La chanson est une clé à molette
C’est un « essai », du moins l’ouvrage se présente-t-il ainsi, mais c’est surtout un coup de maître. Un essai sur la chanson francophone, signé Michel Bühler – l’un des grands auteurs-compositeurs-interprètes de Suisse romande, « cousin » de François Béranger et de Gilles Vigneault –, qui met à plat les problématiques auxquelles se heurte actuellement cet art millénaire et réussit à la fois le prodige (le tour de passe-passe ?) de se montrer (raisonnablement) optimiste quant à son devenir. Malgré ce constat : « Être en rébellion aujourd’hui, chez nous, c’est chanter en français. »
Format poche (240 pages), comme pour montrer le côté « portatif » de la chanson, exclusif de cet enfant de l’amour entre des paroles et une musique, ainsi que l’explique l’auteur : « La chanson, c’est le PPPC, le Plus Petit Produit Culturel ! En trois minutes, en quelques couplets, quelques refrains, vous avez une histoire, un roman, un film entier ! Que l’on pense à La Mère à Titi de Renaud : tout est là, le décor, la vie quotidienne, la banlieue, les rapports entre les personnages ! Que Jacques Brel chante son Plat pays, vous voyez défiler devant vous mieux que tous les documentaires sur la Belgique ! Avec la poésie et les frissons en plus. Écoutez La Pinte vaudoise ou La Partie de Cave de Jean Villard-Gilles, c’est tout le canton de Vaud, c’est toute l’âme vaudoise qui est là, ce sont les vignes pentues du Lavaux, et la lune qui “se reflète au profond de l’eau qui dort”….
» Contrairement à tous les autres produits culturels, la chanson peut vivre sans support. Pour remplir son rôle, le cinéma a besoin d’un écran et d’un projecteur, ou au moins d’un DVD et d’un lecteur. La littérature n’existe pas sans papier, sans ordinateur ; la peinture nécessite une toile, la sculpture, un morceau de pierre ou de ferraille… La chanson ? Infiniment portable et pratique, elle se moque de ces béquilles. Vous pouvez la mettre au fond de votre mémoire, l’emmener partout, et la faire renaître au moment que vous choisirez ! Elle n’encombrera pas vos bagages, elle ne fera sonner aucun portillon de sécurité, et vous pourrez, sans risquer la moindre question, passer tranquillement avec elle devant les douaniers les plus suspicieux ! C’est l’objet d’art idéal. On ne le répétera jamais assez. »
Trois « couplets », proposant une vingtaine de mini-chapitres chacun (suivis d’annexes sur le métier) composent cet hymne bühlérien, véritable déclaration d’amour à la chanson… considérée comme « une clé à molette » ! Pourquoi ce titre si étrange, au fait ? Parce « tout dépend de l’usage qu’on en fait », écrit Michel. Simple outil pour un garagiste ou un menuisier, une clé à molette peut en effet devenir une arme mortelle entre les mains d’un assassin… À partir de là, extrapole l’auteur, « à partir de la radio et du disque, à partir du moment où la chanson a pu être diffusée largement, à partir surtout de l’instant où elle a pu rapporter gros, elle a été kidnappée par le marché, et s’est transformée en produit commercial. Et tout a changé pour elle ».
Les temps changent, chantait Bob Dylan, dès 1964. En l’espace d’un demi-siècle, tout est allé très vite. Au début des années 70, rappelle Bühler, régnait la multiculturalité. « Chaque pays, chaque région, avec sa langue et son génie propre, apportait sa pierre à l’édifice. Pas de mouvement centralisé, non, pas d’hégémonie d’une culture sur les autres, toutes étaient les bienvenues, toutes étaient invitées à participer à un foisonnement créatif extraordinaire. On entendait Dylan et Joan Baez, Vigneault, Leclerc, les Chiliens, les Cubains, les Portugais, les Catalans, les Wallons. En France, on chantait en occitan, en breton, en alsacien… Dans ce contexte, il était tout naturel qu’on revendique son appartenance à la Suisse romande pour écrire ses chansons, parler d’ici. C’est ce qu’a fait une génération d’auteurs-compositeurs qui affichaient tranquillement leur origine valaisanne, jurassienne, fribourgeoise, vaudoise. J’étais de ceux-là. » Parmi eux, ceux de la génération « parrainée » par le grand Jean Villard-Gilles, il y avait Pascal Auberson, Michel Buzzi, Henri Dès, Jean-Pierre Huser, Gaston Schaeffer, Sarcloret, Dominique Scheder, Yvette Théraulaz…
Et puis, avec le temps, cette belle diversité a été battue en brèche, en Suisse romande comme partout ailleurs, par le marketing agressif de l’oncle Sam ; ce que Michel Bühler nomme « le trop de présence » : « Le problème, souligne-t-il, c’est que ce qui vient d’Outre-Atlantique ne se comporte pas comme un invité poli, que l’on accueille, chez soi, à qui on demande, curieux, qu’avons-nous à partager ? Non, pas de partage ! C’est la plupart du temps quelqu’un qui entre dans votre maison sans y avoir été invité, et qui vous dit : “Ôte-toi de là, que je m’y mette !” »
Et nous voilà ce soir… comme disait Brel. Avec un intrus dans la maison, qui vire tous les meubles et refait le décor à sa façon, toujours la même, sans se soucier des goûts, us et coutumes de ses habitants. Il reste pourtant « des raisons d’espérer », assure Bühler. « Les nouveaux outils de communication et de stockage », d’abord, qui, selon lui, « vont peut-être nous rendre un peu de liberté : Internet donne la possibilité à chacun d’aller choisir, sur toute la planète, les airs qui lui conviennent, sans être tributaires des goûts des programmateurs radio ; les iPods nous permettent d’emporter et de faire renaître partout les PPPCs qui nous plaisent ». Et puis et surtout le public, certes minoritaire mais toujours bien présent – car jamais le virtuel, même s’il prend le pas sur la « galaxie Gutenberg » (celle du livre… et du disque), ne pourra rivaliser avec le vivant. Le public du village d’à côté, tellement plus authentique que celui du village planétaire électronique prophétisé en son temps par McLuhan. Un public « fervent et heureux [qui] remplit à longueur d’année les petits lieux où l’on offre de la chanson belle. » Ce que Michel Trihoreau, dans un livre unique en son genre, à recommander encore et encore, urbi et orbi, nomme La Chanson de proximité…
Sorti il y a plus d’un an, mais trop discrètement et seulement en Suisse, La Chanson est une clé à molette demande à être découvert et partagé dans toute la francophonie. Les livres de ce genre, depuis l’indispensable Chante toujours, tu m’intéresses, de Jacques Bertin (Le Seuil, 1981), se comptent en effet seulement sur les doigts des deux mains. Et encore... Il le demande d’autant plus que son auteur ne prétend pas détenir la vérité, n’ayant eu d’autre but que « de provoquer la réflexion ». Et « accessoirement » de montrer « que cet art de pauvres [est] un lieu de rencontre, de partage, porteur de mémoire, jamais innocent, capable de souder les foules, de réunir des amis... » C’est bien ce qui se passe ici (et maintenant), non ?
Pour le plaisir et parce qu’un disque, pas plus qu’un livre, ne se périme dans un temps donné (au contraire, souvent il se bonifie avec le temps) quand son auteur est un créateur-né, pas un faiseur opportuniste, voici ce que nous disions ici de son dernier album en public, paru en 2009.
• Voyageur, 21 titres, 75’06 (distr. France : EPM, Suisse : Disques Office). Enregistré au Théâtre de l’Échandole, à Yverdon (Suisse), du 23 au 26 septembre 2009, avec trois musiciens aux guitares, contrebasse, accordéon et bandonéon, Voyageur retrace Les Tribulations d’un chanteur en Suisse (et ailleurs dans le monde, au Kosovo, au Sahara, au Café arabe de Jésusalem… ou Rue de la Roquette), de son tout premier succès, Helvétiquement vôtre (1969), à plusieurs inédits de l’année. De la tendresse, de la poésie et de l’humour, que demander de plus ? La Simple histoire de quarante ans de carrière phonographique résumée en un seul album dont l’auteur (compositeur et interprète), malgré tout, malgré le temps qui passe et le monde tel qu’il est et se défait, s’efforce encore et toujours de croire en l’Homme : ouvert par une Berceuse pour un enfant qui vient, ce concert ne s’achève-t-il pas sous le signe de L’Espoir… ? Généreux et nécessaire Bubu ! (Voir ici, en complément d’info, une interview vidéo donnée à la Radio Télévision Suisse Romande à la sortie de cet album et du recueil On fait des chansons, imposant volume – près de 500 pages grand format, couverture cartonnée – de l’intégrale de ses chansons, textes et partitions).
Enfin, pour faire entièrement chorus avec le chanteur qui achève son livre sur ces mots : « Regardons l’avenir… », sachez que Michel Bühler vient tout juste de sortir son nouvel album studio, enregistré l’été dernier. Treize chansons (Les Ardéchois, Avignon, À la manif, Et voilà !, Je me bats, Cher Monsieur – en duo avec le Bel Hubert, La Chanson de Fernand, Actualités 2012, Petite berceuse, Tunis 2011, Zoologie, Le Polonais, Est-ce écrit ?), et un titre pour le résumer… et mettre le mot « fin » à ce sujet : Et voilà !
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Contacts pour les disques – Suisse : Éditions du Crêt Papillon, CP 13, Rue de l'Industrie 1, CH-1450 Sainte-Croix (e-mail) ; site de l’artiste ; France : Edito Musique, Cristine Hudin, 33 av. Philippe Auguste, 75011 Paris (e-mail). Contact pour le livre : Bernard Campiche Éditeur, Grand-Rue 26, CH-1350 Orbe (lien direct, avec critiques de journaux suisses).