24 mars 2013
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Profondeur de chant
C’est un beau livre, un livre-album grand format illustré de plusieurs dizaines de photos, qui présente la particularité d’avoir été écrit à quatre mains. Un auteur (Alain Wodrascka), pour retracer le parcours biographique d’un artiste (Yves Duteil), et celui-ci, pour glisser ses propres mots entre les lignes, en filigrane. Le premier « ouvre la porte », le second « installe une lumière tamisée ». Au final, quarante années de chansons vécues, habitées, « une moisson d’émotions », écrit le chanteur en avant-propos de cette première biographie.
Quelque cent cinquante pages sous couverture souple déclinées en sept chapitres chronologiques (L’Enfant-poète, 1949-1965 ; Premiers pas dans la lumière, 1966-1971 ; Virages, 1972-1975 ; Le Soleil sur l’agenda, 1976-1984 ; La Langue de chez nous, 1985-1997 ; À mi-chemin de l’existence, 1998-2002 ; Écrivain public, 1999-2012), après une brève mais sensible préface de Véronique Sanson (« Mon cher, tendrissime et bel Yves… »), soixante photos illustrant sa vie et sa carrière (auprès de gens de bonne compagnie : Brassens, Cabrel, Devos, Leclerc, Jonasz, Sanson, Souchon…), sa discographie, sa bibliographie… et divers documents et correspondances, dont un texte on ne peut plus éloquent de Renaud, remettant les pendules à l’heure sur la « profondeur de chant » de l’auteur-compositeur :
« Yves D. m’énerve parce que, quand je lis ses textes, j’entends une musique comme si ses mots étaient des notes, comme si ses phrases chantaient toutes seules. Avant, ça ne m’avait fait ça qu’avec Georges B., Charles T. ou quelques rares autres.
Mais plus haut que les citadelles
Plus solides et plus résistants
Sont les murs qu’ont bâti la haine
Et la peur dans le cœur des gens…
Plus solides et plus résistants
Sont les murs qu’ont bâti la haine
Et la peur dans le cœur des gens…
» Yves D. n’eût jamais écrit que ces vers-là qui sont du bois dont on fait les poètes, que je lui pardonnerais quand même de s’être fait décorer par quarante académiciens ! »
Autre document qui se passe de commentaire, la Fable pour Yves Duteil que lui adressa, manuscrite, Félix Leclerc en décembre 1981, à l’annonce de la disparition de Georges Brassens : « Après la mort du vieil ours / Les deux loups sont revenus de nuit en pleurant / Jusqu’à ce qu’ils aperçurent devant eux / Un ours jeune, à l’ouvrage / Alors, ils séchèrent leurs yeux. » C’est d’ailleurs d’une conversation avec et chez Félix Leclerc, en 1984, à l’île d’Orléans, que naquit La Langue de chez nous, en hommage, précise son auteur, « au combat de Félix pour la langue française au Québec ».
C’est une langue belle à l’autre bout du monde
Une bulle de France au nord d’un continent
Sertie dans un étau mais pourtant si féconde
Enfermée dans les glaces au sommet d’un volcan…
Une bulle de France au nord d’un continent
Sertie dans un étau mais pourtant si féconde
Enfermée dans les glaces au sommet d’un volcan…
En ouverture de ce beau livre (dans tous les sens du terme), un « Abécédaire intime » proposant des mots à la résonance particulière chez Yves Duteil, des mots qui font écho, note Alain Wodrascka, « pour tenter d’approcher encore plus l’homme et l’artiste », l’un et l’autre épris d’authenticité. Voici, par exemple, ce que la francophonie inspire à Yves Duteil : « Deux cents millions d’âmes dans le monde ont le français en partage, et trouvent leurs mots sur le bout de notre langue. Nous sommes une grande famille reliée par un petit dictionnaire, et nous entendons résister à la loi du plus fort en glissant le pied dans toutes les portes entrebâillées du cinéma, de la littérature, de la technologie, de l’humanitaire, de l’espace, des transports, de l’informatique, de l’extrême, du sport ou de la musique... Si le français remporte parfois plus de revers que de médailles, il récoltera peut-être demain davantage de roses que d’épines, et nos succès en médecine ou en recherche fondamentale n’ont rien à envier à quiconque. Notre langue est le sommelier du monde, et distille son talent dans tous les palais de la planète. Le français n’est pas un Goncourt de circonstances, et sa poésie ne joue pas petit bras face aux géants culturels. Comme le battement d’ailes d’un papillon, un claquement de langue peut encore soulever des déferlantes de talent sur les cultures au bout du monde. »
Merci, cher Yves, pour ces bons mots qui viennent réconforter les amoureux de la langue de Molière, accablés au quotidien par les maux qui l’assaillent urbi et orbi ; une langue dont la chanson (du moins celle qui résiste, car il en est une autre qui cède chaque jour davantage à l’anglomanie galopante) reste le vecteur principal. Merci… et bravo pour toutes ces formules (« Le français n’est pas un Goncourt de circonstances », j’adore !), en particulier celle-ci, des plus goûteuse et savoureuse, à resservir en toute occasion : « Notre langue est le sommelier du monde et distille son talent dans tous les palais de la planète. »
Côté défense et illustration de la francophonie, l’homme en connaît un rayon. Mais il excelle aussi en bien d’autres exercices, comme le note encore, « énervé », le chanteur énervant : « Yves D. m’énerve parce qu’il écrit pour sa femme de bien jolis mots d’amour que j’aimerais dire à ma gonzesse, compose pour sa fille des chansons que j’aimerais chanter à ma môme, des chansons sur l’amitié qui plairaient à mes potes, des chansons un peu mélancoliques sur l’enfance qui rouvrent des blessures dans mon cœur d’adulte et qui me rappellent que “la mélancolie c’est le bonheur des tristes”, dixit Desproges. Yves D. m’énerve parce qu’avec son air de ne pas y toucher il chante l’essentiel : l’Amour et la Liberté et l’amour de la liberté. »
Un art pratiqué au long cours, quarante ans passés à remettre sur le métier son bel ouvrage, puisque son premier 45 tours, notait notre regretté Jean Théfaine en chapeau d’introduction du dossier Duteil de Chorus (n° 39, printemps 2002), date de 1972. « Depuis longtemps, écrivait-il, le Pierrot dansant de Tarentelle a franchi le petit pont de bois qui le fit connaître en 1977, au point de l’avoir adoubé baladin à vie. Cette image-là, l’auteur de La Langue de chez nous ne la renie pas, bien sûr mais il aimerait que certains la révisent. Par exemple les programmateurs radio et TV qui l’ont rangé dans le placard des artisans à l’ancienne, donc hors des alchimies sonores de notre temps. “Il n’y a dans mes chansons / Ni messie ni message / Certains esprits grognons / Trouvent que c’est dommage”, convient l’intéressé lui-même dans l’un de ses textes. Le drapeau noir, c’est un fait, ne flotte pas souvent sur sa marmite, mais, coups de cœur et coups de gueule ne manquent pas pour autant à son répertoire.
» Fils spirituel de Georges Brassens, Félix Leclerc et Vinicius de Moraes, Yves Duteil y met simplement sa forme à lui, élégamment impressionniste, pudique et courtoise. Détricotant à sa façon douce des Blessures d’enfance sur lesquelles il ne s’étend que de façon allusive, mais dont on devine qu’elles l’ont marqué à jamais. Souvenirs furtifs et feutrés qui voilent parfois d’une étonnante mélancolie son regard d’humain rassurant. »
En fin analyste (ou simplement en être humain doué d’empathie), Jean Théfaine livrait ainsi les clés de l’homme et de l’œuvre… Pudeur et mélancolie. Ce qui n’empêchait pas l’intéressé de se confier comme jamais ou presque dans ce long entretien à Chorus, explicitement intitulé « Les choses qu’on ne dit pas » (titre qu’il donnera quatre ans plus tard à un ouvrage épistolaire adressé à ceux qui lui sont chers, de Barbara à Véronique Sanson en passant par les anonymes qui ont croisé sa route, mais aussi à des entités comme la Terre, la politique, le métier de chanteur…). Par exemple à propos d’Alfred Dreyfus, dont on avait appris cinq ans plus tôt (album Touché, 1997) qu’il en était un arrière-petit-neveu : « Au bras de ma tante, nièce de Dreyfus, et au milieu de ma famille, j’ai vécu l’hommage qui était rendu par l’armée à mon arrière-grand-oncle dans la cour de l’École militaire. Ça a été un moment inoubliable. […] À cet instant, j’ai eu conscience, à travers ma chanson, d’avoir été un maillon supplémentaire de la grande chaîne qui a amené l’État puis l’armée à réagir. L’armée en organisant une cérémonie. L’État, par une lettre du président de la République aux familles de Dreyfus et de Zola (dont le J’accuse reste un très grand moment de la conscience humaine), dans laquelle hommage était rendu à la dignité, au courage de ces hommes et de leur combat. »
Ce dossier est paru à l’époque du douzième album studio (original) de l’artiste, Sans attendre. Ont suivi (Fra)Agiles en 2008, puis Flagrant délice, le 5 novembre dernier. Un vingtième opus (en comptant un disque studio de duos, Entre elles et moi, et cinq en public), annoncé dans le livre par une sélection, manuscrite, de ses chansons. Onze au total (Naître, Flagrant délice, Et si la clé était ailleurs ?..., Le Souffle court, Mon tout et mon contraire, Secrets de famille, Le temps presse, Je t’MMS, La Chanson des Justes, Ma grammaire de l’impossible, Le Trésor de l’arc-en-ciel) ; onze chansons et un instrumental, L’Âme de fond. Un album au climat exclusivement acoustique, conçu comme un « journal intime de notre époque contradictoire, pétrie d’incertitudes et jalonnée d’espérances », interprété de cette voix tendre qu’on lui connaît, et surtout, surtout, superbement écrit – j’en connais un que ça va encore énerver ! Un recueil de paroles et de musiques à conjuguer à tous les temps :
Pour ma grammaire de l’impossible
J’ai choisi d’écrire le meilleur
Mais sans rien occulter du pire
Ni les larmes, ni la douleur
Et je rêve à la couverture
Du grand livre de l’avenir
Aux chapitres de l’aventure
Qu’il nous reste encore à écrire…
J’ai choisi d’écrire le meilleur
Mais sans rien occulter du pire
Ni les larmes, ni la douleur
Et je rêve à la couverture
Du grand livre de l’avenir
Aux chapitres de l’aventure
Qu’il nous reste encore à écrire…
Félix Leclerc, dont Yves Duteil reste si proche dans l’esprit et la manière (voir la vidéo de notre hommage conjoint à Roger Gicquel et Félix Leclerc), se définissait lui-même, d’abord et avant tout, comme un homme qui chante. Juste un homme… et sûrement pas une star, comme n’importe qui aujourd’hui passant à la télé-anti-réalité, au grand dam (pour rire) de cette grande dame (grande âme ?) qu’est Anne Sylvestre (voir sujet précédent)… dont le prochain album s’intitulera Juste une femme. S’il fallait de même définir l’auteur de La Chanson des Justes (« Dans ce voyage infernal / Où tant d’âmes ont sombré / Celui qui sauve une étoile / Éclaire l’univers tout entier… »), en trois ou quatre mots seulement, ne cherchez pas, ils sont tout trouvés. Yves Duteil ? Juste… quelqu’un de bien.
Yves Duteil – La Chanson des Justes
_________ • Pour toutes précisions sur le livre (Éditions de L’Archipel), sur le disque, Flagrant délice (Prod. Les Éditions de l’Écritoire, distr. Rue Stendhal) et sur les concerts, rendez-vous sur « Le Blog à Part » d’Yves Duteil.