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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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27 mai 2013 1 27 /05 /mai /2013 11:22
Marina Rossell, Teresa Rebull et l’Affaire Brassens
  
  
Mon cher Jo,
Du hasard et des rendez-vous… Comme le disait le poète, nous venons de vérifier une fois de plus qu’« il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous ». Un mois et demi seulement après ton dernier message – un mot nous informant que la forme revenait, même lentement, même « trrrès » lentement (je t’imagine aujourd’hui, l’air sceptique, au moment de taper trois fois cet « r » éloquent qui, hélas, relativisait la teneur rassurante du message) –, l’annonce de ton dernier voyage nous a cueillis dans la région de Perpignan. En Catalogne nord… Pas la peine de te faire un dessin, tu ne savais que trop l’importance des racines, de marcher sur les pas des siens, pour continuer à tracer son propre chemin… « jusqu’au bout, jusqu’au bout ».
 
Marina-Moustaki-Paco.jpg
  
C’est dans ce Roussillon que mena le chemin ô combien malaisé de centaines de milliers de patriotes espagnols, combattants républicains mais aussi femmes, enfants et vieillards, fuyant les nationalistes franquistes (« le patriotisme, disait Romain Gary, c’est l’amour des siens ; le nationalisme, c’est la haine des autres… »). Pour les « accueillir », en janvier-février 1939, on improvisa à la hâte, le long du littoral, des camps où, traités de façon inhumaine, ils allaient mourir en grand nombre de faim, de froid et de manque de soins sous la garde hostile de l’armée. Tu la connaissais bien, cette histoire… Aussi bien que certains artistes dont les parents en avaient été les héros involontaires. Notamment Leny Escudero et Paco Ibañez qui avaient vu leur père respectif parqué au camp d’Argelès… tout comme le mien. En basculant dans le dernier versant de l’existence, le devoir de mémoire devient pressant. Je fais donc chorus dès que j’en ai l’occasion, comme dans ce sujet à propos de Cali (« Tu es de ma famille »), que tu m’avais fait le bonheur d’apprécier tant pour le pan d’histoire qu’il raconte, partagé avec le natif de Vernet-les-Bains, que pour celui-ci avec qui tu avais réenregistré (puis chanté sur scène) cette ode magnifique à la fraternité que tu appelais de tes vœux, Sans la nommer
 
  
Terrible période, anticipant l’antisémitisme institutionnalisé de Vichy. Les camps bien sûr. D’Argelès, du Barcarès, de Saint-Cyprien, de Rivesaltes... De Collioure aussi, avec son bagne du Château royal ; la seconde « Bastille » que la France aura connue, heureusement limitée dans le temps, destinée aux Espagnols et, déjà, aux Juifs, membres des Brigades internationales, jugés dangereux pour le pays (alors que la plupart allaient s’engager dans la résistance et même libérer Paris du joug nazi)… Collioure, superbe station balnéaire aujourd’hui, où quelques semaines à peine après son arrivée, s’éteignait Antonio Machado, l’un de nos grands poètes universels (« Caminante no hay camino / Se hace camino al andar… » – « Toi qui chemines, sache qu’il n’y a pas de chemin / Chacun trace son chemin en avançant »). Il y repose à jamais à l’ombre des cyprès. Les camps, oui, mais également – contre-exemple merveilleux d’humanisme – la « Maternité suisse » d’Elne, petite cité à l’intérieur des terres.
  
 
Tu ne devais pas la connaître, cette histoire. Car c’est encore une histoire oubliée. Occultée, plutôt, et pendant un bon demi-siècle. C’est pourtant une histoire à vous réconcilier avec le genre humain. Mais d’abord et surtout une affaire de femmes. D’une femme en particulier, Elisabeth Eidenbenz, dont j’ai envie de te parler, mon cher Jo, car tu vas sans doute la croiser au paradis des « Justes » : collaboratrice du Secours suisse aux enfants, elle a vingt-cinq ans lorsqu’elle crée à la sortie d’Elne, dans une vieille demeure bourgeoise, une maternité destinée à accueillir des mères parquées dans les camps (où, rappelle aujourd’hui la municipalité, « les conditions de détention étaient si horribles que le taux de mortalité, en particulier infantile, atteignait des hauteurs insoutenables ») : mères espagnoles, mères juives, mères tziganes, puis au fil du temps mères françaises, etc., vivant dans la clandestinité ou subissant les dures restrictions de la Seconde Guerre mondiale. Au final, la maternité comptait des mères d’au moins vingt nationalités différentes.
 
Maternite.jpg
  
Ainsi, entre 1939 et 1944, quelque six cents enfants, « tous condamnés à mort à cause de leurs origines ou des conditions de détention de leurs mères », ont vu le jour dans cet établissement courageusement dirigée par cette institutrice suisse devenue infirmière par nécessité… Au-delà des nouveau-nés, des grandes sœurs, des grands frères et d’autres nourrissons rescapés, allaités par les mères qui venaient d’accoucher, purent bénéficier du régime salutaire de la Maternité et être, eux aussi, sauvés d’une mort probable. Quand je te disais que c’était une histoire merveilleuse... « Un havre de paix au milieu d’un océan de souffrances, voilà ce qu’était la Maternité suisse d’Elne. » Un berceau d’humanité au cœur de l’inhumain… En outre, depuis la Maternité partaient chaque jour des milliers de repas et de rations de lait pour les camps.
 
  
Tout cela dans la plus grande discrétion possible, et avec le concours d’habitants du village offrant qui des vivres, qui des vêtements. Une histoire exemplaire et magnifique de femmes, assurant presque seules, à une douzaine, toutes les tâches. Ce sont « Les femmes oubliées », déclarait ce dimanche le maire d’Elne, Nicolas Garcia, lors de la réouverture publique de cette maternité, désormais lieu de mémoire. En ruines dans les années 90-2000, elle fut rachetée par la ville en 2005, rénovée et donc inaugurée officiellement ce 26 mai 2013, avec une exposition rappelant son histoire après la Retirada et durant la guerre mondiale jusqu’à ce que les nazis, apprenant son existence, interviennent pour la fermer définitivement.
 
ecoute.jpg
  
Même du Nord, c’est ici aussi la Catalogne… et donc les discours, aussi informatifs qu’émouvants, ont tous été prononcés en catalan ; avant que la parole soit cédée à… Marina Rossell ! Oui, Georges, « ta » Marina, la grande Marina de la chanson catalane, habituée aux salles de spectacles les plus prestigieuses, celle que tu connais depuis ses tout-débuts, celle dont, séduit par son chant, tu t’étais empressé d’acheter ses cassettes de chansons, celle avec qui tu as tant chanté... Celle, enfin, qui t’avait rendue visite à Paris, fin 2011, pour te présenter son album Marina Rossell canta Moustaki en catalan [voir vidéo du sujet précédent]. Cette fois, Marina a tenu à venir de Barcelone pour cette occasion spéciale et des plus discrètes, pour la mémoire et l’amour. Et sa première pensée, devant une cinquantaine de privilégiés, a été pour toi. Pour l’amour et la mémoire. Grâce à elle, tu étais présent parmi nous, dans l’esprit et dans nos cœurs. Alors, Marina a pris sa guitare et, de sa voix sublime, elle a chanté sa version du MétèqueEl Métec ! Quelle émotion…
   
 
S’adressant ensuite au public, toujours en catalan, elle a annoncé qu’un autre grand de la chanson l’avait priée de dire qu’il aurait également voulu être là, à Elne, mais que son cœur, lui, était avec nous… C’était Paco bien sûr, mon cher Jo ! main.jpgPaco Ibañez, oui… avec qui tu as tant partagé, à la ville comme à la scène.
    Et puis, autre surprise, Marina de souligner qu’elle était heureuse de pouvoir saluer aussi une grande dame de la chanson, qui passa les Pyrénées en février 39, rentra dans la Résistance et finit par se fixer ensuite à Banyuls, non loin de la frontière : madame Teresa Rebull ! « Je voudrais rendre hommage à une grande dame de laquelle je tiens toute notre histoire ; c’est elle qui me raconta la bataille de l’Ebre, la plénitude et la fin de la République espagnole [qui fut le premier régime démocratique au monde à nommer une femme ministre…], c’est elle qui m’expliqua la Résistance française et le maquis. Je dirais même que ma façon de chanter lui doit beaucoup… Et cette dame est vivante et elle est ici parmi nous ! C’est “la” Teresa Rebull ! »
        
 
Encore une amie à toi, mon cher Jo. Moi, cela faisait des années que je ne l’avais revue… Grande dame de la chanson catalane, elle fit une bonne part de sa carrière en France, se produisant même, dans les années 50, en première partie de Léo et de Georges. Quelle joie de la retrouver ici, de façon tellement inattendue, même si elle se déplace désormais en fauteuil roulant : « La chanson c’est fini pour moi… Mais, nous dit-elle une lueur de plaisir dans le regard, on ne m’a pas totalement oubliée : une journaliste du Point est venue m’interviewer récemment pour un prochain article ! » Quel plaisir aussi de la prendre en photo avec Marina Rossell ! Marina et Teresa, deux générations, un même chant…
 
Avec-Teresa-Rebull.jpg
  
Prix Charles-Cros 1979 pour son album Chants catalans, Teresa se souvient parfaitement de Paroles et Musique qui l’accompagna dans les années 80 et aussi du dernier article important que nous lui avions consacrée dans Chorus : « C’est Marc Legras qui l’avait écrit ! Comment va-t-il, Marc ? » C’était à l’été 2005 (n° 52, avec Souchon à la une), à l’occasion de la parution d’un coffret CD et de son autobiographie, Tout en chantant. Marc que tu aimais tant, mon cher Jo, et qui a réalisé avec toi le dernier florilège de tes chansons, Éphémère éternité... Comment disait Eluard, déjà ? « Il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous. »
 
   
 
L'AFFAIRE BRASSENS
Figure-toi aussi, le hasard faisant bien les choses (comme un dénominateur commun à tout cela), que la veille s’était déroulée au Théâtre municipal de Perpignan une soirée consacrée à ton maître et ami, Tonton Georges, qui dès 1954 t’encourageait à persévérer. Aux manettes, l’association « Les Copains d’après » (présidée par Michel Mariette) qui fêtait ce soir-là sa vingt-cinquième année d’existence. À l’affiche, L’Affaire Brassens, un groupe de quatre chanteurs-musiciens de haute volée dans un spectacle théâtralisé d’une exceptionnelle qualité, où le dénommé Brassens est accusé de tous les maux !
 
 
Tu aurais aimé voir ça, c’est sûr, car c’est peut-être ce qui s’est fait de meilleur en l’espèce depuis le « Brassens » de ton ami et fils spirituel Maxime Le Forestier. Formidable idée, empruntée au fameux « Tribunal des Flagrants délires » de Claude Villers (avec sa contribution vocale !), qui entraîne aussitôt l’adhésion du public. Chants et contrechants de toute beauté (mais jamais « à la manière de »), harmonie des cordes (une quinzaine de guitares sur la scène : arrangements de Jacques Gandon, grande pointure !), humour complice et pédagogie jubilatoire. Un spectacle aussi fin, riche et intelligent que possible pour donner à découvrir ou redécouvrir Brassens… quitte à se faire condamner à la fin à chanter une chanson de plus, tous ensemble – les quatre (Jean et Pascal Bonnefon, Jacques Gandon et Patrick Salinié), le témoin du jour, Davy Kilembé (toujours un invité régional chez L’Affaire Brassens, par exemple un certain Francis Cabrel dans le Gers…), dont la déposition consistait en une bien belle et originale version de Je m’suis fait tout p’tit, accompagnée à la basse électrique, et le public composant le jury. En l’occurrence la Chanson pour l’Auvergnat.
 
Commencée par un hommage pudique avec un instrumental du Métèque, la soirée s’achevait par ces mots où, d’instinct, dans le refrain, le Métèque se substituait à l’Auvergnat. Oui, mon cher Jo, ce soir-là c’est à toi, plus que jamais, « Toi l’étranger » que le croqu’-mort venait d’emporter « à travers ciel, au Père éternel », qu’on a pensé en chantant « Elle est à toi cette chanson »
      
 
NB. Les deux vidéos de Marina Rossell, saisies au débotté (et au téléphone portable !) par Mauricette Hidalgo, sont livrées ici, non pas pour leur extrême qualité, bien sûr, mais pour le témoignage unique qu’elles constituent. Pour l’émotion, l’amour et la mémoire. On y entend des « clics » intempestifs : mille excuses, ce sont ceux de mon appareil photo qui ne me quitte jamais. Avant de regagner la région parisienne (Marina Rossell reprenait la route de son côté – de même que Cali… – pour un ultime adieu à l’ami Georges, lundi après-midi au Père Lachaise... non loin de l’endroit où repose Édith Piaf), nous ne voulions pas manquer la réouverture de la Maternité suisse d’Elne dont l’histoire nous avait beaucoup touchés. La vidéo que nous mettons en ligne est extraite d’un documentaire qui lui a été consacré ; Elisabeth Eidenbenz (que l’on aperçoit à la fin, s’exprimant en espagnol) est décédée à Zurich le 23 mai 2011 à l’âge de 97 ans ; le 12 juin elle aurait eu 98 ans.
 
   
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25 mai 2013 6 25 /05 /mai /2013 10:03
L’Alexandrin de la chanson
          
Début avril, depuis Vence, un de ses messages nous disait encore : « La forme revient trrrès lentement… Ici, c’est un vrai printemps. » On attendait d’autres nouvelles… et puis, Le Facteur de chansons est mort ce 23 mai 2013. Fils de Nessim et Sarah Mustacchi, libraires à Alexandrie, appelé Giuseppe à sa naissance parce que la sage-femme était italienne, Yussef pour l’état-civil et Joseph à l’école française, il adopta le prénom de Georges (et francisa son nom), le jour où il devint chanteur, par admiration pour Brassens (cf. Les Amis de Georges…). Grec né en Égypte aux origines italo-sépharades et amoureux du Brésil, c’était un Méditerranéen qui parlait six langues (l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français, le grec, l’hébreu, l’italien et le portugais). Sa vraie patrie ? Elle ne faisait pas de doute, comme il nous l’avait rappelé à l’occasion d’un dossier de Chorus : « Je suis citoyen de la langue française. » Il lui fallut pourtant attendre 1985 pour qu’on daignât lui en accorder la nationalité, plus de trente ans après son installation à Paris et quinze ans après son premier grand prix de l’académie Charles-Cros pour Le Métèque… Juste pour l’amour et la mémoire, quelques bribes de souvenirs communs.
 
Scene.jpg
 
Depuis ce bien triste jeudi du dit joli mois de mai, tout remonte… Comme des Eaux de mars qui recouvriraient tout le reste. Me revient comme si c’était hier le souvenir de notre première rencontre, pas banale, puisqu’elle eut lieu à Libreville, au Gabon, en 1972. Comme nous le ferons plus tard à Djibouti, avec ma chère et tendre, nous nous étions « acoquinés » avec le directeur du centre culturel français pour qu’il fasse venir des chanteurs. Étant l’un des deux journalistes français vivant sur place mais le seul travaillant pour et avec des Gabonais (le second était le correspondant de l’agence France-Presse), j’eus droit à une rencontre professionnelle aussi privilégiée que décontractée, avant que le directeur du centre culturel n’organise un dîner amical chez lui… Il y avait seulement trois ans que Georges avait sorti son Métèque, premier album officiel, et deux ans que nous l’avions découvert en scène, enthousiastes, dans son premier grand récital parisien à Bobino (cf. l’album Bobino 70 avec déjà Le Temps de vivre, Votre fille a vingt ans, Ma liberté, Dire qu’il faudra mourir un jour…).
   
   
Tant professionnellement (à travers Paroles et Musique, Chorus et même l’édition, puisque je serai en 2005 l’éditeur de sa très belle biographie, signée Louis-Jean Calvet, préfacée par lui-même : Georges Moustaki, La Ballade du Métèque, Fayard/Chorus) que personnellement, le contact ne sera jamais rompu, bien au contraire. Et quand nous n’avions pas de ses nouvelles en direct (surtout des courriels, réguliers, voire un commentaire couv-livreici ou là posté sur ce blog, nous en recevions toujours par l’intermédiaire de notre ami commun Marc Legras, qui fut non seulement l’un de nos excellents (et indéfectibles) collaborateurs depuis la création du « mensuel de la chanson vivante » en 1980 mais aussi l’un des journalistes les plus proches du chanteur à tous points de vue. Et depuis longtemps : il se souvient de cette première lettre, reçue en 1975, par laquelle Georges Moustaki émettait le souhait de le rencontrer (à l’époque, Marc animait une émission de chanson sur France Culture), ce qui fut fait cette année-là chez lui, dans l’île Saint-Louis… où je l’avais moi-même croisé, curieux hasard, un jour de 1970 (il descendait de sa moto – c’était L’Homme à la moto de Piaf !) où j’étais allé rendre visite à Frédéric Dard qui vivait alors dans une artère voisine, la rue Budé.
  
Plus tard, Marc Legras sera non seulement l’auteur des principaux (et nombreux) articles que nous lui consacrerons durant trente ans (rencontres, témoignages, comptes rendus de spectacles, critiques de disques…), dont l’important dossier de Chorus n° 15 du printemps 1996 (avec Francis Vernhet aux photos de scène et d’entretien), mais aussi son miroir ou son double pour cinq ouvrages réalisés en commun. Notamment un livre d’entretiens, Un chat d’Alexandrie (De Fallois, 2002), un autre cosigné : Chaque instant est toute une vie... (Le Marque-pages, 2005), puis le Petit abécédaire d'un amoureux de la chanson (L’Archipel, 2012) et enfin Éphémère éternité, anthologie parue le 7 mars 2013 : « Il a pas mal traîné, me rappelait Marc, avant d’accepter ce titre… »
  
C’est du reste par l’intermédiaire de Marc que « Jo » réagit au sujet que je venais de consacrer à cet ouvrage (et dès le lendemain de sa mise en ligne !), le 2 avril. À Marc, il disait : « Merci pour le papier de Fred. Il est bien documenté et bien formulé. Plus que sympa. Tu pourras lui dire. » Aujourd’hui, il y aurait tant à dire sur Georges… Mais c’est tôt et c’est dur. Pour l’amour et la mémoire, je sais pourtant qu’il me faut tenter de dire un petit quelque chose de plus… ou de moins… De plus personnel ou de moins conventionnel que ces hommages officiels qui ont plu toute la journée de jeudi. François Morel, lui, a su quoi dire, le lendemain matin, dans sa chronique hebdomadaire de France Inter. Témoignage bouleversant. Au chagrin, François, tu nous as rajouté des larmes, mais des larmes comme des pansements au cœur, velours-velours dirait Souchon, des larmes de fraternité partagée. Alors oui, je vais le faire. Mais en sachant déjà qu’au bout du compte, au bout de ces lignes, je parviendrai au même constat que Jo dans son album éponyme de 1996 : Tout reste à dire
 
moustaki-montauban.jpg
   
Comment commencer ? Peut-être, puisque c’était déjà en mai, comme le mois de sa naissance et de son envol, en rappelant qu’en 1991 le festival Alors… Chante ! de Montauban avait choisi d’en faire l’invité d’honneur de sa sixième édition (voir photo ci-dessus avec Francis Lemarque, Jo Masure – le directeur – et Catherine Le Forestier). C’était un an avant que le même hommage soit rendu (du vivant des artistes !) à Léo Ferré… en présence de Georges (voir vidéo), revenu spécialement sur les rives du Tarn, aux côtés notamment de son ami Leny Escudero (avec lequel il avait partagé bien des luttes sociales, se rendant sur le terrain, à Cléon ou ailleurs, en toute discrétion).
  
Autre souvenir, vécu en Espagne et partagé par un bon millier de spectateurs. C’était en Catalogne (où il comptait beaucoup d’amis artistes, comme Marina Rossell), plus précisément à Tarragone le 8 juillet 1994. Ce soir-là, Georges donnait son spectacle en plein air, dans un magnifique théâtre de verdure, éclairé seulement par les étoiles. Pas une place de libre ! En Espagne, Moustaki est un mythe : avec ses chansons comme Ma liberté (en français dans le texte), il a accompagné la transition démocratique et l’arrivée de la gauche au pouvoir. Le public était sous le charme depuis une bonne heure, quand intervint un événement inattendu de tous (et de Georges le premier) : l’arrivée sur la scène de Paco Ibañez ! En route pour Barcelone, de retour de Madrid où il venait de présenter son nouveau spectacle en compagnie du poète Jose Agustin Goytisolo (Palabras para Julia, Erase una vez…), Paco, remarquant les affiches du concert de Moustaki, n’avait pas hésité à faire le détour ! Informé de son arrivée et de sa présence dans les gradins, Georges, visiblement ravi et n’y tenant plus, invitait alors publiquement son collègue et ami, le plus français des chanteurs espagnols, à venir partager la scène avec lui ! Surprise et joie des spectateurs, tonnerre d’applaudissements…
     
   
La suite ? J’en fis le compte rendu pour Chorus (n° 9, automne 1994), tellement la soirée fut magique. En voici la fin : « Et Goytisolo de dire alors des poèmes, et Paco de chanter, en s’accompagnant avec la guitare de Jo… Une rencontre porteuse d’émotion, une manière d’être et de se comporter (pas facile d’interrompre ainsi le cours de son récital, pas facile non plus pour l’artiste de passage de se produire au débotté) dont seuls sont capables les plus grands. Ce soir-là, la chanson a fait preuve une fois encore de son pouvoir incontestable de rassemblement, de communication voire de communion, au-delà des barrières linguistiques. Même si le grand Jo maîtrise bien le castillan, même s’il a interprété l’une de ses chansons en catalan… Pour l’en remercier, le public en chœur ne pouvait faire mieux que de reprendre spontanément, dans un pot-pourri final où il s’entrecroisait astucieusement avec La Bamba, le refrain de Frère Jacques – en français s’il vous plaît !
      
» Une de ces soirées mémorables (près de trois heures), au cours de laquelle Georges Moustaki, d’autre part, n’a pas manqué de rendre hommage – seul à la guitare pour trois chansons qu’ils avaient faites ensemble – à son grand ami, récemment disparu, le poète grec Manos Hadjidakis… Ce soir-là, c’est certain, c’est à Tarragone et nulle part ailleurs, dans ce théâtre à ciel ouvert où plus de mille privilégiés manifestaient leur bonheur de participer à un moment rare, qu’Euterpe et Polymnie avaient élu domicile. »
      
Pour être « citoyen de la langue française », l’Alexandrin de la chanson (francophone) n’en avait pas moins L’Espagne au cœur, comme il l’écrivait en 1986, un demi-siècle après le coup d’Etat franquiste : « Fils de Tolède ou de Grenade / Tous mes ancêtres séfarades / Ont pris la route des nomades / Ont pris la route des nomades / L’Espagne au cœur de ma guitare / Des Asturies à Gibraltar / L’Espagne au fond de ma mémoire / De la Galice aux Baléares / Ma sœur latine et africaine / Ma sœur méditerranéenne / Le même sang coule en nos veines / Le même sang coule en nos veines… »
 
   
En 1996, à la demande d’une amie québécoise, Paule Bussières, qui comptait sur nous pour lui trouver un grand chanteur français capable de présider son jury et le persuader d’accepter le rôle, nous lui conseillâmes Georges Moustaki. Le temps d’expliquer à Jo les tenants et aboutissants de ce « job » et il s’envolait avec bonheur pour la Belle Province et assurer à la perfection la présidence des Prix Miroirs de la chanson francophone du Festival international d’Été de Québec. Depuis, les ponts ne furent jamais rompus entre lui et le Québec. L’intéressé me le disait encore l’automne dernier…
 
Des années passèrent, de concerts en retrouvailles ; à charge pour chacun d’entre nous d’essayer, autant que possible, d’adhérer à la Philosophie de Georges : « Nous avons toute la vie pour nous amuser / Nous avons toute la mort pour nous reposer… » Pour nous amuser… et pour aller au charbon ! D’un disque l’autre, d’un spectacle l’autre… et, pour notre part, d’un numéro l’autre.
 
  
Et puis… Le 8 janvier 2009, Georges Moustaki montait sur scène, dans la salle magnifique (et archicomble) du Palau de la Musica à Barcelone, pour expliquer au public catalan qu’il était incapable d’assurer le concert, en raison de problèmes respiratoires. Il pensait alors à une mauvaise grippe, sans plus, et pensait pouvoir honorer ses concerts suivants en Espagne, à Valence notamment, mais le destin en décidera autrement.
  
Aujourd’hui, l’auteur-compositeur-interprète catalan, le cantautor Roger Mas, qui devait assurer sa première partie au Palau, témoignait à Barcelone de ce moment cruel. J’ai traduit (non sans émotion) les souvenirs qu’il conserve de cette soirée, rédigés par lui-même (et publiés par El Périodico – merci à eux), sous le titre « Le dernier chant de Georges » :
 
« Le 8 janvier 2009, Georges Moustaki monta pour la dernière fois sur une scène, et cette scène fut celle du Palau de la Musica. Je m’en souviendrai toute ma vie, car ce soir-là, c’est moi qui devais ouvrir le rideau… À peine arrivés, on nous informa que le chanteur était très grippé, alité dans sa chambre d’hôtel et qu’on était en train de le soigner pour lui permettre de tenir le temps du concert car il voulait le donner coûte que coûte. Mais dans l’après-midi, l’organisateur vint me trouver pour me demander si je pourrais assurer un concert complet au lieu de la demi-heure prévue en première partie. Il me dit que Moustaki monterait sur scène, parce qu’il voulait absolument saluer son public, et même qu’il tenterait de chanter un peu, pour que tous ces gens qui avaient rempli le Palau pour l’écouter puissent au moins entendre deux ou trois chansons, fût-ce avec un simple filet de voix.
 
» Quand je le vis arriver finalement au Palau, je me souviens de l’avoir trouvé très faible, se mouvant avec difficulté, mais il monta néanmoins sur scène et, bombant le torse, après avoir expliqué lui-même pourquoi il ne pourrait pas donner son concert, il fit un grand effort pour chanter trois chansons. À la troisième, sa voix s’était pratiquement éteinte… Il me présenta alors au public, alors que je n’étais que son lever de rideau, il dit adieu et sortit de scène. On le devinait encore plus faible qu’à son arrivée, mais quelle leçon de dignité venait-il de donner là ! Il me tendit la main, tremblante, me regarda dans les yeux avec une tendresse infinie et je me retrouvai sur scène avec la responsabilité inattendue de maintenir l’attention d’une salle composée de son public, un public, il ne le savait pas encore, qui venait d’assister au chant ultime de Georges Moustaki.
   
 
» Il y a une génération d’auteurs-compositeurs-interprètes qu’on a laissé filer entre nos doigts et à présent, en regardant autour de nous, on se demande parfois où est le projet artistique, le discours, la dignité, le rêve, l’enthousiasme, la poésie ; toutes ces choses qui nous font nous émouvoir, où sont-elles aujourd’hui ? Quand s’en va l’un des grands de la chanson, c’est comme si une bombe avait creusé d’un coup un vide immense, un silence dont il est bien difficile d’apercevoir les contours... Bon voyage, Georges ! »
 
Nous suivîmes de près l’évolution de son état de santé, d’abord avec l’espoir d’assister tôt ou tard à de nouveaux concerts, puis, face à la réalité, avec l’espérance au moins que Georges, sans revenir sur scène ni enregistrer, puisse vivre malgré tout une vie à peu près normale. Quelques mois plus tard, durant l’été, la revue Chorus fut contrainte elle aussi de quitter la scène, non sans provoquer la colère de l’artiste qui y était très attaché. Voilà pourquoi, malgré la maladie qui ne désarmait pas, au contraire, Georges Moustaki tint à participer à l’hommage que, sur Europe 1, l’émission « On connaît la musique » de Thierry Lecamp voulut consacrer à la revue, en hommage au travail réalisé depuis trois décennies, avec Paroles et Musique.
 
 
Début octobre, le jour de l’enregistrement (car il fallut enregistrer quelques jours avant la diffusion prévue le samedi soir, tant les artistes et groupes furent nombreux à vouloir témoigner et si possible chanter : des dizaines, de tous genres musicaux et de toutes générations – dont Allain Leprest et Mano Solo…), Georges se joignit à nous par téléphone, depuis Vence où il était soigné, en précisant d’emblée qu’il s’était abstenu toute la journée de parler afin d’être audible pour l’occasion… Je n’ose reprendre ses mots, tellement ils furent élogieux pour toute l’équipe et pour Marc Legras en particulier, mettant tous notre modestie à rude épreuve. En passant, il nota par exemple que notre travail était tellement… que, même à lui, son dossier de Chorus avait « appris des choses » !
 
La semaine suivant la diffusion de l’émission, les médias se firent l’écho de son abandon définitif de la scène. Georges n’en continua pas moins d’être attentif à la société, à la politique, à la chanson, à la culture, à ses amis, à tout ce qui avait fait – voyages exceptés et désormais loin de son île Saint-Louis, pour jouir d’un climat plus clément – ce qu’il était devenu. Un humaniste, fraternel et solidaire et un irréductible utopiste. En 2012, pour l’élection présidentielle, il apporta son soutien au candidat d’extrême gauche, Philippe Poutou… Il continuait à écrire. Début mars sortait ce florilège de ses chansons, du titre de l’une d’entre elles, Éphémère éternité, avec un entretien recueilli par l’ami Marc. Le 3 mai dernier, « Milord » Moustaki fêtait ses 79 ans. Scene2.jpgLe 23, Tonton Georges, Barbara et Reggiani entre autres l’attendaient au paradis des musiciens, pour y faire valoir enfin son droit à la paresse. Et personne, cette fois, pour nous en faire le compte rendu. Je vous avais prévenu : tout reste à dire.
   
   
NB. Ce sujet est dédié en particulier à Pia Moustaki. Entre autres vidéos, on trouvera ici un extrait du reportage fort émouvant réalisé par la Télévision catalane où l’on voit Marina Rossell (qui terminait alors l’enregistrement de son album « Chante Moustaki » en catalan) rendre visite à son ami, en décembre 2011, dans son appartement de l’île Saint-Louis à Paris ; et une autre où Marina chante Le Métèque en catalan au magnifique Palau de la Musica de Barcelone – la salle où Georges Moustaki fit sa dernière apparition sur scène – en compagnie de Paco Ibañez… On voit aussi Marina (en catalan) et Paco (en castillan) discuter de cette chanson ! « C’est l’hymne des apatrides ? »« Oui, mais aussi un autoportrait… » Ne manquez pas les dernières secondes de cette vidéo, tournées chez Paco.
 
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15 mai 2013 3 15 /05 /mai /2013 16:48

« Ma vie n’a pas commencé »

 

Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie… Lisez et rayez les mentions inutiles en fonction de votre ressenti et de vos propres souvenirs. Pour ma part, j’attendais tellement ce livre, et depuis si longtemps (il n’existait à ce jour sur Leny Escudero qu’un Poésie et Chansons de Seghers remontant à 1973), que j’ai pris un plaisir fou à le lire – que dis-je, à le lire, à le dévorer ! Et je ne prendrais pas grand risque à parier que ce sentiment sera largement partagé, tant l’artiste a laissé une marque indélébile dans l’esprit de ceux, et ils sont innombrables, qui ont eu la chance insigne de le voir en scène à sa grande époque – une performance à chaque fois de l’ordre des prestations de Jacques Brel… Quant à l’homme, j’en porte témoignage comme un de plus entre les gens qui l’ont connu et côtoyé de près : il s’est toujours montré en totale adéquation avec l’humanisme de son œuvre, de tendresse et de révolte mêlées. Quitte à le priver, mais c’était bien le dernier de ses soucis, d’une réussite professionnelle et d’une aisance financière pour lesquelles d’autres que lui – pauvres diables… – se seraient damnés.

 

scene-Temple.jpg

 

Il n’a pas connu le succès comme Brel, Brassens ou Ferré dans les années 50. Il est arrivé en pleine vague yéyé et a eu le mérite de s’imposer à contre-courant. C’était en 1962 avec Pour une amourette et Ballade à Sylvie. Un million d’exemplaires vendus. Quelques albums et belles créations plus loin (À Malypense, L’Arbre de vie, Tant pis pour Verdun, Je t’attends à Charonne…), il rompt avec le showbiz et se lance dans un tour du monde (à partir du Dahomey où il laisse une école qu’il a bâtie de ses propres mains) pour réaliser ses rêves d’enfant. À son retour, le Métier l’a « oublié ». Et les médias avec, surtout les médias qui, en règle générale, ne lui pardonneront jamais sa « désertion » et jamais plus ne le mettront en avant. Leny n’en a cure : à son retour, il entame une seconde carrière avec des chansons à l’inspiration renouvelée. Escudero 71, son sixième album, lui vaut le grand prix de l’académie Charles-Cros et la reconnaissance d’un nouveau public (Théâtre de la Gaîté-Montparnasse pour marquer sa sortie) qui ne le lâchera plus. Ce sont Le Temps de la communale, Pauvre Diogène, Dieu réponds-moi, Le Vieux Jonathan, Van Gogh

 

 

Suivra au fil des ans une litanie de grandes chansons (Vivre pour des idées, Pauvre Diable, L’An 3000, Si j’en ai vu, Mon voisin est mort, Le Voyage, Le Bohémien, Les Bons Apôtres, La Moitié de ton âme, Sacco et l’autre, Grand-père, Le Manège ébloui, Le Siècle des réfugiés, Je veux toujours rester petite…), dont certaines totalement hors normes (Le Cancre, La Planète des fous, Fils d’assassin, La Grande Farce…), qu’un public averti, extrêmement nombreux et fidèle, ivre d’authenticité, apprécie sans partage (mais sans que radios et télés, à quelques exceptions près, s’en fassent l’écho). C’est la grande période scénique du chanteur : il tourne sans cesse, remplit toutes les salles (y compris Bobino et l’Olympia à leur grande époque et à plusieurs reprises), déplace des foules immenses en plein air, triomphe (comme partout) au premier Printemps de Bourges, à la Fête de l’Huma… En 1985, il reste douze semaines, à guichets fermés, à l’affiche du Théâtre de Paris. En 1990, il est l’invité d’honneur du festival Alors… Chante ! de Montauban, deux ans avant son ami Léo Ferré. En 1996, il passe aux Francofolies de La Rochelle et revient deux mois à Bobino… 

  

 

Ce ne sont là que des repères ponctuels. Il y aurait tellement à dire et à écrire sur Leny… D’ailleurs, ce livre de souvenirs qui débute à l’âge adulte (« J’ai dix-neuf ans et quelques mois et débarque à Paris… »), au moment de sa « première embauche » (titre du premier chapitre), et s’achève en 2011, après cinq semaines à Paris, au Théâtre du Temple, en 2006, un passage mémorable au Festival d’Avignon 2008 et la fameuse tournée Âge tendre et tête de bois (du nom de l’émission télé des années 60 d’Albert Raisner, consacrée principalement aux yéyés, où Leny fut d’ailleurs invité), ne représente même pas la partie émergée de l’iceberg de sa vie professionnelle. Rien qu’un pan de celle-ci. Mais c’est par choix assumé : « Je dirai ce que je veux. Pas tout. Jamais tout. Mais ce que je dirai, ce sera ce que j’ai vu là où j’avais posé mon cul », prévient-il en préambule. Leny n’engage que lui-même, jamais il ne fait de procès d’intention à autrui. Il ne parle que de ce qu’il a vécu et le concerne personnellement. Ce qui ne l’empêche pas, sinon de « balancer » de façon gratuite (mais qui peut rapporter gros) comme l’a fait récemment un Johnny Hallyday, du moins de déplorer certains comportements de collègues à son égard. De Charles Aznavour et de Jacques Brel en particulier…

Pas d’amertume pour autant chez lui, en aucune façon (« C’est vrai que j’ai perdu tout ressentiment depuis très longtemps, assure-t-il. Il n’y a jamais de “relents souvenirs” » dans ces mémoires), aucun désir de revanche non plus. Simplement le souci de la vérité quand l’autre est quelqu’un qu’il estime et admire. À propos du Grand Jacques (« génial et hostile »), qui se montra pour le moins léger vis-à-vis de lui, Leny s’interrogeait encore à l’heure d’écrire son livre : « Jacques Brel m’a haï tout de suite. Longtemps. Je n’ai jamais su pourquoi. »  

 scene-olympia 

Quelques lignes plus haut, il rappelle pourtant l’admiration qu’il lui vouait, en narrant sa découverte de l’homme de scène lors d’une tournée Canetti où, un mois durant, tous deux furent à la même affiche ; Brel en vedette, Escudero, alors débutant, en première partie : « Après l’entracte, je vais écouter Jacques Brel. J’en prends plein la gueule. […] Jacques Brel est parmi les plus grands comédiens que je connaisse, dans le sens noble du terme. Je le vois durant ce mois, jour après jour, répéter avec ses musiciens, répéter, répéter… les connivences, les gestes, les attitudes, les tics, les grimaces. Soir après soir, tapi au fond de la salle, je vois naître devant moi La Divine Comédie ! […] Autant pour Yves Montand le travail sent la sueur et la besogne, autant pour Brel il relève du génie. Toutes ses répétitions sont une première fois. Je suis admiratif au-delà de la raison. » Sentiment qui n’empêche pas le jeune Escudero d’avancer à son pas : « …Mais je reste convaincu que chez les grands comédiens doivent survivre quelques relents de bohémien… Et ces relents, je les porte en moi. »

La haine ? Comme le titre d’une chanson de Brel, justement. Oui, elle était là. Non, Leny n’a jamais su pourquoi. Mais curieusement, suite à mon reportage sur Jacques Brel aux Marquises, je crois bien en avoir trouvé l’explication. Je m’en suis ouvert au dernier des deux qui reste… et Leny, surpris ô combien et d’abord incrédule, a reconnu la parfaite crédibilité de celle-ci. Seulement, le livre était déjà chez l’imprimeur. Y aura-t-il des réimpressions avec, dans le chapitre concerné (« Ma grève chez Philips »), une version remaniée ? Pour ma part, c’est sûr, j’en reparlerai lors de prochains écrits sur le Grand Jacques...

 

 

 

Brel donc et Aznavour pour une triste histoire de droits d’auteur… Mais Leny se souvient aussi des autres grands du « music-hall » ou du cinéma (où il aurait pu faire carrière) qu’il a fréquentés et parfois connus de près. Édith Piaf, Georges Brassens, Félix Leclerc qui devint son parrain dans le métier (le soir même de son premier passage aux Trois Baudets – accompagné par Jean Yanne au piano – et juste après, en fin de programme, à Bobino !), Juliette Gréco, Boris Vian, Léo Ferré, Raymond Devos, Arletty, Maurice Fanon, Pia Colombo, Fernand Raynaud, Jean Gabin, Michel Simon, Jean-Pierre Melville, Yves Boisset… Tiens, dommage que Leny n’ait pas parlé de ses projets avec Frédéric Dard ; sachez que les deux hommes (je le tiens, séparément, des deux) avaient commencé à travailler ensemble à une comédie musicale…

 

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Formellement, cet ouvrage – dont j’ai vu, manuscrits, de la fine écriture de Leny, en pattes de mouche, certains chapitres deux ans et demi avant la sortie du livre le 28 mars dernier – se compose de trois parties : Né pour ça ? sur l’avant-chanteur, le temps des boulots manuels (terrassier, « poseur, mateur et fondeur » de tuyaux, ouvrier du bâtiment, carreleur…) ; Quelqu’un qui chante ? puis Inventer le ciel bleu ? Notez les points d’interrogation, Leny – qui écrivait pourtant depuis son enfance et a impressionné les pros les plus expérimentés, Canetti, Barclay, Coquatrix, etc., par son charisme à la ville comme à la scène – ayant toujours manqué de confiance en lui ; c’est d’ailleurs l’une des surprises révélées par cet ouvrage. Trois parties donc et… cent vingt-six chapitres !

Plutôt que de se lancer dans l’habituelle narration autobiographique (en fait et dans bon nombre de cas un travail de « nègre » qui a « accouché » la vedette au magnétophone), Escudero a privilégié la diversité, l’intensité et donc la brièveté des sujets. Comme on construit des chansons. Et ça marche ! Et même du feu de Dieu, car l’auteur s’exprime ici comme l’homme l’a toujours fait, avec son argot de Belleville, proche de la langue d’Alphonse Boudard ou d’Auguste Le Breton qu’il a bien connus. couvAucune prétention là-dedans, rien que la vérité du bonhomme, le reflet de la réalité vécue.

Au final, à l’intérêt intrinsèque du témoignage s’ajoute le plaisir de la lecture grâce à plein de petits bonheurs d’écriture, à tel point que l’éditeur a jugé bon d’ajouter en appendice « Les Mots de Leny Escudero – mots d’argot ou autres » à l’usage sans doute des jeunes générations. Plus le temps passe et plus la langue de Molière (et de Rabelais, et de Céline, et de Brassens… et d’Etiemble, le pourfendeur du franglais) semble devoir s’effacer au profit d’un mode de communication réduit à sa plus simple expression (140 signes au max !), sans saveur ni nuances. Quand elle n’est pas phagocytée insidieusement mais sûrement par l’anglais. Entendu ce matin sur une radio du service public à propos d’une émission télé d’antiréalité une candidate visiblement aux anges : « Super, ce show, en prime time et en live ! » No comment. Leny, lui, parle d’affranchis et de condés, de retapissage et de michtons, de tricards et de branques, de chtarbés et d’effeuilleuses, d’ardoises et de casseroles, il se rappelle ses coups de torchon et le temps où il allait au chagrin… Choisis ton camp, camarade ! Comment voulez-vous, ma pauv’ dame, comment voulez-vous, mon bon monsieur, après tout ce que l’on entend « au jour d’aujourd’hui », ne pas l’avoir à la caille ?!

Avec les mots de Leny, ce livre, baignant dans la pudeur et la tendresse (« Depuis plus de vingt ans, je vis avec Céleste, ma compagne, précise-t-il à la coda, en guise de point final. Elle n’aimerait pas que je dévoile nos secrets, nos mystères. J’ai le mal de l’Afrique et j’entends les oiseaux. »), ne fait cependant jamais l’impasse sur les faiblesses et les malheurs, les erreurs et les horreurs. Il évoque la guerre d’Espagne (né le 5 novembre 1932, Leny a fui le franquisme avec ses parents lors de la Retirada vers la France où, en mars 1939, son « p’tit père » fut aussitôt interné au camp de concentration d’Argelès… comme le mien au même moment) et la Seconde Guerre mondiale, il parle du massacre des Algériens jetés à la Seine en octobre 1961 (« Une nouvelle Saint-Barthélemy »), du drame du métro de Charonne orchestré le 8 février 1962 par le préfet Maurice Papon, « l’organisateur de la rafle du Vel’ d’Hiv’ », de l’OAS et des truands, de Mai 68 et de la parole retrouvée… Tout cela écrit à la première personne bien sûr, mais surtout au présent de l’indicatif ! Superbe parti pris. Si bien qu’on s’y croit, à tout moment : on est là, auprès de lui, on l’accompagne dans ses galères et ses amours, en studio d’enregistrement, en tournée, comme au Dahomey… ou à Djibouti. Oui, on s’y croit… ou l’on s’y revoit !  

 

 

On est alors en mars 1979, dans l’ex-Territoire des Afars et des Issas, indépendant depuis moins de deux ans. Brel est mort le 9 octobre précédent ; à l’Olympia, ce jour-là, la vedette s’appelait Escudero... Avec ma chère et tendre, nous avons joué les intermédiaires entre Leny et le directeur du centre culturel français Arthur Rimbaud. avec-Fred.jpgJ’ai persuadé le premier, dont j’ai fait la connaissance en 1977 à l’occasion d’un passage au TBB, le Théâtre de Boulogne-Billancourt, et qui m’a invité chez lui, histoire d’approfondir notre mémoire commune, de venir chanter à Djibouti où je travaille à la refonte de la presse nationale ; et j’ai convaincu le second, grand amateur de chanson, d’organiser sa venue. Leny consacre le dernier chapitre de la deuxième partie de son livre, « “L’honorable correspondant” et le vice-amiral », à ce séjour dans la Corne de l’Afrique. Un séjour suffisamment marquant pour en conserver – trente-quatre ans plus tard – un souvenir assez fidèle, dans l’esprit, mais pas trop précis dans le détail. Pourtant, l’histoire vaudrait d’être contée dans le détail, justement, tellement elle fleure bon l’humanité face à la bestialité.

Il y faudrait quelques dizaines de pages, tant elle fut riche en événements. Il est vrai que les protagonistes principaux en furent le vice-amiral commandant de la flotte française dans l’océan Indien et le chef local du SDECE, avec-Halile Service de renseignement français, qui (par vengeance mesquine, suite, disons, à une fin tonitruante « de non-recevoir » de ma part – c’était la grande époque de la Françafrique…) fit en sorte de nous interdire l’entrée à un spectacle de Leny. Un concert supplémentaire (conclu par le centre culturel pour aider au financement de sa venue) présenté par le Rotary-Club devant le Tout-Djibouti. L’artiste, que nous ne voulions évidemment pas perturber avant sa prestation, n’en fut informé qu’à l’issue de celle-ci. S’étonnant de notre absence, il nous fit appeler par le président du Rotary, puis, devant le barbouze du SDECE, il demanda qu’on nous fasse des excuses publiques et qu’on ajoute deux couverts au grand dîner prévu en son honneur, sous peine que… « Ce sont mes amis qui décideront. S’ils décident de rester à dîner, à mes côtés, je reste. S’ils décident de partir, je pars. »

 

Djibouti-Goubet.jpg

 

Que croyez-vous que l’on fît ? Face à notre refus, Leny – incroyable et fraternel Leny ! – tourna les talons sans hésiter devant toute la salle médusée ! Vivre pour des idées... Nous regagnâmes ensemble notre logement où le dîner fut sans doute moins gastronomique et protocolaire mais tellement plus intime et authentique. Quels fous rires aussi en évoquant la tête de ces notables, grands patrons français et officiels djiboutiens, ainsi plantés par la vedette pour laquelle ils avaient mis les petits plats dans les grands ! Comme dans Le Vieux Jonathan, on en rigole encore.

 

  

 

Quant au concert de Leny, le vrai, celui qu’il donna au Théâtre des Salines, un beau et grand lieu de plein air, en gradins, géré par le Centre culturel (avec entrée libre aux Djiboutiens), il fut exceptionnel. On le sait, jamais Leny ne s’est ménagé sur scène, suscitant toujours une rare intensité émotionnelle (aucune vidéo, hélas, n’est vraiment capable d’en témoigner), mais ce soir-là, sous la lune et dans une chaleur volcanique (et fusionnelle), il s’évertua à donner encore plus. Et lorsque intervint sa tirade sur l’Afrique en prison, dans Sacco et l’autre, le public en noir et blanc, qui découvrait la chanson, lui fit une ovation aussi longue que spontanée. Le lendemain, pour Le Réveil de Djibouti, l’hebdo national, j’écrivis que ce concert rappelait les meilleurs de Brel… PM2.jpgLeny en fut touché qui commença alors à me confier son admiration sans bornes pour le Grand Jacques… et l’hostilité incompréhensible que celui-ci avait montrée à son égard.

Un an et demi après, il était en couverture du n° 2 de Paroles et Musique (mensuel « de la chanson vivante » dont il fut le tout premier artiste à être informé du projet, comme il s’en souvient dans son livre), pour lequel j’avais eu la chance d’assister à l’enregistrement de son album Grand-père arrangé par l’excellent Jean Musy. Mais il est temps de conclure ce sujet ! Je vous avais prévenu. Il y aurait tant à dire et à écrire encore sur ce grand monsieur de la chanson française qui, hélas, à l’instar d’un Georges Moustaki, handicapé par des difficultés respiratoires, ne remontera plus sur scène. Il nous reste ses albums (sa discographie CD disponible figure en annexes du livre) et un DVD (un seul !) de sa tournée 1991 (dont cinq semaines au TLP-Dejazet). Leny Escudero a fêté ses quatre-vingts ans l’automne dernier, mais comme à l’entendre et à le lire, sa vie « n’a pas commencé », on attend maintenant le récit de sa petite enfance au pays Basque espagnol jusqu’à la fin de son adolescence à Mayenne, pardon… à Malypense. « À Malypense, un jour / Si revient mon amour / Je lui dirai tout bas / Rappelle-toi / Rappelle-toi, le temps / Le temps de nos quinze ans… » Salut et merci pour tout, Leny !  

 

 

• LENY ESCUDERO : Ma vie n’a pas commencé, Le Cherche Midi, collection Documents, 432 pages (site de l’éditeur ; page facebook de l’artiste : Leny Escudero l’officiel).

 

 

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