Pas d’amertume pour autant chez lui, en aucune façon (« C’est vrai que j’ai perdu tout ressentiment depuis très longtemps, assure-t-il. Il n’y a jamais de “relents souvenirs” » dans ces mémoires), aucun désir de revanche non plus. Simplement le souci de la vérité quand l’autre est quelqu’un qu’il estime et admire. À propos du Grand Jacques (« génial et hostile »), qui se montra pour le moins léger vis-à-vis de lui, Leny s’interrogeait encore à l’heure d’écrire son livre : « Jacques Brel m’a haï tout de suite. Longtemps. Je n’ai jamais su pourquoi. »
Quelques lignes plus haut, il rappelle pourtant l’admiration qu’il lui vouait, en narrant sa découverte de l’homme de scène lors d’une tournée Canetti où, un mois durant, tous deux furent à la même affiche ; Brel en vedette, Escudero, alors débutant, en première partie : « Après l’entracte, je vais écouter Jacques Brel. J’en prends plein la gueule. […] Jacques Brel est parmi les plus grands comédiens que je connaisse, dans le sens noble du terme. Je le vois durant ce mois, jour après jour, répéter avec ses musiciens, répéter, répéter… les connivences, les gestes, les attitudes, les tics, les grimaces. Soir après soir, tapi au fond de la salle, je vois naître devant moi La Divine Comédie ! […] Autant pour Yves Montand le travail sent la sueur et la besogne, autant pour Brel il relève du génie. Toutes ses répétitions sont une première fois. Je suis admiratif au-delà de la raison. » Sentiment qui n’empêche pas le jeune Escudero d’avancer à son pas : « …Mais je reste convaincu que chez les grands comédiens doivent survivre quelques relents de bohémien… Et ces relents, je les porte en moi. »
La haine ? Comme le titre d’une chanson de Brel, justement. Oui, elle était là. Non, Leny n’a jamais su pourquoi. Mais curieusement, suite à mon reportage sur Jacques Brel aux Marquises, je crois bien en avoir trouvé l’explication. Je m’en suis ouvert au dernier des deux qui reste… et Leny, surpris ô combien et d’abord incrédule, a reconnu la parfaite crédibilité de celle-ci. Seulement, le livre était déjà chez l’imprimeur. Y aura-t-il des réimpressions avec, dans le chapitre concerné (« Ma grève chez Philips »), une version remaniée ? Pour ma part, c’est sûr, j’en reparlerai lors de prochains écrits sur le Grand Jacques...
Brel donc et Aznavour pour une triste histoire de droits d’auteur… Mais Leny se souvient aussi des autres grands du « music-hall » ou du cinéma (où il aurait pu faire carrière) qu’il a fréquentés et parfois connus de près. Édith Piaf, Georges Brassens, Félix Leclerc qui devint son parrain dans le métier (le soir même de son premier passage aux Trois Baudets – accompagné par Jean Yanne au piano – et juste après, en fin de programme, à Bobino !), Juliette Gréco, Boris Vian, Léo Ferré, Raymond Devos, Arletty, Maurice Fanon, Pia Colombo, Fernand Raynaud, Jean Gabin, Michel Simon, Jean-Pierre Melville, Yves Boisset… Tiens, dommage que Leny n’ait pas parlé de ses projets avec Frédéric Dard ; sachez que les deux hommes (je le tiens, séparément, des deux) avaient commencé à travailler ensemble à une comédie musicale…
Formellement, cet ouvrage – dont j’ai vu, manuscrits, de la fine écriture de Leny, en pattes de mouche, certains chapitres deux ans et demi avant la sortie du livre le 28 mars dernier – se compose de trois parties : Né pour ça ? sur l’avant-chanteur, le temps des boulots manuels (terrassier, « poseur, mateur et fondeur » de tuyaux, ouvrier du bâtiment, carreleur…) ; Quelqu’un qui chante ? puis Inventer le ciel bleu ? Notez les points d’interrogation, Leny – qui écrivait pourtant depuis son enfance et a impressionné les pros les plus expérimentés, Canetti, Barclay, Coquatrix, etc., par son charisme à la ville comme à la scène – ayant toujours manqué de confiance en lui ; c’est d’ailleurs l’une des surprises révélées par cet ouvrage. Trois parties donc et… cent vingt-six chapitres !
Plutôt que de se lancer dans l’habituelle narration autobiographique (en fait et dans bon nombre de cas un travail de « nègre » qui a « accouché » la vedette au magnétophone), Escudero a privilégié la diversité, l’intensité et donc la brièveté des sujets. Comme on construit des chansons. Et ça marche ! Et même du feu de Dieu, car l’auteur s’exprime ici comme l’homme l’a toujours fait, avec son argot de Belleville, proche de la langue d’Alphonse Boudard ou d’Auguste Le Breton qu’il a bien connus. Aucune prétention là-dedans, rien que la vérité du bonhomme, le reflet de la réalité vécue.
Au final, à l’intérêt intrinsèque du témoignage s’ajoute le plaisir de la lecture grâce à plein de petits bonheurs d’écriture, à tel point que l’éditeur a jugé bon d’ajouter en appendice « Les Mots de Leny Escudero – mots d’argot ou autres » à l’usage sans doute des jeunes générations. Plus le temps passe et plus la langue de Molière (et de Rabelais, et de Céline, et de Brassens… et d’Etiemble, le pourfendeur du franglais) semble devoir s’effacer au profit d’un mode de communication réduit à sa plus simple expression (140 signes au max !), sans saveur ni nuances. Quand elle n’est pas phagocytée insidieusement mais sûrement par l’anglais. Entendu ce matin sur une radio du service public à propos d’une émission télé d’antiréalité une candidate visiblement aux anges : « Super, ce show, en prime time et en live ! » No comment. Leny, lui, parle d’affranchis et de condés, de retapissage et de michtons, de tricards et de branques, de chtarbés et d’effeuilleuses, d’ardoises et de casseroles, il se rappelle ses coups de torchon et le temps où il allait au chagrin… Choisis ton camp, camarade ! Comment voulez-vous, ma pauv’ dame, comment voulez-vous, mon bon monsieur, après tout ce que l’on entend « au jour d’aujourd’hui », ne pas l’avoir à la caille ?!
Avec les mots de Leny, ce livre, baignant dans la pudeur et la tendresse (« Depuis plus de vingt ans, je vis avec Céleste, ma compagne, précise-t-il à la coda, en guise de point final. Elle n’aimerait pas que je dévoile nos secrets, nos mystères. J’ai le mal de l’Afrique et j’entends les oiseaux. »), ne fait cependant jamais l’impasse sur les faiblesses et les malheurs, les erreurs et les horreurs. Il évoque la guerre d’Espagne (né le 5 novembre 1932, Leny a fui le franquisme avec ses parents lors de la Retirada vers la France où, en mars 1939, son « p’tit père » fut aussitôt interné au camp de concentration d’Argelès… comme le mien au même moment) et la Seconde Guerre mondiale, il parle du massacre des Algériens jetés à la Seine en octobre 1961 (« Une nouvelle Saint-Barthélemy »), du drame du métro de Charonne orchestré le 8 février 1962 par le préfet Maurice Papon, « l’organisateur de la rafle du Vel’ d’Hiv’ », de l’OAS et des truands, de Mai 68 et de la parole retrouvée… Tout cela écrit à la première personne bien sûr, mais surtout au présent de l’indicatif ! Superbe parti pris. Si bien qu’on s’y croit, à tout moment : on est là, auprès de lui, on l’accompagne dans ses galères et ses amours, en studio d’enregistrement, en tournée, comme au Dahomey… ou à Djibouti. Oui, on s’y croit… ou l’on s’y revoit !
On est alors en mars 1979, dans l’ex-Territoire des Afars et des Issas, indépendant depuis moins de deux ans. Brel est mort le 9 octobre précédent ; à l’Olympia, ce jour-là, la vedette s’appelait Escudero... Avec ma chère et tendre, nous avons joué les intermédiaires entre Leny et le directeur du centre culturel français Arthur Rimbaud. J’ai persuadé le premier, dont j’ai fait la connaissance en 1977 à l’occasion d’un passage au TBB, le Théâtre de Boulogne-Billancourt, et qui m’a invité chez lui, histoire d’approfondir notre mémoire commune, de venir chanter à Djibouti où je travaille à la refonte de la presse nationale ; et j’ai convaincu le second, grand amateur de chanson, d’organiser sa venue. Leny consacre le dernier chapitre de la deuxième partie de son livre, « “L’honorable correspondant” et le vice-amiral », à ce séjour dans la Corne de l’Afrique. Un séjour suffisamment marquant pour en conserver – trente-quatre ans plus tard – un souvenir assez fidèle, dans l’esprit, mais pas trop précis dans le détail. Pourtant, l’histoire vaudrait d’être contée dans le détail, justement, tellement elle fleure bon l’humanité face à la bestialité.
Il y faudrait quelques dizaines de pages, tant elle fut riche en événements. Il est vrai que les protagonistes principaux en furent le vice-amiral commandant de la flotte française dans l’océan Indien et le chef local du SDECE, le Service de renseignement français, qui (par vengeance mesquine, suite, disons, à une fin tonitruante « de non-recevoir » de ma part – c’était la grande époque de la Françafrique…) fit en sorte de nous interdire l’entrée à un spectacle de Leny. Un concert supplémentaire (conclu par le centre culturel pour aider au financement de sa venue) présenté par le Rotary-Club devant le Tout-Djibouti. L’artiste, que nous ne voulions évidemment pas perturber avant sa prestation, n’en fut informé qu’à l’issue de celle-ci. S’étonnant de notre absence, il nous fit appeler par le président du Rotary, puis, devant le barbouze du SDECE, il demanda qu’on nous fasse des excuses publiques et qu’on ajoute deux couverts au grand dîner prévu en son honneur, sous peine que… « Ce sont mes amis qui décideront. S’ils décident de rester à dîner, à mes côtés, je reste. S’ils décident de partir, je pars. »
Que croyez-vous que l’on fît ? Face à notre refus, Leny – incroyable et fraternel Leny ! – tourna les talons sans hésiter devant toute la salle médusée ! Vivre pour des idées... Nous regagnâmes ensemble notre logement où le dîner fut sans doute moins gastronomique et protocolaire mais tellement plus intime et authentique. Quels fous rires aussi en évoquant la tête de ces notables, grands patrons français et officiels djiboutiens, ainsi plantés par la vedette pour laquelle ils avaient mis les petits plats dans les grands ! Comme dans Le Vieux Jonathan, on en rigole encore.
Quant au concert de Leny, le vrai, celui qu’il donna au Théâtre des Salines, un beau et grand lieu de plein air, en gradins, géré par le Centre culturel (avec entrée libre aux Djiboutiens), il fut exceptionnel. On le sait, jamais Leny ne s’est ménagé sur scène, suscitant toujours une rare intensité émotionnelle (aucune vidéo, hélas, n’est vraiment capable d’en témoigner), mais ce soir-là, sous la lune et dans une chaleur volcanique (et fusionnelle), il s’évertua à donner encore plus. Et lorsque intervint sa tirade sur l’Afrique en prison, dans Sacco et l’autre, le public en noir et blanc, qui découvrait la chanson, lui fit une ovation aussi longue que spontanée. Le lendemain, pour Le Réveil de Djibouti, l’hebdo national, j’écrivis que ce concert rappelait les meilleurs de Brel… Leny en fut touché qui commença alors à me confier son admiration sans bornes pour le Grand Jacques… et l’hostilité incompréhensible que celui-ci avait montrée à son égard.
Un an et demi après, il était en couverture du n° 2 de Paroles et Musique (mensuel « de la chanson vivante » dont il fut le tout premier artiste à être informé du projet, comme il s’en souvient dans son livre), pour lequel j’avais eu la chance d’assister à l’enregistrement de son album Grand-père arrangé par l’excellent Jean Musy. Mais il est temps de conclure ce sujet ! Je vous avais prévenu. Il y aurait tant à dire et à écrire encore sur ce grand monsieur de la chanson française qui, hélas, à l’instar d’un Georges Moustaki, handicapé par des difficultés respiratoires, ne remontera plus sur scène. Il nous reste ses albums (sa discographie CD disponible figure en annexes du livre) et un DVD (un seul !) de sa tournée 1991 (dont cinq semaines au TLP-Dejazet). Leny Escudero a fêté ses quatre-vingts ans l’automne dernier, mais comme à l’entendre et à le lire, sa vie « n’a pas commencé », on attend maintenant le récit de sa petite enfance au pays Basque espagnol jusqu’à la fin de son adolescence à Mayenne, pardon… à Malypense. « À Malypense, un jour / Si revient mon amour / Je lui dirai tout bas / Rappelle-toi / Rappelle-toi, le temps / Le temps de nos quinze ans… » Salut et merci pour tout, Leny !
• LENY ESCUDERO : Ma vie n’a pas commencé, Le Cherche Midi, collection Documents, 432 pages (site de l’éditeur ; page facebook de l’artiste : Leny Escudero l’officiel).