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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 19:42

« Machado dort à Collioure »… depuis 75 ans


Louis Aragon lui rend hommage dans Les Poètes, mis en musique et chanté par Jean Ferrat : « Machado dort à Collioure / Trois pas suffirent hors d’Espagne / Que le ciel pour lui se fit lourd / Il s’assit dans cette campagne / Et ferma les yeux pour toujours... » C’était le 22 février 1939. Soixante-quinze ans plus tard, j’y étais.  

 

 

« Hasard ? Destinée ? Simples coïncidences ? La question est posée… » écrivais-je ici même il y a trois ans à propos de Giuseppe Caliciuri et d’Alfredo Hidalgo. Après avoir survécu aux principales batailles de la guerre d’Espagne, le grand-père de Cali et mon père, l’un combattant des Brigades internationales et l’autre commandant dans l’armée républicaine, allaient en effet se retrouver (sans se connaître) à Vernet-les-Bains, petite cité célébrée par le chanteur catalan dans son dernier album studio. Plus étonnant encore : selon toute vraisemblance, c’est l’arrière-grand-père de Cali, Alexandre – photographe à Prades (et de Pablo Casals en particulier) – qui fixa sur la pellicule le passage de mon père à Vernet (comme de tous les officiers de l’armée républicaine, regroupés d’abord dans ce village au pied du Canigou, en février-mars 1939, avant d’être internés le long du littoral roussillonnais). Mon père fut parqué ainsi au camp d’Argelès avec ceux de Leny Escudero et de Paco Ibañez… Curieuses destinées croisées d’étranges étrangers, comme disait Prévert.

 Après s’être évadé d’Argelès puis du camp de Saint-Cyprien, arrêté une seconde fois par la police, il fut alors mis aux fers (et au pain sec) dans la forteresse de Collioure, l’ancien Château des Rois de Majorque, si chargé d’histoire, où le régime d’alors embastillait les plus « récalcitrants » des républicains espagnols ou membres des Brigades internationales jugés dangereux pour la sécurité nationale… Et c’est à Collioure justement (rendue plus heureusement célèbre dans la première partie du vingtième siècle par les peintres Derain, Matisse et autres inventeurs du fauvisme), que le 28 janvier 1939 était arrivé Antonio Machadol’un des plus grands poètes de langue castillane, parvenu au bout du chagrin et du chemin que jamais plus il nous est donné d’emprunter à nouveau. « Caminante no hay camino / Se hace camino al andar… »

 Là, totalement dépourvu de moyens de subsistance (ayant dû tout abandonner en cours de route, y compris ses derniers manuscrits), des gens de cœur lui proposèrent de s’installer dans une pension de famille, la maison Quintana, avec son frère Jose, sa belle-sœur Matea, sa mère Ana âgée de 88 ans et un ami écrivain, Corpus Barga, qui l’avaient accompagné dans l’exil. Mais épuisé par l’exode, désespéré par l’inhumanité, il s’éteignit quelques semaines plus tard comme on souffle une chandelle... « Les vents du Sud soufflaient / Et l’homme entreprit son voyage / Son orgueil, un peu de foi et un arrière-goût amer pour tout bagage... / Ni prophète ni martyr Antonio ne voulut être / Il fut pourtant un peu des deux, sans l’avoir voulu... / […] Le poète mourut loin de son foyer / Il est recouvert de la poussière d’un pays voisin… » rappelle Joan-Manuel Serrat dans sa magnifique chanson À Collioure.
  

 

 

Ce 22 février 1939, âgé de 64 ans, Antonio Machado léguait à la postérité une œuvre exceptionnelle, et pourtant d’une simplicité sans pareille, n’ayant d’égale que son humanisme. Les non hispanophones l’ignorent peut-être, mais « don Antonio » est l’auteur – entre tant et tant de merveilles (qu’il rassemblait sous le terme générique Cantares – autrement dit « Chansons ») – l’un des plus beaux poèmes du monde, peut-être le plus beau car le plus universel qui puisse être, Caminante no hay camino, d’où sont extraits ces quelques vers : 

Caminante son tus huellas el camino y nada más
[Voyageur, ce sont tes traces le chemin et rien de plus]
Caminante no hay camino, se hace camino al andar
[Voyageur, il n’y a pas de chemin, on trace son chemin en avançant]
Al andar se hace el camino y al volver la vista atrás
[En marchant on trace le chemin et en jetant un regard derrière soi]
Se ve la senda que nunca se ha de volver a pisar
[On voit le sentier que plus jamais on n’aura l’occasion d’emprunter]
Caminante no hay camino sino estelas en la mar…
[Voyageur, il n’y a pas de chemin, seulement un sillage dans la mer...]

Le voici, également mis en musique, adapté (la chanson reprend en fait plusieurs strophes de Proverbios y cantares, dont est tiré ce poème, complétées ensuite par le chanteur) et interprété par le même Serrat (dans un album, véritable chef-d’œuvre, entièrement consacré au poète en 1969, Dedicado a Antonio Machado, poeta), l’un des grands ACI espagnols des cinq dernières décennies : 

Nunca perseguí la gloria
[Je n’ai jamais cherché la gloire]
Ni dejar en la memoria
[Ni à laisser dans la mémoire]
De los hombres mi canción
[Des hommes ma chanson…]

Golpe a golpe, verso a verso
[Peu à peu, vers après vers]
Murió el poeta lejos del hogar
[Le poète est mort loin de son foyer]
Le cubre el polvo de un país vecino
[La poussière d’un pays voisin le recouvre]
Al alejarse, le vieron llorar
[Pendant qu’il s’éloignait, on le vit pleurer]
« Caminante, no hay camino, se hace camino al andar »
[Voyageur, il n’y a pas de chemin,
C’est en avançant qu’on trace le chemin]  

 


Quand enfin mon père a pu quitter Collioure, le poète était mort. Il avait été inhumé le 23 février, son cercueil drapé du drapeau républicain, dans le vieux cimetière du village, à deux pas de la Pension Quintana.Tombe Il y repose toujours, auprès de sa mère, Ana Ruiz Machado... qui le suivit à seulement trois jours de distance dans ce dernier voyage. Soixante-quinze ans plus tard, le 22 février 2014 – je l’ai raconté dans l’un de mes sujets précédents, « L’Échappée Brel » –, je donnais à deux pas de Collioure ma conférence sur l’histoire méconnue de Jacques Brel aux Marquises, lui qui s’était réjoui d’apprendre (et de chanter dans son dernier album) que Franco était « tout à fait mort ». Alors qu’un mémorial à la Retirada (l’arrivée des Républicains espagnols sur le sol français) était inauguré ce même jour à Argelès (en présence d’enfants et petits-enfants de combattants antifascistes de la guerre d’Espagne venus des quatre coins de l’Europe), je ne pouvais quitter cette magnifique région sans me rendre à mon tour sur les traces du poète bien-aimé…

      

 

Pour retrouver d’abord la pension Quintana, restée telle quelle depuis l’époque. Un hôtel-pension, aux allures de grande maison bourgeoise, où Antonio Machado vécut les trois dernières semaines de sa vie…

Plaque_Maison2.jpg

Et bien sûr, pour me recueillir sur sa tombe qui, à l’écart des autres, semble accueillir les visiteurs du petit cimetière du centre-ville ; si lourde de symboles… et si chargée d’affection presque palpable. (Mon père eut-il la possibilité, au printemps 1939, de venir lui confier la sienne ? Je ne le saurai jamais...)    

BAL 
Attenante à celle-ci, magnifiquement fleurie aux couleurs de la République espagnole dont la bannière est présente, une boîte à lettres qui a déjà recueilli des milliers de messages personnels (que la Fondation Machado de Collioure dépouille et classe soigneusement). Avec Félix Leclerc à qui l’on dépose des courriers sur sa sépulture de l’Île d’Orléans (ainsi que des souliers...), avec Jacques Brel à Hiva Oa, où les passants laissent des mots émouvants sur des galets ramassés sur la grève, voilà un autre grand personnage de notre belle histoire contemporaine, admiré pour sa bonté, son courage et son œuvre admirable, que l’on ne se résout pas à considérer comme absent. Et l’on continue de converser avec lui par-delà le temps et l’espace (puisque des courriers lui sont postés du monde entier)... 

En février 2009, pour les soixante-dix ans de sa disparition, Paco Ibañez – qui a mis ses Proverbios y Cantares en musique – était là, pour lui rendre hommage et le chanter…
  

PacoCollioure.jpg

 

 

Gravée dans le granit, outre les indications de naissance et de mort pour lui et pour sa mère (avec la précision « Mère du poète »), une simple strophe – la dernière – de son poème Retrato (Portrait) en guise d’épitaphe :
   

datesNM.jpg 

Y cuando llegue el día del último viaje,
[Et quand viendra le jour du dernier voyage,]
Y esté al partir la nave que nunca ha de tornar
[Et que soit prêt à partir le navire qui jamais ne revient]
Me encontraréis a bordo ligero de equipaje,
[Vous me trouverez à bord léger de bagages,]
Casi desnudo, como los hijos de la mar.
[Presque nu, comme les enfants de la mer...]
       

 

Usé par le chagrin et fatigué de n’apercevoir, derrière lui, que des cadavres sur des champs de douleur, la liberté et la fraternité foulées aux pieds par la barbarie, le poète vécut ses dernières heures au bord de la Méditerranée. Il repose parmi les fleurs et les vers qu’on continue de lui apporter dans sa dernière demeure. Comme un panthéon à elle seule des lettres espagnoles. Beaucoup plus en fait : ci-gît, sous une grosse dalle grise, loin des poètes de salon, un frère humain qui veille au songe d’un monde meilleur… et qui, aujourd’hui, a bien besoin d’êtres à sa (dé)mesure. Comme l’avoue Joan Manuel Serrat, de retour à Collioure dans le reportage vidéo que je vous propose de découvrir, il est très émouvant de se retrouver ici…

  

 

Enseignant dévoué, professeur de français, philanthrope, amoureux de la vie, solidaire et porte-parole des gens de peu et de bonne volonté, modeste et lucide (ô combien !), merveilleux auteur de cantares… « don Antonio » fut tout cela à la fois. Juste quelqu’un de bien. Un modèle d’homme. Grâce à ses écrits, que d’autres n’ont pas fini de chanter, il nous accompagne à jamais. « Le vrai tombeau des morts, a dit un autre poète, c’est le cœur des vivants... » 
  

Epitaphe.jpg

__________
NB. Pour en savoir plus, ces liens sur l’histoire du poète jusqu’à sa mort à Collioure et sur la Fondation Antonio Machado qui, installée dans cette même ville, perpétue sa mémoire tout en encourageant les jeunes poètes actuels : 1. Machado à Collioure ; 2. La Fondation Machado de Collioure. Pour mémoire : la vidéo noir et blanc où Serrat chante En Collioure fut enregistrée en 1969 au Chili ; la vidéo où il chante Caminante, en duo avec Joaquin Sabina (et le public !), est relativement récente ; les fortifications que l’on découvre au début du reportage sur Machado à Collioure sont celles du Château Royal où plusieurs centaines de combattants républicains antifascistes furent embastillés sans procès par le gouvernement Daladier.

 

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3 mars 2014 1 03 /03 /mars /2014 18:30

Du faubourg des Minimes à la Cinquième Avenue

 
Jeudi 4 mars 2004 à 13 h, l’info tombait comme un couperet en ouverture des journaux audiovisuels : Claude Nougaro est mort ! La veille au soir, via un courriel, je formulais encore le souhait de lui rendre visite dans les jours prochains. Nous pensions en effet, tout en sachant que son état de santé s’était récemment détérioré, que Claude serait toujours des nôtres pour célébrer la sortie de son nouvel album prévue à la fin du printemps ou le 09/09 suivant, pour ses 75 ans... La Camarde ne le permit pas, fauchant sans état d’âme l’artiste qui était entre tous, de tout l’espace francophone, l’incarnation par excellence de la chanson vivante.
       
 


Stupeur et chagrin mêlés, immenses. Et seulement la possibilité technique, pour la revue Chorus que nous animions alors et dont le numéro de printemps était sous presses, d’arrêter le tirage du cahier en cours et de remplacer une autopub par une photo en hommage à l’auteur de Il faut tourner la page. Avec cette simple citation en légende : « Ta chanson / Ta chanson colle à la peau / Ta chanson / Ta chanson a le cœur gros… » Stupeur, chagrin… et souvenirs. « Cet homme était un géant, l’égal de Brassens, de Brel, de Gainsbourg », dira Michel Legrand, son comparse des débuts et ami pour la vie. Et c’est bien ainsi que nous-mêmes, toujours, l’avions considéré. « Motsicien » génial – ainsi qu’il s’était défini spontanément lors de ma première grande rencontre professionnelle avec lui, le jour de ses 55 ans, pour son dossier de Paroles et Musique (cf. la photo de Jean-Pierre Leloir) –, interprète fabuleux à la voix royale et au swing ravageur. Géant, certes. Mais surtout unique… par ses qualités multiples.
 


FredNougaro-copie-1.jpg
Un chanteur complet en effet, le plus complet de sa génération. Nougaro et son chant incandescent, lave inextinguible qui mettait le feu aux planches. Nougaro et cette langue vivante, vibrante et colorée qui n’appartenait qu’à lui : « J’ai besoin de rendre les mots visibles, charnels et d’exacerber leur puissance musicale, nous confia-t-il. Je tente de restituer la poésie, langue de couleur, à son chant originel total. » Car ce « métèque de l’âme », toujours prompt à défricher de nouvelles galaxies, toujours prêt à repartir de zéro, « comme une Piaf au masculin », ce « Nègre grec » doué d’une étonnante capacité à renaître sans cesse de ses cendres, ne serait sans doute jamais devenu cet auteur singulier dans la chanson française sans le chant qui éclaire et justifie l’œuvre de création : « Mon gueuloir, c’est la scène. Mieux que celui de Flaubert ! Il employait ce mot, cette méthode, parce qu’il savait qu’une langue, c’est aussi du son. Moi, je n’aurais pas écrit s’il n’y avait pas eu le chant. »


J’ai raconté ici même, dans une « Lettre ouverte à Claude Nougaro », toute l’importance, personnelle autant que professionnelle, que le « pygmée occitan » a revêtue dans ma vie. Je n’y reviendrai donc pas. Sauf pour dire que, depuis sa disparition, nous n’avons cessé de marcher sur ses traces jusqu’en pays cathare, dans ce village de cigales qui l’hébergeait souvent l’été, où coulait le Verdouble et soufflait la tramontane. Comme nous l’avions accompagné, mon épouse et moi, seuls aux côtés de ses musiciens, techniciens et de sa compagne, lors d’une longue tournée en Afrique de l’Ouest, durant l’automne 1986.

 

Eglise-Paziol.jpg 

Merveilleux souvenir, à bien des titres que cette étape de transition intervenant juste après son licenciement brutal de chez Barclay (déclaré coupable de ne pas vendre assez de vinyles, lui qui ne vivait que pour les planches et la communion avec le public…), mais annonçant son départ pour New York… L’idée même en fut lancée un soir d’octobre à Brazzaville, chez mon ami Bernard Baños-Robles, directeur du centre culturel français et organisateur de cette tournée.

Avec-BBR-copie-2.jpg 

Non seulement elle nous valut à la ville comme à la scène des moments particulièrement intenses à vivre – d’autant qu’il s’agissait pour ce précurseur de la musique africaine en France, comme il le fut aussi de la musique brésilienne, de sa découverte de ce continent noir cher à son cœur et à son corps –, mais elle se révélerait en outre le prélude indispensable à sa formidable histoire nougayorkaise. On le sait, celle-ci allait bientôt redonner un nouveau souffle à sa carrière de Phénix de la chanson française. Ô combien ! En pulvérisant à la rentrée suivante ses records de vente de disques, Nougayork lui permettrait de toucher un nouveau et tout jeune public…

Nougaro-Abidjan.jpg 

Autre souvenir gravé dans notre disque dur personnel, ce conseil (impérieux !) donné deux ans plus tôt à Bernard Baños-Robles, alors responsable du centre culturel Arthur Rimbaud de Djibouti, qui cherchait « le » chanteur francophone le plus en adéquation possible avec son budget matériel (limité) et son ambition artistique (illimitée) pour ouvrir un réseau de diffusion régional : « Nougaro, Nougaro et encore Nougaro ! » Autrement dit, Nougaro Trio, avec Bernard Lubat à la batterie, Pierre Michelot à la contrebasse et Maurice Vander au piano. Formation légère en soute, mais inégalable en scène. Le conseil aussitôt retenu (après que j’eus préparé le terrain auprès de l’intéressé), notre ami « vendait » le spectacle à ses collègues de l’océan Indien, pour permettre à Nougaro Trio de se produire à six reprises : une à l’île Maurice, deux à Djibouti et trois à la Réunion… où Claude allait rencontrer son « Île Hélène », qui exerçait sur place comme kiné.

 

Octobre 1986 : en veine de confidences, après un récital hors catégorie et un dîner festif en plein air, sous la voûte étoilée et dans la touffeur tropicale, Claude se penchera vers moi pour me glisser à l’oreille : « Tu sais Fred, j’en ai eu, des femmes, dans ma vie… Mais Hélène, elle, c’est la femme de ma mort… » Admirable formule, toute d’amour et de confiance en l’avenir… que celui-ci ne démentira pas. 1984-2004, vingt ans d’amour et un mariage dans l’intervalle.

 

On le sait maintenant, la vie ne m’a pas donné la possibilité de rencontrer Jacques Brel. En revanche, elle m’a gratifié, comme un immense privilège, de l’amitié du Grand Claude. De tous les artistes de sa génération, Claude Nougaro est sans aucun doute l’un de ceux que j’ai fréquenté le plus, avec qui j’ai partagé le plus de choses, échangé le plus d’idées et de confidences. Dix ans d’absence déjà... Comme Jacky le Bruxellois, son aîné de cinq mois, le Toulousain aurait eu 85 ans en 2014, étant nés l’un et l’autre en 1929.
  

 

Le rapprochement n’est pas gratuit car, trop longtemps considéré en marge des Trenet, Brassens, Brel, Ferré, Leclerc, Barbara, Gainsbourg, Ferrat, Vigneault, Aznavour et autres Béart ou Bécaud, alors qu’à sa façon il réunissait à lui seul l’ensemble de leurs immenses qualités, Nougaro était à juste titre porté au pinacle par le Grand Jacques. « C’est le meilleur chanteur de notre génération, assurait celui-ci à l’un de ses amis de Polynésie en 1976. Il a le rythme dans le sang, la voix dans le cœur, le texte fidèle et ingénieux, généreux. […] Nougaro, c’est la Cinquième Avenue ! » Bluffant ! De Toulouse à New York, jolie prescience...


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26 février 2014 3 26 /02 /février /2014 18:53

Du Plat Pays aux Marquises (« Brel, la totale »)

 
Rien que le titre, déjà :
L’Échappée Brel. Quelle belle idée ! Une escapade dans le paysage chansonnier de Jacques Brel, d’Amsterdam à Bruxelles en passant par Varsovie, sur les pas de Madeleine, de Mathilde et autre Frida la blonde… Ne manquait plus, pour opérer la jonction entre Ces gens-là et ceux des Marquises, qu’un metteur en scène (et ami commun) ait l’heureuse intuition de penser à nous réunir – « nous », c’est-à-dire le trio officiant avec brio sur scène en paroles et musiques, et l’Hidalgo de service faisant chorus à la narration.
  

Affiche-Echapee-Brel.jpg


Ç’a été (et cela restera peut-être) un moment unique, une simple expérience, mais le « concept » a eu l’heur de séduire le public, embarqué avec le Grand Jacques dans une valse à deux temps – causerie illustrée d’abord ; comédie, chant et notes ensuite – du Plat Pays « jusqu’aux îles droit devant » (cf. La Cathédrale). Un voyage extraordinaire au bout de la vie, commencé avant même celle de Jacky, du temps de ses grands-parents (« Il attendait la guerre, elle attendait mon père… ») pour s’achever finalement dans cette « Terre des hommes » où « le temps s’immobilise »… et où il (se) repose enfin.

Si j’en ai vu, des spectacles autour des chansons de Brel ?! Pensez donc : quarante ans à arpenter les salles francophones, des milliers de spectacles au compteur, alors… Les ai-je aimés, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie… pas du tout ? Je dois à la vérité de dire que le premier et le dernier de ces termes ont (plus que) largement dominé. Pour une belle surprise, combien de déceptions… Il faut reconnaître que, dans le « grand livre » de la chanson francophone, rien n’est plus difficile que de chanter du Brel. Le plus souvent il en résulte des espèces de copies conformes, du costume, de la cravate, du rictus et jusqu’au moindre geste… De la voix aussi, roulements de « r » inclus et bien appuyés, à l’ancienne. Tristes et insupportables caricatures. On ne remplace pas le Grand Jacques ! À l’exception d’Édith Piaf que lui-même révérait (« J’ai beaucoup appris d’elle… Piaf, on ne doit pas l’écouter chanter, on doit la voir chanter »), personne, jamais, n’a fait aussi bien que lui sur scène.

À quoi bon, dans ces conditions, chercher à l’imiter, au risque de désespérer le public doué d’un minimum de sens critique ? Faut-il pour autant renoncer à le chanter ? Sûrement pas. À la condition, toutefois, de ne pas s’évertuer (en vain) à le restituer, mais de l’interpréter – au sens littéral du terme. De le « traduire » chacun à sa façon, de le revisiter, de redonner vie à ses chansons (et non au personnage) avec sa propre personnalité. Ce sera moins bien que lui ? Plus vous que lui ? Et alors ? Tout, sauf tenter la comparaison ! On vous trouvera des défauts, et alors ? « Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi », disait Cocteau.

Trio-scene
En l’occurrence, le spectacle L’Échappée Brel échappe à tout cela, pour nous prendre par la main et nous conduire là où son concepteur et metteur en scène Jonatan Saïssi veut nous mener. Dans une histoire (d’amour) qui n’est ni la sienne ni surtout celle de l’auteur-compositeur bruxellois, une histoire de femmes avant tout. Comédien à la base, ce jeune homme de pas même 28 ans, a dessiné une trame intelligente (et très simple) que je ne vous raconterai pas, de crainte de déflorer le sujet, mais qui lui permet de reprendre les chansons de Brel qu’il souhaitait. Une sélection par ailleurs inhabituelle qui, sans faire l’impasse sur quelques incontournables, a le bonheur de nous surprendre. Comédien, donc, se mouvant dans l’espace scénique comme à la maison, jusqu’à esquisser quelques pas de danse en situation, et chanteur ô combien ! Capable de tenir la note et de la porter haut, comme l’exigent certaines envolées du Grand Jacques, avec son crescendo typique. Pour l’accompagner, dans tous les sens du terme – car l’histoire commence par un dialogue –, il lui fallait des musiciens au diapason. Et aux petits oignons ! Il les a trouvés en Aquitaine (lui-même est originaire du Tarn et Garonne) et, croyez-moi sur parole, ce ne sont pas des manchots !

Au clavier, à l’accordéon (depuis l’âge de dix ans) et à l’accordina, Fabienne Balancie Argiro, aussi charmante à la ville que délicate et magistrale dans ses arabesques musicales à la scène… où elle devient « Marcelle » – suivez mon regard quand il se porte du côté de Vesoul ou de Vierzon… Quant à Christian Laborde, il reste lui-même, c’est-à-dire un seigneur de la six-cordes qui a côtoyé (voire collaboré avec) les plus grands (comme Marcel Dadi), et qui forme par ailleurs avec l’irrésistible Dalila la brune – l’une des plus belles voix actuelles – l’excellent duo Soham (créé en 1992).

Arrêt momentané sur image (et son), le temps de partager cet extrait de leur nouvel album Absoluble, opus numéro 3 de Soham (« Je suis » en sanskrit), Tournent les vents ; juste pour vous permettre d’aller plus loin dans leur (re)découverte… si, comme je le pense, ça vous chante :



Mais aussi virtuoses soient-ils, Fabienne et Christian ne sont pas que des instrumentistes, ils réussissent la gageure de faire (momentanément) oublier les inégalables arrangements et orchestrations de François Rauber pour adapter à leur manière le répertoire de Brel. Du cousu main qui fonctionne à merveille, sans dénaturer les mélodies mais sans coller non plus aux versions que l’on connaît. Tant et si bien qu’à l’écoute des intros musicales on cherche parfois, et souvent en vain, de quelle chanson il va être question. L’exemple le plus flagrant en est sans doute Amsterdam, sur laquelle Laborde nous offre un superbe collier de notes, en jouant, en picking, sur le manche de sa guitare…

Bref, on est loin, tant dans le chant que dans l’environnement musical, des pâles resucées qui vous font d’autant plus regretter la version originale. On vit, on revit Jacques Brel autrement et on n’en apprécie que plus ce voyage thématique en Brelgique. Dans le public, des gens étaient venus me trouver après ma conférence sur le Grand Jacques aux Marquises, en me disant : Jonatan« C'est sûr, ça vaut la peine de revenir pour le spectacle ?... [la conférence débutait à 17h30 et le concert à 20h30, avec une heure d’interruption entre les deux.] Parce que des spectacles sur Brel, on en a vu des quantités et on a presque toujours été déçus... » Il n’a pas fallu longtemps pour qu’ils applaudissent à tout rompre ! Avec ovation debout à la fin, non pas de façon factice comme à la télé mais portée spontanément par l’enthousiasme collectif.

Veux-tu que je te dise, ami(e) de la chanson ? Cette Échappée Brel m’a valu le même genre de jubilation qu’à la découverte de L’Affaire Brassens (cf. la seconde partie de ma « Lettre à Georges Moustaki »), après cent autres spectacles consacrés à Tonton Georges. Ou qu’à celle de Brel en mille temps, un spectacle collectif créé en Belgique en 1979 et qui tourna par intermittence durant plusieurs années avec des artistes débutants tels qu’Ann Gaytan, Jofroi, Dani Klein, Philippe Lafontaine, Maurane ou plus tard Georges Chelon, Louise Forestier, etc. Qualité, virtuosité, originalité… et authenticité, car Jonatan en particulier (27 ans, je le rappelle, il est né huit ans après la mort du Grand Jacques !) a été bercé par le répertoire de Brel et autres monstres sacrés de la chanson française. Pour le spectateur, le résultat est à la hauteur de la définition du concert qui est tout sauf un récital : « Une quête de soi et de l’autre où la passion triomphe » !

Voilà en tout cas une création (car il n’y a eu à ce jour que cinq représentations) qui mérite d’être programmée dans tous les festivals francophones ; un spectacle aussi – ça n’est pas négligeable – capable de « voyager léger » outre-mer (« Quand on n’a que l’amour à s’offrir en partage… »), qui ferait le bonheur des Alliances françaises et autres Instituts culturels français à travers le monde…

 

C’est tout le mal que je lui souhaite d’où je suis, ici… et maintenant qu’il n’existe plus de tribune internationale, d’organe prescripteur et de lien entre toutes les parties composantes de la chanson francophone comme Paroles et Musique  et Chorus l’ont été au quotidien, trois décennies durant. Trente ans pendant lesquels, m’a glissé un spectateur samedi dernier dans un sourire complice (il se reconnaîtra), « vous avez dû dissimuler le fait que Jacques Brel était votre artiste de prédilection ! Mais pour qui savait lire entre les lignes, on comprenait que ce qui vous motivait, ce que vous avez appelé dans votre livre le principe d’imprudence, vous rendait extrêmement proche de Brel dans l’esprit… »

Bien vu… et merci encore. Cela explique du reste qu’en 2011, avec mon épouse, j’ai osé l’« imprudence » de partir sur ses traces, d’« aller voir » comment il s’était comporté au bout du monde, à l’écart des médias et loin des feux de la rampe… au risque d’être déçu peu ou prou, en regard de son œuvre, par sa « vraie » vie. Risque certes limité par cette déclaration de son ami Brassens, le jour où Brel est mort : « Ce n’est pas pour rien qu’il a fait L’Homme de la Mancha, c’est parce qu’il était un véritable Don Quichotte. Il l’était dans la vie. Il l’était partout... » et surtout aux Marquises, comme je le raconte dans ce livre qui m’a été dicté par les circonstances et dont la conférence est un condensé. Merci par conséquent à Jean-Pierre Lacombe, auteur et metteur en scène (notamment de Soham en Aquitaine et du regretté et merveilleux Jordi Barre en Roussillon), pour avoir pris l’initiative de proposer « La Fabuleuse Histoire du Grand Jacques aux Marquises » en première partie de L’Échappée Brel.

Au départ pour moi, c’était simplement l’occasion de continuer à partager ma découverte de ce Marquisien d’adoption qui, après avoir eu « mal aux autres » du temps où il était chanteur, s’est mis concrètement à leur service, de toutes les façons possibles et parfois au péril de sa vie, une fois redevenu anonyme…

Mais je peux bien le dire à présent : au-delà du plaisir du partage (et de la rencontre avec l’équipe de L’Échappée Brel), ç’a été aussi pour moi un moment étrange, d’émotion retenue et de réconciliation définitive (sans rien oublier pour autant, « rien du tout, on s’habitue c’est tout »…), que d’être attendu et accueilli d’aussi belle manière (merci à France Bleu Roussillon et à L’Indépendant, à Philippe Anglade et Michel Litout en particulier)… à deux pas de l’endroit, des endroits, où mon futur père, « l’Hidalgo non capitulard » comme dira Brassens, fut retenu prisonnier – à Argelès, à Saint-Cyprien et au Château royal de Collioure, la seconde Bastille de l’histoire de France. Ceci après avoir traversé les Pyrénées à pied dans la neige, en février 1939, lui et des milliers de combattants d’infortune. Soixante-quinze pile après la Retirada, ce 22 février 2014 avaient lieu une marche du souvenir et l’inauguration d’un mémorial sur l’ancien camp d’Argelès réservé aux républicains espagnols et membres des Brigades internationales…

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Et puis, petit miracle, pour le public présent ces deux soirs-là, le 21 février à Laroque des Albères et le 22 au Boulou, surplombé par le col de Panissars qui sépare la France de l’Espagne, l’ensemble – en paroles, en musiques, en son et en images – a été perçu comme une création globale autour de la vie et de l’œuvre du Grand Jacques. À tel point qu’après le spectacle, les soirées se sont prolongées sur scène (photo ci-dessus) par des questions des spectateurs qui ne se décidaient pas à quitter la salle ; aux artistes, sur les tenants et aboutissants de leur création, tellement celle-ci les avait emballés ; à moi-même, sur certains épisodes de mon livre sur la vie outre-mer de notre « Flamand francophone d’ascendance espagnole » préféré...

Cette question aussi : ce « Brel » de Bruxelles à Hiva Oa, sera-t-il réédité ? Peut-être aurons-nous l’envie (le talent, donc, comme disait Brel) de proposer une soirée spéciale clé en mains ? On n’en sait rien nous-mêmes, mais on sait que ces soirées-là resteront gravées en nous... comme elles ont séduit, j’ose le dire à la suite de leurs commentaires, « nos » spectateurs (parmi eux, un couple d’anciens lecteurs de P&M et de Chorus s’était même déplacé spécialement depuis les Alpes Maritimes !). Quoi qu’il en soit, L’Échappée Brel n’a pas fini de se bonifier, car la représentation du samedi était encore plus enlevée et dynamique que celle de la veille... et sans doute moins que ne le sera la prochaine (le 15 mars à Miramont de Guyenne).

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Un mot encore, pour sourire… En attendant l’arrivée des spectateurs au cinéma Majestic du Boulou, le grand écran affichait le titre de la conférence à côté de la couverture de Jacques Brel, l’aventure commence à l’aurore. En plaisantant avec l’équipe, est venu sur le tapis le fait que, désormais, je pouvais dormir tranquille. « Parce que tu as réalisé ton grand œuvre ! » Douze ou quinze mètres sur huit ou dix, c’est sûr, ça impressionne… En même temps, j’imaginais la fierté qu’aurait ressenti mon père, en ce lieu précis où les moulins à vent de l’Histoire auraient pu mal tourner pour lui. Mais il lui restait, comme dans L’Échappée Brel, à s’évader du quotidien (et des camps de la honte) pour atteindre son inaccessible étoile… L’utopie, me confia un jour Paco Ibañez, n’est rien d’autre que ce qu’il nous reste à accomplir.

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PS. Merci également à madame Jordi Barre, présente ces deux jours, à Eliane et Louis Bonifassi, ainsi qu’à Christian Laborde et à Dalila pour avoir eu la grande gentillesse d’assurer le son de ma conférence, pendant que ma chère et tendre était aux manettes informatiques…


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