliothèque de Poisy (74), à 11 h, dans le cadre du festival « Attention les feuilles ! » ; jeudi 23 octobre à 18 h au Théâtre de la Madeleine, dans le cadre du festival « Nuits de Champagne » (dédié cette année au répertoire de Jacques Brel, chanté par Clarika, Jamait et Pierre Lapointe avec un Grand Choral de 850 membres). Pour mémoire, je propose aussi une conférence spécifique sur « la fabuleuse histoire du Grand Jacques aux Marquises ».

 

 

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8 septembre 2014 1 08 /09 /septembre /2014 23:03

Je me souviens du 9/09... et du reste

 

Aujourd’hui même, Claude Nougaro aurait 85 ans. Né la même année que le Grand Jacques (qui disait de lui à Tahiti : « Nougaro ? C’est le meilleur d’entre nous ! »), il a vécu toute sa vie sous le signe du 9, ou plutôt du neuf, du nouveau, du renouveau. Véritable phénix de la chanson française, ce natif du 9/09/1929 s’est appliqué comme nul autre à renaître de ses cendres pour repartir toujours de plus belle. Une fois sa formule musicale du moment arrivée à son apogée, alors qu’il aurait pu prolonger son succès longtemps encore, il préférait tourner la page et s’attaquer à un nouveau défi – quitte à passer sans transition d’une formation rock explosive au simple piano-voix de ses débuts au Lapin Agile* ou à la fanfare de L’Enfant-phare de Paziols. L’artiste avait besoin de se remettre sans cesse en danger pour se sentir exister. C’est ce qu’il me confia, entre autres, le jour de ses 55 ans – le 9/09/1984 – où il avait tenu à m’inviter chez lui pour travailler à son premier dossier de Paroles et Musique…  

 

  

Il tournait alors avec Maurice Vander au piano, Pierre Michelot à la contrebasse et Bernard Lubat (en alternance avec Philippe Combelle ou Francis Lassus) à la batterie : « Nougaro Trio », une formule acoustique dans laquelle il se sentait particulièrement à l’aise et avec laquelle il pouvait donner le meilleur de lui-même. Je le vérifierai deux ans plus tard d’une manière on ne peut plus privilégiée en étant, ma chère et tendre et moi, les seuls journalistes à le suivre durant sa tournée d’un mois en Afrique noire. Capable de modifier son concert non seulement d’un soir ou d’un pays à l’autre mais aussi le soir même, pour mieux s’adapter au public local, Claude s’investirait comme jamais (ou encore plus que d’habitude) dans cette tournée exceptionnelle à bien des titres, pour se mettre en règle avec l’Afrique rêvée de son enfance toulousaine. Une tournée-charnière** intervenant juste après le non-renouvellement de son contrat par le label Barclay et au cours de laquelle se déciderait la suite de sa carrière, avec son départ annoncé pour New York d’où il reviendrait, six mois plus tard, avec son plus gros succès discographique…
  

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Juste pour le plaisir du partage, flash-back sur le premier concert de Claude Nougaro en terre ouest-africaine. Nous sommes à Brazzaville. La salle (du centre culturel français dirigé par Bernard Baños-Robles) est comble et surchauffée : et « comme on ne présente pas plus Nougaro qu’on ne présentait Brel ou Brassens », c’est sans autre introduction que débute le spectacle du Toulousain. Qu’il est loin son pays, ce soir-là, qu’il est loin… et pourtant qu’il devient proche lorsque, d’emblée, sa voix s’élève pour incarner la ville rose, le canal du Midi et la brique rouge des Minimes… Maurice Vander égrène les premières notes au piano, bientôt suivi de la basse de Pierre Michelot puis de la batterie, légère, du petit lutin Francis Lassus.  

 

 

Le ton est donné, le rythme infernal, les titres se succédant sans interruption ou presque – à la Brel ! Le Jazz et la Java, L’Amour sorcier, Sa majesté le Jazz, Sing Sing Song, Quatre boules de cuir, À bout de souffle, Le Rouge et le Noir… Acclamations du public noir chauffé à blanc, puis cueilli à froid par l’émotion quand Nougaro s’interrompt, au milieu de son tour, pour présenter L’Accordéoniste, les doigts de Vander seuls pour accompagner son souffle vital : « Il y a trois racines à mon arbre généalogique : la première, c’est mon père qui était un grand chanteur d’opéra, de bel canto ; la deuxième, c’est la voix de Louis Armstrong, le jazz ; et la troisième, c’est la chanson française incarnée par Édith Piaf… » Justement, après Piaf, Claude entonne Armstrong ! C’est du délire dans la salle : « Je ne suis pas noir / Je suis blanc de peau / Quand on veut chanter l’espoir / Quel manque de pot… »  

 

  
Longtemps, longtemps après, Claude reviendra pour un rappel ultime interpréter
Prométhée, un masque africain sur le visage. La salle est portée au point d’incandescence, au propre (pas de climatisation) comme au figuré, saisie, captivée, subjuguée par le rythme, la danse, les mots, la voix et les sons de ce diable d’homme. Et le ministre congolais de la Culture de répéter à qui veut bien l’entendre, dans ce tohu-bohu de plaisir indescriptible, que « c’est de loin le meilleur spectacle français qu’on ait jamais vu à Brazza ! ». Trois semaines suivront à ce rythme au cours d’une tournée étincelante, produisant des résultats surprenants, des rencontres inattendues et des spectacles hors du commun – même pour un artiste habité par le souci de donner toujours le meilleur de lui-même.

 

  

C’était le 20 octobre 1986. Mais déjà, en mars 1984, ce précurseur de la musique africaine dans la chanson française (L’Amour sorcier en 1966, Locomotive d’or en 1973…) avait atterri dans la Corne de l’Afrique, avant de faire un saut dans l’océan Indien. J’ai peu ou prou raconté l’histoire de cette première tournée qui a fait de notre ami Baños-Robles (futur directeur du CCF de Brazzaville en 86…) et de nous-mêmes des instruments du destin en permettant indirectement à Claude Nougaro de rencontrer à la Réunion celle qui deviendrait « la femme de [sa] mort » – ainsi qu’il me le confierait en octobre 1986 au cœur d’une étouffante mais émouvante et inoubliable nuit congolaise.

Il aurait suffi en effet, qu’à la demande de « BBR » qui cherchait « un grand artiste français, au cachet modeste et qui voyage léger » (la quadrature du cercle !) pour convaincre ses collègues de Maurice et de la Réunion de monter un réseau régional de diffusion, que nous lui recommandions n’importe quel autre chanteur… et cette rencontre décisive entre Hélène (alors kiné à Saint-Denis de la Réunion) et Claude (qui avait le dos bloqué à la veille de son spectacle…) n’aurait jamais eu lieu***. « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », disait le poète…

Mais voilà, lorsque Bernard nous passa ce coup de fil de Djibouti, à l’automne 1983, il se trouvait que l’auteur d’Armé d’amour venait de nous annoncer qu’il répétait chez lui, dans son grand atelier de l’avenue Junot à Montmartre, avec le futur Nougaro Trio. Et c’est son nom, dans l’instant, sans aucune hésitation, qui s’imposa à moi. J’appelai ensuite l’intéressé pour lui faire part de cette proposition et lui parler de Djibouti, où j’avais vécu (et sympathisé avec BBR) à la fin des années 70, puis, son accord de principe obtenu, je contactai son agent pour établir les liens nécessaires.
  

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Moins d’un an après, je me retrouvai chez lui pour mettre en boîte la longue interview dont nous avions besoin pour lui consacrer un premier dossier dans « le mensuel de la chanson vivante ». Claude avait lui-même choisi la date : ce serait le jour de ses 55 ans, un dimanche ; ni la veille (où d’ailleurs il se produisit triomphalement devant plus de cent mille personnes à la Fête de l’Huma) ni le lendemain, mais le 09/09 ! Témoin de notre rencontre : le regretté photographe Jean-Pierre Leloir (celui d’ « une célèbre affiche » avec Brel, Brassens et Ferré) qui nous faisait alors l’amitié (et l’honneur) de collaborer avec nous. Une autre personne, une seule, était présente, discrètement, comme en coulisses : une certaine Hélène rentrée de la Réunion au printemps précédent, qui deviendrait son épouse dix ans plus tard et passerait avec lui les vingt dernières années de sa vie. Histoire d’un coup de foudre et d’un amour au long cours…  

 

 

Claude ne me l’avoua pas explicitement, mais je suis convaincu qu’en m’invitant précisément ce jour-là – joli privilège –, il exprimait implicitement sa reconnaissance pour avoir été en quelque sorte l’un des deux « deus ex machina » de sa rencontre avec Hélène. D’ailleurs, après le « travail » (arrosé au champagne) qui dura tout l’après-midi, Claude fouilla dans ses affaires pour me confier un manuscrit inédit en me priant de bien vouloir le publier dans « son » dossier (Paroles et Musique n° 44, novembre 1984). Pensez si j’avais besoin de me faire prier pour un inédit de Claude Nougaro !

Cet inédit, c’était le poème que Claude avait dédié à Hélène, avant qu’elle ne quitte la Réunion puis Toulouse pour le rejoindre définitivement à Paris. Une « Lettre à Hélène » dans laquelle il se languissait de la retrouver et qui, sous le titre définitif Réunion, donnerait lieu dans son dernier album chez Barclay, l’année suivante, à la tendre chanson que l’on sait. « Dans les lignes de mon avenir / Ta main est écrite dans la mienne / Sans toi c’est un exil, une île Sainte-Hélène / Ô ma lointaine longue à venir / Invente-moi encore une île mauricienne / Une Réunion pour nous unir… »  

 

  
Quoi d’étonnant alors que, trente ans plus tard – en cette année 2014 marquant les dix ans de sa disparition – je me sois retrouvé pour parler de lui, de l’homme et de l’artiste, à Paziols, ce village des Hautes Corbières où avec Hélène il avait élu domicile, chaque été, depuis 1994 ? Une petite bâtisse presque attenante à l’église au « clocher mexicain », perchée sur un roc qui domine un paysage magnifique, à perte de vue, avec le Verdouble coulant en contrebas et un château cathare à l’horizon.  

 

  

C’était juste en face d’une jolie maison aux volets bleus faisant office de restaurant et de café-théâtre à la fois. Le Merle Bleu. Les murs de celui-ci sont encore imprégnés de la présence du Petit Taureau qui aimait à y inviter ses amis artistes de passage : Marti, Leprest, Vander, Gougaud, Cujious, Jehan, Vassiliu…
  

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La maîtresse des lieux, Jacqueline Delpey, organisait cet été avec la municipalité de Paziols un hommage vibrant à son hôte le plus célèbre (qui lui avait d’ailleurs dédié une « fable » – voir ci-dessous). Concerts des chansons de son répertoire (notamment avec La Rouquiquinante), exposition de poèmes et de dessins inédits à la salle des fêtes, projection d’un court métrage du spectacle que le chanteur avait offert ici même aux habitants pour les remercier de leur accueil… et finalement, le samedi 30 août au Merle Bleu, petite causerie de votre serviteur.
  

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Surprise pour les amis et admirateurs de Claude, des curieux aussi, avides d’en savoir plus sur lui : prolongée jusqu’à plus soif et plus faim (tapas et sangria à volonté !), cette rencontre aussi informelle que conviviale allait bénéficier de la présence rare d’un certain Bernard Baños-Robles… L’occasion de reconstituer symboliquement notre duo de « la campagne d’Afrique » comme disait le « Nègre grec », incarnation même du mot qui chante et qui danse.
  

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Trente ans après la rencontre de l’artiste avec sa muse, à laquelle il ne consacrera pas moins de quatre chansons : Réunion en 1985, Kiné en 1989, L’Irlandaise en 1993 et L’Île Hélène en 2000 – si ça n’est pas de l’amour sourcier, ça, rien ne le sera jamais ! Trente ans après… et à deux pas de leur maison d’été, sur la place Claude-Nougaro de Paziols… Voulez-vous que je vous dise ? Ce soir-là, sans parler de l’émotion, l’âme du cantor cathare – celui qui, en ces lieux de soleil et de tramontane, écrivit la plupart des chansons de son album L’Enfant-phare – était attablée à nos côtés. 

(Photos de Bernard Baños-Robles et Mauricette Hidalgo)

 

 
*C’est au Lapin Agile que Nougaro choisira recevoir le 23 mars 1998 la médaille d’officier de l'ordre national du Mérite (cf. le document audio-vidéo ci-dessus). **J’ai publié le reportage de cette tournée dans le n° 66 de Paroles et Musique (janvier 1987), repris (sans les illustrations) dans mon livre Putain de chanson (1991). ***On lira le détail de cette rencontre, sous forme d’un entretien entre Hélène Nougaro et moi-même dans le n° 68 de Chorus (été 2009). 


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