La reconnaissance du cœur
« La vraie générosité envers l’avenir
consiste à tout donner au présent. »
(Albert Camus)
« Auteur-compositeur-interprète, il chante depuis vingt ans avec la même foi aujourd’hui, la même flamme, le même amour pour la chanson et les gens, qu’à ses débuts quand d’illustres “inconnus” l’accompagnaient à la guitare : Moustaki, Le Forestier, Paco Ibañez… » Ces mots datent de 1981, je les avais écrits en introduction d’un article destiné à convaincre le lectorat de Paroles et Musique de financer le nouvel album de Luc Romann, en rupture de producteur depuis près de dix ans et même de distributeur depuis 1979…
Cela me rappelle une anecdote : un jour du printemps 1981, je crois, me promenant dans le quartier de l’Hôtel de Ville, à Paris, je suis entré par hasard (non, Pas par hasard, chanterait plus tard Romann…) chez un soldeur de disques et quelle ne fut pas ma surprise d’y découvrir son tout dernier album… dont je savais qu’il faisait défaut à son auteur (surtout à la fin de ses concerts), le label Lyrion qui l’avait pris en licence et en distribution ne répondant plus à ses demandes de réassorts. Le « disque vert », en solde, déjà !? Oui, celui des « Oumpapas », un véritable florilège romannien à lui seul : Les P’tites Roulottes, En vérité, D’autres jours s’en viennent… 15 F l’exemplaire, neuf (j’ai encore l’étiquette collée sur la pochette), le quart de son prix normal ; six ou sept exemplaires dans le bac, j’achète ! Au moment de régler, j’ai le réflexe de demander si « par hasard » il n’y en aurait pas d’autres en réserve. « Attendez, je vais voir… »
Il y en avait d’autres ! Et même tout un stock de Lyrion ! Dont un album de la grande Hélène Martin (avec Le Condamné à mort de Jean Genet) et un autre (Les Chiens) d’un artiste, Jean-Louis Caillat, pour lequel j’avais beaucoup d’affection, que je m’empressai de prendre aussi. Et celui de Romann ? « Oh, il y en a beaucoup ! » Combien exactement ? Va-et-vient du vendeur : « Plus de cinquante… » Moi : « Cinquante ? J’achète ! » Ce jour-là, il y en eut un qui fut bien embêté, c’est votre serviteur obligé de faire plusieurs allers-retours jusqu’à sa voiture pour transporter le tout… Mais un autre, au bout du pays, fort aise et même plus d’apprendre par mon coup de fil que son album n’était pas tout à fait mort-né. Enquête faite par la suite, nous découvririons que Lyrion, en faillite, avait revendu tous ses stocks de disques sans en informer les artistes… Charmant, vraiment. Et aujourd’hui, parmi vous tous qui lisez ces lignes, il en est peut-être qui, ayant acheté « l’album vert » à la fin d’un concert de Luc en 81-82 (accompagné alors par deux excellents musiciens malgaches, Solo et Yves, également accompagnateurs de Graeme Allwright), seront surpris, à trente ans de distance, de connaître leur chance… car jamais à ce jour ce magnifique opus n’a été réédité.
Ma première rencontre avec Luc avait eu lieu en juillet 1980, un mois après la création de Paroles et Musique, mais je le connaissais et appréciais comme artiste depuis plusieurs années déjà, ses deux albums de 1969 (« Le Voleur »…) et 1972 (« La Liberté »…) nous ayant même suivi dans nos pérégrinations africaines des années 70. Simplement, cet été-là, j’avais tenu à faire sa connaissance sans tarder pour lui présenter un ami mien, alors en congés en France, qui dirigeait le Centre culturel français Arthur Rimbaud de Djibouti. Avec lui (Dominique Chantaraud) et son adjoint (Bernard Baños-Robles), nous avions fait venir en 78-79 plusieurs artistes que nous aimions beaucoup, comme Graeme Allwright, Francis Bebey, Henri Dès, Leny Escudero, Marc Ogeret, Jacques Serizier…
D’autres suivraient bientôt au pays des secrets de la mer Rouge : Anne Sylvestre et Claude Nougaro par exemple… mais d’abord, dès le premier semestre 1981 (car la rencontre de l’été 80 ne pouvait engendrer qu’une vive admiration pour l’artiste et l’envie de l’aider à tourner, outre la naissance d’une amitié au long cours), Luc Romann ! « Romann en concert » à Djibouti, c’était bien… mais c’est plutôt à l’affiche de l’Olympia que ce « petit grand homme » aurait dû être alors, vingt ans après ses débuts remarqués par Gréco à l’ABC (1962) ou Brassens à Bobino (1963).
Quelques mois plus tard, Luc nous ayant offert la primeur de ses nouvelles chansons (Le Ciel dans la tête, la Terre dans le cœur, Quand on voyage, Le Petit Singe, Ceux qui n’ont pas la parole, Paris sépia, La Fin du monde, Gamin gamine, La Berceuse, ainsi que deux superbes instrumentaux*, Les Gambades de Grisette et La Marche triomphale du chat Messie, car Romann, entre autres qualités d’auteur-compositeur-interprète, possédait le don des mélodies populaires), nous nous lançâmes un défi, d’un commun accord. Celui de nous substituer au producteur traditionnel (brillant en l’occurrence par son absence) en tentant de convaincre nos lecteurs de financer l’enregistrement et la fabrication « du nouvel album » de Luc Romann.
Voici comment je l’expliquais dans le numéro 14 de novembre 1981 (avec Higelin en dossier principal), obligé d’emblée d’apporter un minimum d’éléments informatifs sur notre artiste dénué de tout esprit de compétition (vous l’ai-je dit ? si le chanteur à la voix envoûtante était un enchantement sur scène, entre sourire et mélancolie, dans le privé il était d’une tendresse contagieuse, la bonté faite homme – amoureux impénitent des femmes ! –, avec un regard de rêveur céleste aussi bienveillant et malicieux que perçant) :
« La notion de “carrière” lui est totalement inconnue : Luc Romann se contente d’écrire des chansons et de les chanter en province et à l’étranger (il effectue actuellement sa deuxième tournée des universités américaines, dans le sillage de son ami et collègue Jacques Yvart)**, en vivant à l’écart de toute compromission et surtout de la grande ville tentaculaire. Ses chansons, des petites merveilles de simplicité, de tendresse et d’humour, sont d’ailleurs profondément empreintes des choses de la nature au contact de laquelle il vit (au cœur du Gers) tout au long de l’année.
» Bref, Luc Romann fait de la chanson vivante et cela ne se sait pas assez, car ce petit bonhomme est un naïf qui s’attache mordicus à privilégier la qualité des rapports humains au détriment, forcément (?), d’une carrière qui selon lui l’aurait “immanquablement broyé quelque part”. Il est persuadé qu’il n’est nul besoin pour chanter, et vivre de la chanson, de subir le processus imposé par le système, de passer par la route habituelle […] : il préfère penser qu’il existe d’autres chemins, des sentiers de traverse “fleurant la menthe et le thym”, même s’ils sont jonchés de ronces. Il en fait d’ailleurs la démonstration depuis deux bonnes décennies. »
Le ciel dans la tête
La terre dans le cœur
Je vis un rêve de campagne
De vents, de vignes et de forêts
J’entends les chants les plus secrets
Ceux de la mer, ceux des montagnes…
Au fil des mois, comme annoncé, nous tiendrons notre lectorat informé de l’évolution du projet – choix des chansons, des musiciens, des répétitions, arrangements, enregistrement, définition de la pochette – qui sera finalement couronné de succès en moins d’un an. Ce sera le sixième album de Luc Romann en l’espace de vingt ans : après deux 25 cm chez Fontana en 1962 et 1963, suivirent en effet deux 30 cm chez Moshé Naïm en 1969 et 1972, puis le fameux « album vert » des « Oumpapas » en 1979. Un dernier paraîtra en 1992, Solitudes et compagnie, mais seulement sous forme de cassette. Dans les années 90, j’essaierais bien de convaincre un producteur phonographique d’accompagner Luc dans l’enregistrement de ses nouvelles chansons*** (comme j’avais réussi à le faire notamment pour Leny Escudero et Gilbert Laffaille chez Déclic), mais en vain. Dans les maisons de disques, déjà, l’heure n’était plus au risque artistique, mais à l’équilibre économique. Société dominante de « merchandisers » et de « marketingers » comme nous le confiait Léo Ferré en 1992 : « Ces boîtes-là sont dirigées par de jeunes gens de 35 ans qui sont bien contents de vendre encore mes disques, mais qui se fichent de savoir ce qu’il y a dedans. Pour ces gens-là, tout ça n’est rien d’autre que du commerce. Et je suis même plutôt mal vu par eux… » Léo Ferré ! Alors, pensez, Luc Romann…
C’est dire, en tout cas, que des occasions de rencontres et de partage, avec Luc, il y en eut à foison. Dont il reste heureusement quelques traces dans Paroles et Musique et Chorus : d’une première interview importante, signée Marc Robine, dès le numéro d’avril 1981 (avec Julos Beaucarne à la Une et Francis Lemarque et Andrée Simons entre autres rencontres principales), jusqu’au compte rendu par votre serviteur (paru dans le numéro du printemps 99 de Chorus, avec Gréco et Maurane en dossiers) de « la Fête à Luc Romann ». Un bel hommage organisé, de son vivant, par (et avec) des amis communs le 22 janvier 1999 au Théâtre des Chalands de Val-de-Reuil, dans l’Eure. « Deux heures et demie d’amitié et d’émotion autour de Luc Romann », promettait le petit programme remis au public qui ce soir-là emplissait totalement la jolie salle en gradins. Chose promise, chose due... et même un peu plus : trois heures durant en effet, l’amitié fut présente sur la scène et l’émotion dans la salle. Et vice-versa ! Pour la mémoire du héros d’un soir (et peut-être aussi, un peu, pour les futurs historiens de la chanson française, le nom de Romann étant trop souvent oublié de ses dictionnaires et autres encyclopédies), voici l’article que j’écrivis alors.
« La Fête au Petit Prince »
« Ah ! la belle soirée ! Comme d’habitude, les absents ont eu tort. Il faut dire que, suite à l'info parue dans notre numéro précédent, beaucoup n'ont pas eu le choix, les réservations affichant très vite salle comble. Alors, pour mémoire et pour les absents, ce témoignage...
» Jouant de ses deux casquettes (de journaliste et de chanteur), c’est Marc Robine qui ouvrait le ban en rappelant sa propre découverte de Luc Romann, à travers “l’une des plus belles chansons du monde” : Le Temps des chevaux ; sentiment d’admiration qu’il allait aussitôt s’employer à faire partager au public, accompagné par Hélène Triomphe à la guitare et Patrice Lacaud à l’accordéon diatonique. Suivait La Liberté, autre grande chanson de Romann, choisie et interprétée, celle-ci, par l’Israélienne Sara Alexander, jouant elle-même de l’accordéon. Gérard Pierron lui succédait avec deux titres de Gaston Couté et Eugène Bizeau, poètes qu’il a mis en musique et qu’il sait chanter comme personne, porté par les notes subtiles de l’accordina de Francis Jauvain et de la guitare de Pierrick Hardy.
» Enfin, l’invité d’honneur de la soirée entrait en scène sous les applaudissements pour chanter L’Homme de lune (judicieusement amené au préalable par le poème de Bernard Dimey, La Crucifixion, dit avec grand bonheur par le poète Jean-René Rouzé), avant d’être rejoint, au refrain, par le chœur des artistes présents.
» Après un mini-récital (qui voyait Romann, débarrassé désormais de sa guitare, se mouvoir en toute liberté, accompagné par trois jeunes musiciens à la guitare, à l’accordéon, à la batterie et aux percussions), la soirée allait se poursuivre ainsi, sans aucun temps mort, les différents invités se croisant pour chanter des titres du héros du jour, de leur propre répertoire ou d’autres auteurs : le Nantais Michel Boutet, par exemple, interprétant avec beaucoup de sensibilité L’Homme de Brive, une grande chanson de Jean-Max Brua (hélas absent pour cause de maladie). Le Mariage insolite de Marie la Bretonne****, En vérité, Chronique tsigane, La Berceuse, Le Ciel dans la tête, la terre dans le cœur et autres incontournables “romanneries” plus loin, c'est Pierron qui faisait reprendre en chœur et à l’envi Les Mangeux d’terre (Couté) et son immortel refrain : “Y avait dans l’temps un bieau grand ch’min / Chemineau, chemineau, chemine...”
» Et puis, c’était au tour de Pierre Barouh de faire une apparition surprise (remplaçant au pied levé l’irremplaçable Graeme Allwright, hospitalisé la veille [pour une fracture de la jambe]), apportant, sur scène, sa bonhomie, sa spontanéité et son amour de la chanson ; émouvante Lili tirée de son nouvel album : « Que m'excuse l’ami Perret / Mais je ne l’ai pas fait exprès / Ce n’est ni Zoé ni Julie / Pour tout le quartier c'est Lili... » Une prestation accompagnée, improvisée même – avec quel brio ! – par les musiciens de Pierron.
» Mais LE moment d’émotion de la soirée intervint pendant que Luc Romann chantait trois nouvelles chansons, dont Le Clown et la Jongleuse, acrobatiquement illustrée par la démonstration, aussi technique que poétique, de... sa jongleuse de fille ; laquelle faillit bien lui faire oublier toutes les paroles de sa chanson lorsqu’il la vit arriver – ô surprise ! – costumée et grimée en clown. Un moment magique qui mit à nu le fragile équilibre régissant l’art de la chanson vivante : un moment de merveilleux funambulisme, la fille et le père, Luce et Luc se tenant par les yeux et le sourire, rayonnants d'un bonheur éphémère...
» Ephémère ? Pas sûr... ainsi que le constata Gérard Pierron à l’adresse du public, à l’issue de cette mémorable soirée : “Avez-vous remarqué que Luc, en vieillissant, ressemble de plus en plus au Petit Prince ?!” Ce fut le mot de la fin... sur scène, en tout cas : en coulisses (et en présence notamment de Moshé Naïm, le producteur historique de Luc Romann), les très sympathiques (et compétents) organisateurs de la soirée, Pascal Michel, Yves-Marie Denniel et leurs camarades de l’association rouennaise “A Travers Chants” (parrainée par Allain Leprest) avaient prévu de faire la fête [et nous avec] jusqu’à l’aube... » (Fred Hidalgo)
Quinze ans après, presque jour pour jour, Luc Romann s’en est allé rejoindre ses amis du voyage et retrouver Sara Alexander, Jean-Max Brua, Allain Leprest, Georges Moustaki et Marc Robine, Yves-Marie Denniel aussi, partis dans l’intervalle. Que nous reste-t-il aujourd’hui, à nous tous qui participions à ce moment d’exception de la vie d’un artiste pas (tout à fait) comme les autres ? Quoi ? Hormis la peine, et les chansons, bien sûr… Une chose, indestructible et transmissible : il nous reste la mémoire, qui est la reconnaissance du cœur.
Or, si une joie partagée, à l’en croire le sens commun, est une double joie, une peine partagée devient (presque) une demi-peine… En vérité, il faut le dire, Luc Romann était un artisan de la chanson aussi doué que ses qualités personnelles étaient rares : lucide et malheureux devant l’état du monde, en empathie totale avec les victimes, révolté et indigné face à l’injustice mais sans aucun parti pris, ni personnel ni communautaire ni politique, autre que celui de l’humanisme. Et puis, c’était presque sa « marque de fabrique » qui me rendait admiratif à son égard, c’était un homme jamais amer ni aigri (et pourtant, hein…), que je n’ai jamais entendu dire du mal de ses semblables et de ses collègues en particulier (alors que la jalousie et la médisance ne sont que trop répandues dans ce milieu), toujours positif, amoureux de la vie, la porte définitivement grande ouverte : « Il y a des terres promises / Au bout de chaque chemin / En chaque maison / On tire le vin / Et les tables sont déjà mises / Toute porte reste ouverte / Au voyageur qui viendra… » (Il y a de l’amour).
Plein d’enthousiasme, l’homme de La Braoze, et confiant, toujours, en l’avenir. Inébranlable dans cette conviction intimement ancrée en lui. Demain, nous disait-il, l’œil vif et le sourire à fleur de lèvres, demain, répétait-il, il fera beau. Forcément plus beau qu’aujourd’hui. Demain... Né le 5 décembre 1937 à Paris, Luc Romann est mort le 6 janvier 2014 de complications cardio-vasculaires post-opératoires. Il venait d’avoir 76 ans. Sa dépouille sera incinérée à Mont-de-Marsan. Demain.
NOTES : (*)Deux instrumentaux joués à la guitare et au banjo par son ami Jack Treese. (**)Un réseau auquel participait Brian Thompson, en tant que directeur du Centre de la chanson (française) et du festival L’Air du temps à Boston-USA. (***)Ces dernières années, Romann m’adressa nombre de nouvelles chansons, toujours aussi belles et encore inédites ; il faudra bien, un jour, que quelqu’un quelque part réédite ses albums, enregistre ses nouveaux titres et/ou se décide à le chanter sur scène… (****)Une chanson dont le groupe Tri Yann fera un grand succès populaire et l’un des titres emblématiques de son répertoire.
ILLUSTRATIONS : Le portrait de Romann dessiné spécialement pour son premier entretien avec Paroles et Musique (avril 1981) est l’œuvre de Philippe Quinton. Les photos de la « Fête à Luc Romann » sont de Hugo Miserey. Toutes les autres sont de votre serviteur ou de Mauricette Hidalgo, prises dans les années 1980 soit chez Romann, à « La Braoze », soit chez nous, à « L’Araucaria ».
DISCOGRAPHIE & BIBLIOGRAPHIE : La discographie de Luc Romann est composée de cinq 45 tours 4 titres (trois chez Fontana et deux chez Riviera) parus entre 1962 et 1965 ; trois 45t 2 titres (chez Moshé Naïm) entre 1970 et 1973 ; deux 25 cm 10 titres (Luc Romann chante… Luc Romann) et 8 titres (Fille de rien) chez Fontana en 1962 et 1963 ; deux 30 cm chez Moshé Naïm : Le Voleur (13 titres) en 1969 et La Liberté (11 titres) en 1973 ; deux 30 cm autoproduits : « Les Oumpapas » en 1979 (11 titres mais 17 plages avec les histoires brèves, distr. Lyrion), Le Ciel dans la tête, la Terre dans le cœur en 1982 (10 titres, distr. Jam) ; une cassette autoproduite, Solitudes et compagnie, en 1992 (10 titres, autodistribution). Luc Romann a également publié en 1985 un livre sur les Tziganes et les gens du voyage, La Pancarte, coécrit avec Jacques Coustals.