« La somme du pollen dont on s’est nourri… »
Cher Fred Hidalgo,
Depuis la lecture de mon premier Paroles et Musique en 1986 (un numéro consacré à Gérard Manset), jusqu’à maintenant, vos publications m’ont accompagné, très régulièrement. Le vrai début date de l’automne 1992, lorsqu’un ami me présenta le premier numéro de Chorus. Aussitôt, je m’abonnai, jusqu’à la mauvaise nouvelle de l’été 2009. Depuis, je consulte votre blog « Si ça vous chante », dont la première mise en ligne, au mois de novembre suivant, reste un souvenir émouvant. Après avoir profité, toutes ces années durant, des découvertes, éclairages, coups de cœur que vous-même et vos collaborateurs m’avez offerts, le moment est venu de vous dire, au moins, la place prise par la chanson dans mon existence, la richesse de ce que vous m’avez transmis et, peut-être, comment s’est formée pour moi « la somme du pollen dont on s’est nourri ».
Il y eut un avant Paroles et Musique, un avant Chorus. Dès ma plus tendre jeunesse, la chanson fut un magnifique moyen de me lier au monde. Mes parents chantaient en duo, aux fins des repas, des choses sentimentales qui bouleversaient l’auditoire. Mon père était capable de passer – seul – d’un chant révolutionnaire aux couplets les plus corsés d’un corps de garde ; la voix de ma mère prenait un volume particulier tous les dimanches à l’église. Pris par le naturel de leurs expressions, mêlant parfois ma voix aux leurs, je découvris, à mon tour, que je chantais juste. De cette époque, j’ai gardé le sentiment que chanter devant les autres est une forme d’engagement, de mise au jour de ses tréfonds, tant la voix en est l’expression.
À l’occasion d’un festival des arts amateurs, qui se tient chaque premier dimanche de juin dans le village de Oiron (Deux-Sèvres), j’ai entendu en famille un chœur d’adultes handicapés qui reprenait des bluettes des années soixante-dix (Claude François, Joe Dassin…). Ils chantaient faux, ne respectaient vraiment pas la mesure, mais étaient tellement heureux d’être là, sur scène, devant un public, qu’ils firent un tabac. Nous étions nous-mêmes heureux de les voir ainsi, grâce à la chanson. Celle-ci avait, en quelques instants, transformé en chaleureuse attention le regard porté d’ordinaire sur eux.
La chanson m’a pris tout jeune, dans la vie simple de mon entourage. Les livres étaient peu nombreux à la maison, mais il y avait un tourne-disque fabriqué par mon père, sur lequel j’entendis Piaf et La Foule, Montand et ses chansons populaires de France, Ferrat qui chantait Aragon. Également, le poste de radio, installé au-dessus du buffet de la cuisine, fit l’effet d’une corne d’abondance, par l’Auvergnat, Paris s’éveille, Toute la musique que j’aime…
Aux dons des adultes – notamment cet ami de mes parents qui me fit découvrir Brel et Ferré – s’ajoutèrent, l’adolescence venue, les échanges avec les copains : Lavilliers, Renaud, Higelin, Béranger, Le Forestier, Ribeiro chantant Piaf… la liste est si longue ! Mais il y eut plus que cette vague, que ces voix si diverses : l’esprit soufflait libre, véhément, ironique, tendre ; il semblait tout dire du monde et ouvrait les portes vers les autres façons de le dire, la littérature bien sûr, mais aussi la peinture (Van Gogh d’Escudéro) ou le cinéma (Nougaro).
Dans cette profusion imprévisible et imparable – « les oreilles n’ont pas de paupières… » – s’imposaient deux évidences. Les œuvres déjà citées, comme tant d’autres, transforment ceux qui s’y plongent ; c’est la première.
Avoir été emporté par C’est extra ou Les Mots bleus, instruit à l’écoute de Plus la peine de frimer et de Cécile ma fille, lesté de ces deux viatiques contradictoires que sont Les Copains d’abord et Il voyage en solitaire, averti par Département 26, voilà qui prépare aux plus grandes échéances et procure, parfois, une force inespérée. Ainsi, à l’occasion d’un de ces moments contraints de la vie de famille que peut être un mariage, j’eus le plaisir insolent de répondre à un bis demandé, en faisant applaudir Hécatombe au milieu d’une assemblée largement composée de gendarmes.
La seconde évidence est d’une tout autre portée : plus que le reflet de son époque, la chanson en exprime les courants, des plus superficiels aux plus profonds. Encore faut-il les saisir et les comprendre.
C’est là, cher Fred Hidalgo, que vous intervenez, en compagnie de vos collaborateurs. Par vos publications, je disposai alors d’un formidable outil de (re)découverte et de compréhension de la chanson. Citer tous ceux que j’ai appris à écouter grâce à vous serait trop long. Quelques-uns tiennent cependant une place particulière : Kent, Allain Leprest, Nilda Fernandez, Thomas Fersen, Marka, Jean-Louis Murat, Agnès Bihl, Jeanne Cherhal. Surtout, vous avez aiguisé l’envie de découvrir au gré de mes voyages, d’aller chercher par moi-même. Cela m’a permis de rencontrer, par le plus grand des hasards, ce gaillard amical qu’est Éric Frasiak. Inévitablement, prolongeant votre démarche, j’ai pris le goût de partager ces découvertes.
Mon pourvoyeur du premier numéro de Chorus, qui tient le département musique d’une importante médiathèque en région parisienne, est un partenaire précieux pour les belles disputes que nous avons parfois au sujet de la chanson. Cette manière de s’offrir aux autres par ses préférences permet aussi de confirmer ses amitiés : quelqu’une qui voit dans Nougaro un poète et court les concerts de Romain Didier ne peut pas être entièrement mauvaise. Enfin, un de mes bonheurs est d’entendre mes trois enfants me rappeler joyeusement le souvenir de ce que je leur chantais avant qu’ils s’endorment : L’Âme des poètes, La Maison près de la fontaine et, les soirs de « pas sommeil », Le Cri du kangourou…
Votre blog « Si ça vous chante » se fait l’écho des regrets, que beaucoup expriment, de la perte de Chorus. Je suis évidemment de ceux-là. Vos pages électroniques sont néanmoins précieuses pour mieux ressentir et comprendre le renouvellement permanent de ce patrimoine. Elles permettent l’accès direct à vos trouvailles et à vos réflexions. Je complète avec FrancoFans, riche de références mais qui relève plus du catalogue périodique que de la revue. Nous avons besoin d’une voix – d’un chœur même – qui mette le monde en perspective au travers de la chanson.
Ce besoin est d’autant plus grand que je crois trouver dans ce qui se chante aujourd’hui des signes inquiétants pour le sentiment de fraternité : du cynisme arrogant du rap bling-bling aux avertissements d’une Mélissmell ou d’un Batlik, en passant par le désenchantement commercialisé d’une Mylène Farmer et l’énergie du désespoir d’un Mokaiesh, me voilà maintenant sur le qui-vive. L’histoire montre que la chanson peut être une vigie, porteuse de lucidité, comme affreusement conformiste et chargée des pires travers de son époque.
Voilà, cher Fred Hidalgo, ce que je tenais à vous exprimer : comment cet art et, avec lui, vos écrits et publications ont pu m’influencer ainsi que d’autres, indirectement, qui me succéderont. Permettez-moi d’associer à cette reconnaissance et ce profond respect votre épouse Mauricette. Ceci n’est qu’un bilan d’étape ; il y a encore beaucoup à entendre et à aimer, grâce à vous notamment. Merci d’avance pour ce qui va suivre. (Vincent B. – 19 août 2014)
POST-SCRIPTUM DE FRED HIDALGO
Dans l’esprit de son auteur, cette lettre m’était exclusivement destinée. « La période des vacances, m’expliquait-il sobrement par courriel, est parfois l’occasion de mettre un peu d'ordre après le tumulte d’une année bien remplie. La pièce jointe en est l’illustration. Avec tous mes remerciements pour m’avoir permis de faire ce point-là. » Des lettres, des courriels, des petits mots – des mots bleus presque toujours –, j’en reçois beaucoup. Comme nous en recevions beaucoup, toujours, du temps de Paroles et Musique puis de Chorus. Pour notre bonheur, nos lecteurs ont toujours tenu à échanger avec nous, à commenter nos découvertes et nos réflexions sur l’évolution de la chanson. Mais à la lecture (et aux relectures immédiates !) de cette « pièce jointe » pas comme les autres, une véritable tranche de vie, je me suis dit qu’on ne pouvait pas la garder égoïstement par-devers soi.
Outre sa belle écriture, elle offre l’air de rien un témoignage des plus éloquents, en passant du particulier au général, sur l’importance de la chanson dans nos vies et la société. Sur sa nature, son rôle, sa faculté à rassembler et à ouvrir toutes sortes de portes, tout en permettant de mieux se connaître et s’affirmer soi-même ; mais aussi sur ses dérives éventuelles, ses dangers quand on la manipule à mauvais escient, ou qu’on l’utilise pour flatter de bas instincts. « Putain de chanson ! », oui, que cette petite chose-là, capable du pire et du meilleur, et dont bien peu de monde peut nous donner le bon mode d’emploi : celui qui fait de cet art populaire par excellence – n’en déplaise au sieur Gainsbarre, tout respect mis à part – le fil sensible de nos destinées, qui nous lie, nous relie dans les joies et les peines en nous permettant de vibrer à l’unisson d’amour et d’amitié, de fraternité et de solidarité ; en un mot : d’humanité.
J’ai donc demandé à son auteur l’autorisation de la rendre publique, telle quelle. Après tout, n’avais-je pas prévu en créant ce blog une rubrique à cet effet : « Chant libre » ? Trop peu utilisée à mon goût (trois ou quatre contributions seulement en cinq ans, comme si l’on attendait de « Si ça vous chante » ma seule et unique « parole » après un trop brusque tomber de rideau), elle a permis au moins de livrer une fort pertinente réflexion de Nilda Fernandez sur le métier. À laquelle, justement, mon correspondant n’a pas manqué de faire référence : « Le contenu de votre réponse est à la fois une surprise (comment imaginer cette lettre à côté de la contribution de Nilda Fernandez ?!) et – réflexion faite – la poursuite de ce don sans cesse renouvelé qu’est votre blog, après ce que furent vos revues. » Avec cette réserve à la suite de son accord de publication : « Cependant, je vois une limite à cette offre au lecteur : le propos vaut plus que l’auteur. C'est pourquoi je ne tiens pas à être cité personnellement. Je ne suis qu’un lecteur parmi d’autres, un membre de cette foule anonyme qui “chante, un peu distraite…”. […] Merci beaucoup pour cet échange en espérant, comme vous, que son résultat enrichisse et allonge un peu plus ce fil qui nous tient tant à cœur. »
Alors, comme dans L’Âme des poètes où les chansons courent dans les rues sans que les gens sachent le nom de leurs auteurs, cette lettre pour dire (encore et encore) notre amour de la chanson, couplé de façon indissociable au besoin (à l’urgence parfois) de l’offrir en partage. Une déclaration d’amour pas totalement anonyme, « cependant », car je prends sur moi de la publier ici avec le prénom et l’initiale du nom de son auteur (la moindre des choses, n’est-ce pas ?). Dernière précision, en attendant vos propres commentaires : je ne peux que partager le constat effectué aujourd’hui par Vincent B. (dans son avant-dernier paragraphe) à propos de la fraternité et du conformisme… « Y a une route / Tu la longes ou tu la coupes... » La frontière se situe quelque part entre l’acte poétique et l’objet commercial. Car la chanson peut tout dire, le meilleur, le pire.