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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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30 septembre 2021 4 30 /09 /septembre /2021 11:46

La poésie est une arme chargée de futur

Quand un jeune homme de bientôt 87 ans, chantre d’une poésie qui exalte le courage et la fraternité, joue et chante pour un malicieux centenaire qui aura guidé des générations par sa philosophie humaniste et battante, on a l’illusion que l’art et l’intelligence du cœur ont enfin pris le dessus sur l’égoïsme, la jalousie, la haine et la violence, sur la bêtise en somme. Qu’Éros, fût-ce momentanément, l’a emporté sur Thanatos… C’est « un grand cadeau », dixit Edgar Morin, que Paco Ibañez lui a offert, ainsi qu’à 1200 chanceux, mardi 28 septembre, dans l’écrin magnifique de l’Opéra-Comédie de Montpellier, qui restera en lui, en nous, jusqu’au bout.

La veille, lors d’une conférence de presse des plus discrètes, le philosophe à l’âme d’enfant (dont le premier acte « politique », à quinze ans, fut d’intégrer en 1936 une organisation libertaire pour préparer des colis à destination de l’Espagne républicaine), avait rappelé avec émotion sa vive admiration pour Paco Ibáñez : « C’est l’interprète qui, quand il chante, me touche profondément. Pas seulement pour sa façon de chanter avec tout son cœur, toute son authenticité, mais aussi parce qu’il chante ces chants espagnols que j’aime, et en plus qu’il incarne pour moi en étant le défenseur des valeurs qui furent celles des combattants de la guerre d’Espagne… Une chose dont j’ai le souvenir très fort, c’est quand j’ai vu dans mon journal du soir en titre énorme “La chute de Barcelone”, je n’ai pas pu empêcher mes larmes de couler. La guerre d’Espagne, pour moi, fut un événement absolument terrible et décisif. »

Et s’adressant directement à Paco : « Quand tu chantes, tu es toi, tu es le grand chanteur espagnol… Mais tu portes en toi tout ce que j’aime, tout ce qui m’avait marqué quand j’étais à Toulouse, réfugié, après la défaite française. Mes premiers grands amis étaient des réfugiés espagnols... » En 1942, quatre ans après avoir rejoint une petite formation de gauche pacifiste et antifasciste, Edgar Morin entra dans la Résistance au sein des Forces unies de la jeunesse patriotique, puis au parti communiste dont il fut exclu en 1951 pour sa critique du stalinisme. Prémices d’une longue vie de penseur indépendant à jamais indigné, car partisan farouche de l’Amour (« La poésie suprême est celle de l’amour », dit-il) contre les laudateurs de la Mort. L’exact opposé du sinistre auteur du cri de ralliement franquiste Viva la muerte.

Aujourd’hui, ce Montpelliérain d’adoption sur lequel les années semblent glisser (« Je suis jeune tout en étant vieux ou vieux tout en étant jeune. Si des choses m’ont un peu ralenti, j’ai l’impression que je suis toujours le même »), se sent « de plus en plus faire partie d’une aventure incroyablement extraordinaire qui est celle de l’Humanité commencée avec la préhistoire, qui a connu des épisodes tous étonnants et qui dans les dernières années a pris un tour presque fatal. Depuis Hiroshima, nous savons que nous pouvons nous détruire nous-même. Les sciences et les techniques font des promesses extraordinaires mais peuvent permettre aussi cette folie qu’est le transhumanisme, c’est-à-dire un homme augmenté qui veut dominer le monde alors qu’il s’agirait d’améliorer les relations humaines. »

Le secret de sa jeunesse d’esprit ? « Il n’y a pas de secret. Simplement, tout être humain normal doit conserver, même arrivé à un grand âge, les curiosités de l’enfance, les aspirations de son adolescence, tout en en perdant les illusions… Si, en plus, on peut tirer un peu de son expérience quelques leçons pour soi-même… » Par exemple celle de savoir opérer le bon choix : « Dans cette aventure, devenue totalement incertaine, où il y a toujours eu le conflit entre les forces de fraternité et d’union et les forces de destruction et de mort, entre disons Éros et Thanatos, que je fasse partie d’Éros me donne vie et cette apparence de jeunesse. »

Et les voilà sur scène, le lendemain, Edgar et Paco, le centenaire et l’octogénaire dont les parcours respectifs sont une leçon de vie, pour célébrer sous nos yeux humides et admiratifs les noces de l’amitié, de la mémoire et de la résilience, en guise de cadeau d’anniversaire. Paco, que j’estime et aime personnellement depuis des lustres (j’étais allé le rencontrer dans un café de la rue Delambre à Paris, au lendemain de son triomphe – le mot est faible – du 2 décembre 1969 à l’Olympia), m’avait prévenu durant l’été : « Ce sera très émouvant pour tout le monde, enfin j’espère ; très émouvant pour moi, en tout cas, ça c’est sûr. »

Pour toute info sur cet événement, sur ma page « sociale » où j’annonçais son premier concert depuis la crise sanitaire, à Hernani, au pays Basque (illustrée pour l’occasion d’une vidéo où Joan Baez lui servait de choriste – c’était en 1973 au « Grand Échiquier »), j’avais simplement ajouté ces mots : « Cela aura lieu en province, en France, dans l’écrin d’un opéra... Paco ne percevra pas le moindre cachet et l’entrée sera gratuite ! Inutile de vous dire que les places seront d’autant plus chères ! On risque de s’y battre encore plus que ce vendredi à Hernani... Mais des batailles comme celles-ci, qui exaltent le meilleur de l’art et de l’homme, on en redemande. » Je ne me doutais pas alors à quel point c’était prémonitoire.

J’avais promis d’annoncer l’événement en primeur, quelques semaines plus tard, et puis, « on » m’a prié de n’en rien faire, vu le nombre limité de places (forcément, un concert unique…), pour laisser la priorité aux gens du cru, Montpellier mettant sa salle la plus emblématique à disposition des artistes. Encore fallait-il avoir la chance de figurer parmi les 1200 premiers à réserver leur billet, à la suite d’une promo exclusivement locale, dont ce communiqué de la municipalité :

« Une célébration de l'amitié entre deux figures majeures de ce siècle :
     Traduit dans 28 langues, publié dans 42 pays, Edgar Morin a commencé son parcours moral en s’engageant dans la Résistance, avant d’avoir vingt ans. Quatre-vingts ans plus tard, on le voit publier des livres et arpenter les plateaux de télévision pour continuer de défendre, joyeusement et inlassablement, son éthique humaniste et l’avènement d’une “politique de civilisation” intégrant la conscience écologique, la solidarité humaine et la paix. Il est un penseur majeur, dont la méthode a inspiré la philosophie contemporaine. Il représente un siècle d’idées neuves, d’intelligence sans cesse renouvelée, audacieuse et profonde. On est touché aussi par son histoire, stupéfait par sa jeunesse éternelle, réconforté par son œil malicieux et sa parole claire.

On ne s’étonne pas que Paco Ibáñez, autre grand amoureux de la vie, compte parmi ses amis. Le chanteur et compositeur qui a fait découvrir aux Français les poètes espagnols, et fait connaître Georges Brassens au monde entier, celui dont Dali a fredonné “La Mala Reputacion” entre ses moustaches, est lui aussi un homme engagé, en lutte perpétuelle pour la fraternité. (…) Cette soirée consacrée à l’amitié est unique, un moment non renouvelable (…) en présence de nombreux amis du sociologue Edgar Morin. Un bonheur qu’il faudra saisir sur le vif. »

Et comment qu’on l’a saisi sur le vif, le bonheur ! Au vol, au galop ! Contrairement à Gainsbourg qui préférait le fuir « de peur qu’il ne se sauve », on s’y est plongé à corps perdu, le savourant à pleines mains jusqu’à extinction des feux et être invité à quitter les lieux, le cœur fraternel et la tête arc-en-ciel… On s’en est gavé de bout en bout, tant il semblait palpable en cette soirée pas comme les autres. À commencer par les déclarations sensibles et affectueuses, comme s’il était naturel de vivre dans un monde où la culture et l’humanisme seraient les deux mamelles, du jeune maire (socialiste) de Montpellier, Michaël Delafosse, maître d’œuvre de l’événement ; de Carole Delga, présidente (socialiste) de la Région Occitanie ; enfin de Françoise Nyssen, l’amie éditrice d’Actes Sud, ancienne ministre de la Culture. C’est dire si, pour une fois, l’événement (produit par A Flor de Tiempo, le label de Paco Ibáñez) était pris en considération par les acteurs de la Cité…

Mais vous savez quoi ? Pourquoi je raconte les tenants et aboutissants de cette soirée miraculeuse ? Parce que le bonheur est indicible… et parfaitement indescriptible. Comme la musique quand elle est bonne. Si les photos ravivent la mémoire des uns et permettent aux autres d’imaginer ce qu’ils ont manqué, les vidéos elles-mêmes, aussi bien réalisées soient-elles (une captation professionnelle a eu lieu…), ne sauraient rendre le ressenti du public ni l’échange, parfois intense comme ce jour-là, entre les artistes et lui. Pas pour rien que pendant des décennies, on a écrit sur tous les tons dans Paroles et Musique puis Chorus que rien, jamais, ne remplace le spectacle vivant.

Pourquoi donc s’évertuer, alors, à tenter de partager l’événement quand il n’est pas reconductible ? Précisément parce qu’il est unique, dans tous les sens du terme, et que « le bonheur » ou du moins ce qu’il en reste après coup – vous connaissez la chanson maintenant, depuis le temps qu’on se fréquente ! – est la seule chose au monde qui se double quand on le partage.

Après les officiels délestés de leur carapace politique pour rendre hommage à l’adepte d’Éros, versus Thanatos, assis, masqué, au cinquième ou sixième rang à côté de Sabah, son dernier grand amour (ensemble, ils ont publié en 2013 un témoignage jubilatoire, L’homme est faible devant la femme, où ils racontent leur rencontre, leur couple improbable et surtout l’amour qui transcende les différences), l’Homme en noir arrive seul, sous un déluge d’applaudissements. Un peu Brassens qu’il a fait découvrir à l’ensemble du monde hispanique, un peu Ferré auquel il a fait découvrir l’Espagne, beaucoup des deux qui étaient ses amis, et pourtant lui-même, à nul autre pareil dans le monde de la chanson.

L’Homme en noir ! Débouchant sur scène pour la première fois sans sa guitare pour souhaiter bon anniversaire et longue vie à son ami, il annonce une soirée spéciale composée de chansons en résonance profonde avec les racines et le destin du philosophe. « Je vais chanter les poètes chers à Edgar, tout ce qui fait l’Espagne profonde, celle que l’on a perdue. » Des poèmes sublimes et intemporels où, certes, il est question d’exil, de pertes et de peines, mais transcendés, transmués par la musique et la voix en chants humanistes universels.

Regarde l’homme en noir ! Regarde l’homme en deuil ! (…)
Il ne possède rien qu’une vague guitare
Que des chansons d’ailleurs allument certains soir
Regarde l’homme en noir ! Regarde l’exilé ! (…)

Il parle de sa vie, dure comme une pierre
Roulant sous les sabots des chevaux au galop
Un caillou du chemin, petite pierre ronde
Dont on ne peut rien faire, sauf armer une fronde (…)

Il est rentré chez lui, un beau jour, m’a-t-on dit
Quand la mort eut enfin clos les yeux des bourreaux
La mémoire apaisée, il est rentré chez lui
Comme après la tempête reviennent les bateaux (…)

L’homme en noir est en paix : il est rentré chez lui
Mais je le vois encore, au milieu du chemin
Faisant face à la vie, à la mort, à l’oubli
La guitare d’une main, et dans l’autre une fronde…

(Chanson de Marc Robine dédiée à Paco Ibañez, 1997, avec des allusions notamment à Como tu et A galopar, 1969)

Mais avant de brandir haut sa guitare pour entonner ses premiers titres, dont Soldadito boliviano (voir vidéo plus bas) puis Cancíon de jinete (La chanson du cavalier), sa première mise en musique, si joliment appropriée, d'un poème de García Lorca (« Avec le temps, dit-il mi-sérieux mi-amusé, en faisant s’esclaffer le public, je me surprends moi-même à être surpris d’avoir trouvé cette mélodie ! Comment ? C’est moi qui ai fait ça ? »), le héraut de la soirée se tourne vers son héros et présente ses premiers invités.

Venue de Tolède en compagnie de son musicien Bill Coley, Ana Alcaide interprète un répertoire judéo-espagnol de chants ladinos, cette langue séphardite qui reste parlée autour du bassin méditerranéen par les descendants des Juifs expulsés d'Espagne en 1492. Belle découverte rehaussée par le son d’étonnants et superbes instruments médiévaux proches de la guitare et de la harpe. Deux titres seulement, mais qui réclament une suite…

Changement d’époque et de décor : voici, à la demande expresse d’Edgar, ô surprise, une ritournelle qu’adorait sa mère : El Relicario. Un paso-doble de 1914 dont aucun bal populaire ne pouvait jadis se passer. Pour l’occasion, l’homme en noir a sollicité une superbe interprète en robe rouge sang, Soléa Morente (fille du grand cantaor Enrique Morente disparu en 2010). Résultat : une recréation totale de ce drame réaliste (que n’auraient pas renié Fréhel ou Damia, à laquelle Paco fait du reste allusion), porté par une mélodie inaltérable, chanté (dansé aussi jusqu’au bout des doigts) avec une remarquable délicatesse, sans le pathos d'antan.

Plus tard, c’est la propre fille de Paco, Alicia, qui le rejoint pour enchanter Lorca (Mi niña se fué a la mar) et Brassens, accompagnée à la voix par son père et à la guitare par Mario Mas – grand musicien s’il en est, ainsi présenté par le chanteur : « Un véritable artiste, c’est-à-dire qui joue ce qu’il aime et non ce qui rapporte ! » Brassens en espagnol ? Non. En français pour une fois, avec Les Amoureux des bancs publics repris aussitôt en chœur dans la salle. Brassens sans lequel Paco n’aurait jamais eu l’idée, assure-t-il, de mettre des poètes en musique. « Je considère la France comme la capitale du monde de la chanson et Brassens en est sa cathédrale. » La veille, citant un passage du Parapluie (« Et je l’ai vue toute petite / Partir gaiement vers mon oubli »), il observait : « Il n’y a personne d’autre au monde capable d’exprimer un parcours aussi long dans une phrase aussi courte. » Edgar Morin se mettait au diapason : « Il chantait l’amitié, la fraternité, le respect des persécutés. La Chanson pour l’Auvergnat est un pur chef-d’œuvre. Georges Brassens y a exprimé toute une philosophie de vie, de pensée absolument nécessaire. » Pensées analogues de centenaires : Georges le 22 octobre, Edgar depuis le 8 juillet.

Avec César Stroscio au bandonéon, Joxan Goikoetxea à l’accordéon, et/ou Mario Mas, formidablement attentif et réactif à n’importe quelle improvisation subite, Paco aligne alors une série de grandes chansons, sans oublier de les traduire au public, friand de ses anecdotes souvent drôles, ou de s’adresser directement à son aîné, dont le masque sanitaire n’empêche pas son regard de briller. De José Agustin Goytisolo : Palabras para Julia, confession émouvante d’un père à sa fille, de Lorca, encore : La Romería, de León Felipe : Como tú, de Luis Cernuda : Un Español habla de su tierra

De poètes latino-américains aussi, pour élargir l’universalité du propos : de l’Argentine Alfonsina Storni qui s’est suicidée à 46 ans comme elle l’annonçait dans ses poèmes sur la mer (d’où la célèbre chanson, tant de fois reprise, Alfonsina y el mar) ; du Cubain Nicolas Guillen, engagé en 1937 auprès des républicains espagnols, auteur de ce poème dont Paco Ibañez a fait une chanson emblématique sur la mort du « Che » en Bolivie :

Ma guitare est en deuil
Petit soldat bolivien
Mais elle ne pleure pas
Bien que pleurer soit humain (…)
Mais tu apprendras sûrement
Petit soldat bolivien
Qu’on ne tue pas un frère
Petit soldat bolivien
Qu’on ne tue pas un frère...

D’autres encore, des chansons en basque, en occitan… Si bien que la soirée s’approche de son terme, semblable et pourtant bien distincte des concerts habituels du « Maestro », avec ses instants suspendus, ses pans arrachés au temps qui passe, ses notes d’hilarité, ses larmes d’allégresse à force de se sentir partie prenante d’une même histoire. « Dans toute l’histoire humaine, explique Edgar Morin, vous avez toujours eu le combat entre deux forces qui sont inséparables mais ennemies. Éros. Thanatos. Eh bien, il faut prendre le parti d’Éros. C’est-à-dire des forces d’union, de fraternité, d’amour. Vous vous sentirez bien dans votre peau, vous serez contents, vous serez toniques. Rejoignez tous ceux qui ont pris le parti d’Éros, mais en ayant beaucoup de lucidité pour ne pas vous laisser tromper par des sirènes qui vous aveugleraient. Voilà le message. »

L’amour comme moteur, le verbe comme véhicule. Quand il ne reste plus rien, il reste la parole. C’est aussi le message du compositeur-interprète offert au penseur de Morin, avec les mots de Blas de Otero : Me queda la palabra.

Où l’on en revient à la rencontre de la veille, où maître Edgar avait exhorté les nouvelles générations à prendre leur vie à bras-le-corps : « L’époque est précaire, c’est vrai, mais j’ai vécu aussi ma jeunesse dans une époque d’extrême précarité, celle de l’occupation nazie. J’ai vu la différence qu’il y avait entre survivre et vivre. Survivre ? Je me planque, je me mets à l’abri. Vivre ? On risque sa vie, mais ça permet de participer à une communauté de tous les jeunes de tous les pays qui se battent pour la liberté… Engagez-vous, politiquement ou socialement, et si vous ne trouvez pas pointure à votre pied, créez votre propre réseau de solidarité… Et vivez poétiquement ! C’est une idée capitale, parce que partout la prose, c’est-à-dire les choses qu’on subit, qui nous encerclent, vous envahissent, vous parasitent. Essayez de lutter. La poésie ne doit pas seulement être une chose écrite, lue, récitée. C’est une chose qui doit être vécue. »

La poésie vécue, c’est toute l’histoire de Paco. Ces deux-là, porteurs de paroles aussi nécessaires que le pain quotidien (« la pensée est le capital le plus précieux pour l'individu et la société »), étaient faits pour se rencontrer (en 2013 déjà, j’avais eu la chance de les entendre converser, dans la loge de Paco, après son spectacle du Châtelet). « Agnostique, incroyant radical et philosophe sauvage », Morin (son nom de résistant, emprunté à L'Espoir de Malraux...) n’a pu que se réjouir à l’écoute de la « Romance d’un berger désespéré », que Paco s’était gardée pour la bonne bouche.

Sourire : « C’est un poème anonyme du Moyen-Âge qui m’a tout de suite parlé [il l’avait mis en musique en 1979 dans l’album A Flor de Tiempo illustré par Alicia, alors toute jeune]. L’histoire d’un berger qui demande qu’on l’enterre dans le pré où paissent ses moutons. Rendez-vous compte : quelqu’un, dans mon pays, du temps de l’Inquisition, peut-être même avant, rejetait déjà l’Église ! »

Adieu, adieu camarades
Adieu aux joies d’antan
Si je meurs de ce mal
Ne m’enterrez pas dans le sacré…
Enterrez-moi dans le pré vert
Où paissent mes moutons…

Pas de plus belle conclusion possible pour un amoureux de la chanson vivante* que Le Temps des cerises ! Paco, ses invités et musiciens derrière, et devant une salle en belle harmonie, comme une chorale d’un millier d’âmes… Communion fraternelle. Après cela, forcément, on attendait A galopar. Le poème de Rafael Alberti devenu en 1969, grâce à la musique et la voix de son interprète, l’hymne antifranquiste par excellence. Et tellement plus depuis la mort de l’épouvantable dictateur (près de 200 000 républicains fusillés après la guerre, outre ceux qu’il laissait périr de faim ou de maladie en prison…), comme un chant de reconnaissance des citoyens du monde face à la barbarie inhumaine.
______
*Le saviez-vous ? Edgar Morin fut l’inventeur du terme « yéyés » dans un article du Monde du 6 juillet 1961, où il décryptait le phénomène du rassemblement de 180 000 jeunes venus applaudir leurs « idoles » de la chanson, dont Johnny Hallyday (c’était place de la Nation, le 22 juin précédent, pour le premier anniversaire de l’émission d’Europe 1 « Salut les copains »).

C’était compter sans l’intervention du philosophe, surgissant sur scène comme un diable masqué de sa boîte, via un petit escalier très raide, soutenu et poussé un peu par sa femme puis tiré d’une main par Paco… « Peut-être montera-t-il par ici ? » avais-je lâché à notre ami et photographe Francis Vernhet en m’installant au siège le plus proche, au second rang. Mais une jeune femme, devant nous, s’était retournée : « Impossible ! À son âge, je vous parie qu’il ne pourra pas grimper ces marches ! »

Embrassades des deux hommes, ou plutôt accolade à l’espagnole, point d’orgue de cette soirée si vive en émotions fortes. Edgar et Paco, l’homme de lettres et l’homme de paroles, dans les bras l’un de l’autre. Ovation. Euphorie. Instants d’exception, magiques, fantastiques… Indicibles, vous disais-je, surtout quand la musique s’en mêle : « On ne peut pas bien parler d’une musique, mais une musique parle mieux et va plus profond que le langage des mots. » On ne saurait mieux dire qu’Edgar Morin !

Justement, lui qui avait déclaré la veille « Tengo el corazon en España », comme Moustaki chantant L’Espagne au cœur, sort une feuille de sa poche, la déplie et la montre au chanteur armé de sa guitare – c’est le texte de El Ejército del Ebro (ou El Paso del Ebro), la chanson la plus populaire du « cancionero republicano ». Plus connue sous le titre Ay Carmela, elle évoque le passage de l’Èbre par les Républicains en juillet 1938 face aux troupes franquistes et les quatre mois d’affrontement et de résistance sous les bombes de l’aviation d’Hitler et de Mussolini, dans l’espoir vain que la communauté internationale vienne à leur secours.

El Ejército del Ebro
Rumba la rumba la rumba la
Una noche el río pasó,
Ay Carmela, ay Carmela

Y a las tropas invasoras
Rumba la rumba la rumba la
Buena paliza les dió,
Ay Carmela, ay Carmela

El furor de los traidores
Rumba la rumba la rumba la
Lo descarga su aviación,
Ay Carmela, ay Carmela

Pero nada pueden bombas
Rumba la rumba la rumba la
Donde sobra corazón,
Ay Carmela, ay Carmela

Contrataques muy rabiosos
Rumba la rumba la rumba la
Deberemos resistir,
Ay Carmela, ay Carmela

Pero igual que combatimos
Rumba la rumba la rumba la
Prometemos resistir
Ay Carmela, ay Carmela !

Ayant eu le réflexe de filmer ces quelques minutes fugitives mais intenses et à jamais uniques (remerciements inclus, l’élégance n’a pas d’âge !), je vous laisse découvrir ce duo follement improvisé, partant dans tous les sens mais on ne peut plus jovial et jubilatoire – « Hermano ! » s’écrie soudain Edgar Morin, sourire ému aux lèvres, en se blottissant dans les bras de son « frère ». Merveilleux moment de fièvre contagieuse, se propageant jusqu’au quatrième étage de l’Opéra-Comédie archicomble. Où l’on constate aussi, tendrement amusés, en voyant le centenaire se dandiner sur place comme un ado timide, mais surtout en l’écoutant, qu’il ne s’est pas fourvoyé en optant pour le chant du papier plutôt que celui des planches.

Ne restait plus qu’à finir la soirée dans l’intimité, aux alentours de minuit, à la Brasserie-Restaurant du Théâtre… On n’en dira pas plus. Il était temps de laisser le penseur et le chanteur en tête à tête, réunis par une même sensibilité altruiste et battante, joyeuse en un mot ; des survivants, aujourd’hui, en ces temps mesquins et chagrins de repli général, identitaire, communautaire et même sexuel, où l’on se définit comme « racisé » et « genré »... Pfff ! Deux amoureux de la vie comme une main ouverte, en bref, mais une vie poétique, pas utopique pour autant ni politiquement correcte, où l’on s’évertue à jeter des ponts entre les disciplines et les êtres sans distinction aucune. « Le problème essentiel, c’est de donner une perspective, une pensée, une voie… et de ne jamais renoncer. » Passeurs fraternels, indignés infatigables.

Le résultat est là : Edgar Morin, Paco Ibañez ? Éternels, déjà, au moins dans nos cœurs.

La poésie, n’est-ce pas, est une arme chargée de futur

Chapeau, respect (... et merci : on pourra dire qu'on y était !).

__________
NB. 1) Toutes les photos illustrant cet article, sauf mention contraire, sont de Francis Vernhet (droits réservés). La vidéo de la Cancion de jinete a été prise par Jo Masure, ex-directeur-fondateur du festival Alors chante ! de Montauban, les deux autres (Soldadito boliviano et Ay Carmela) sont de votre serviteur d’« échanson de la chanson »… 2) Parmi les derniers ouvrages d’Edgar Morin, citons Les souvenirs viennent à ma rencontre, Fayard, 2019 ; Frères d’âme, entretien avec Pierre Rabhi sur des questions de Denis Lafay, L’Aube, 2021 ; Leçons d’un siècle de vie, Denoël, 2021.

Et pour rappel, à propos de Paco Ibañez, si ça vous chante :
Maestro Paco Ibañez, la guitare et la fronde (25/08/2015).
Le héraut du cercle des poètes disparus (16/01/2013).
La poésie nécessaire comme le pain quotidien (11/02/2013).
Au grand galop (21/10/2010).

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28 juin 2021 1 28 /06 /juin /2021 23:01

L'affaire du vrai-faux "dernier San-Antonio"...

Ce 29 juin 2021, Frédéric Dard aurait eu cent ans ! San-Antonio et ses lecteurs, eux, sont orphelins depuis le 6 juin 2000. Mais au printemps suivant, bien que son Dard de géniteur fût raide, San-Antonio se dressait à nouveau en majesté sur les étals des librairies avec un inédit, Céréales killer… Vingt ans après, voici la véritable histoire du vrai-faux « dernier San-Antonio », l’ultime volume officiel de la saga, telle que racontée dans San-Antonio poussa la porte et Frédéric Dard entra, par le Grand Connétable (« à vie » !) de la San-Antoniaiserie. Probablement les derniers extraits que je mets en ligne avant que cet ouvrage trouve son éditeur ou, à défaut, donne lieu à un éventuel financement participatif.

Après le chapitre où Frédéric Dard arrivait chez mes parents, à Dreux, pour me rencontrer (voir sujet précédent), je vous invite à faire un saut dans le temps de trente-cinq ans (et de 350 pages dans mon livre !). Au moment où, peu après la mort de l’écrivain, on apprenait par Le Figaro Littéraire qu’il avait enregistré au magnétophone, à l’hôpital, un nouveau San-Antonio, certain qu’il était alors de se relever de ses soucis de santé… Au-delà de la stupeur et du chagrin de son départ, quelle surprise et surtout quelle chance pour ses féaux de pouvoir attendre encore, ne fût-ce qu’une fois, la toute dernière, le prochain San-A. ! Un rituel jamais interrompu, pour ma part, depuis l’automne 1964 et la « fameuse » première lettre que je lui avais adressée, qui avait eu l’heur de le toucher profondément.

Extraits.

« C’est Le Monde qui ouvrit le bal en avril 2001, quatre samedis de suite, en publiant les bonnes feuilles de Céréales killer, sous forme de quatre fascicules de seize pages illustrés en une par Boucq. Le « chapitre Pommier » s’inscrivait logiquement dans la filiation du précédent ouvrage, Napoléon Pommier [« Béru empereur », le dernier S-A. hors-série paru en mai 2000]. Et ma foi, on avait vraiment envie d’y croire, tellement c’était bien fichu. D’ailleurs, Bertrand Poirot-Delpech, « de l’Académie française », qui avait eu le privilège de lire le tapuscrit intégral, lui décernait un « Coup de bicorne » (!) de connaisseur :

« Sacré Frédéric !
Pour ce roman posthume (posthume-trois-pièces ?), il oppose une fois de plus la ressemblance des sons à la logique du sens, céréales à serial. Du coup, nous voilà en pleine Beauce. Une Beauce gaillardement dardienne, avec rave-party et jambes en l’air à tout va. Car la turlute est l’idée fixe de San-Antonio, ses fans le savent. Le commissaire a beau enquêter ici sur son propre fils suspecté de crime, il n’oublie pas la “chose”, meilleur moyen de “sentir qu’on existe et d’oublier qu’on n’existera plus” (c’est sa définition du bonheur). Il lui plaît que le désir débarque toujours comme un cheveu sur la soupe, cadeau tombé du Ciel et qui y réexpédie aussi sec. De “là-haut” – il y croyait –, Frédéric nous envoie ce message ultime de santé. Derrière la machine à écrire en folie, on croit deviner sa cravate fluo et son regard tendre, dont le bleu piscine n’est plus assombri par l’angoisse d’avoir à nous quitter.

Autre signature de San-A. d’une logique piaffante dans son incongruité : son dédain de la police des mots, remplacée par des à-peu-près de son cru. […] Ces pied-de-nez au bon français supposaient que des vieillards vieillassent (sic) sur la correction langagière, que des contractuels en vert (et contre tout !) collassent des contrav’ aux chauffards de son espèce. Dard avait tellement besoin de ces académiciens-repoussoirs qu’il les tenait en affection. À plusieurs reprises, il te les épingle gentiment, une dernière fois. À force de célébrer le bon usage en le défiant, il aurait mérité de siéger sous la Coupole. Il aurait croisé les mannes de Rostand, Pagnol, Cocteau, Achard, Ionesco, et, chez les vivants, plus d’un émule en calembours. L’idée ne lui déplaisait pas, pour peu qu’il ait pu continuer à se croire tancé, à sentir sur sa tête l’épée de “la Dame au cleps”, alias “du quai Conti”. Les fauteuils de Rabelais, Queneau, Pérec et Boudard lui auraient convenu… si ces précurseurs avaient été des nôtres. À défaut, attrape ce coup de bicorne, l’ami, et que voguent tes Céréales qui leurrent ! »

Yesss !

On avait – j’avais ! – envie d’y croire. Pourtant, même si les académiteux se portaient garants de la « signature » de Frédéric Dard, soulignant la particularité et l’originalité de ses obsessions magritto-textuelles, je ne parvenais pas à concevoir qu’il ait pu enregistrer tant de bons mots, de calembredaines et de néologismes, sachant qu’il lui était nécessaire de les poser sur le papier, de les malaxer, de leur faire rendre gorge avant de leur donner droit de cité dans son petit monde. On ne dicte pas comme on écrit. En tout cas pas lui ! Frédéric Dard à la rigueur, mais sûrement pas San-Antonio. Combien de fois ne m’avait-il pas assuré qu’il était incapable de parler comme il écrivait, et que ça lui échauffait les oreilles chaque fois qu’un journaliste le lui demandait à la radio…

Il y avait anguille sous roche. Qu’il eut consigné l’essentiel au magnéto, décrit l’intrigue, les lieux, les personnages, dans les grandes lignes, d’accord. Mais il fallait quelqu’un, c’était obligé, pour peigner l’ensemble, le mettre d’aplomb, l’enrichir… Possible, encore. Oui, mais pour le « san-antoniaiser » à ce point ? Qui donc ? Sinon Patrice [Dard]… Pas sorcier quand on connaissait le père et le fils. Impossible de confier le saint esprit d’Antoine – pour « la dernière enquête de San-Antonio », ainsi que Le Monde présentait Céréales killer – à n’importe quel rewriter de l’édition. Il y fallait sinon le génie de l’auteur, du moins ses gênes…

Mais Le Monde ne publiait que les bonnes feuilles. Soixante-quatre pages. Pour bien en juger, je devais attendre le livre, annoncé pour bientôt. Un indice, cependant, se montrait de nature à signer pour moi la paternité de cet opus 175 situé dans la Beauce, du moins de son idée originale : après le « chapitre Pommier », le chapitre deux ? Non, écrit à l’encre sympathique, je vous le donne en mille : le « chapitre DREUX » !

Trente-six ans après, Frédéric revenait sur les lieux du crime initial... Celui qui m’avait valu, pour complicité avérée, sans circonstances atténuantes, une condamnation à perpète ! Trente-trois ans après Bravo, docteur Béru ! dédié à ses féaux de Dreux… Trente-trois p’tits tours et puis s’en va au Paradou [nom de sa villa, près de Genève, où il est mort]. Si la turlute, comme l’écrivait Poirot-Delpech, était l’idée fixe de San-Antonio, ceci était bien une pipe d’outre-tombe, non ?

« Le dernier SAN-ANTONIO », tel qu’indiqué sur un bandeau, m’attendait à la Rose des Vents [la librairie du centre-ville de Dreux : voir photo d’ouverture du sujet précédent]. Souvenirs, souvenirs… Quatre décennies plus tôt j’avais découvert « le premier » (et trois autres avec !) juste en face, à la Maison de la Presse… devant laquelle, un an plus tard, le ciel me tomba sur la tête [cf. l’entretien avec Patrice Carmouze, vidéo ci-dessous]. Surprise : ce n’était pas un poche, ni un « grand ». Format inédit, intermédiaire. Dessin de Boucq courant, comme Béru coursé par la poulaille et la volaille, sur les trois plats de couverture.

Titre franglais à la une et deux textes en quatrième. The Feurste Ouane, de San-Antonio : « Il s’en passe de drôles dans les plaines de la Beauce. La jeunesse du cru a organisé une “rave-party” au milieu des champs. Mélanie Godemiche, la prêtresse de cette fiesta, a été retrouvée atrocement mutilée et qui plus est un peu morte. Si je te dis que mon fils Antoine, San-Antonio Junior, a paumé sa casquette sur le lieu du crime, tu comprends mon souci ? » The Seconde (de toute beauté), de l’éditeur : « Le 6 juin 2000, Frédéric Dard nous quittait, laissant derrière lui son œuvre géniale et des millions de lecteurs orphelins. Écrivain passionné jusqu’à son dernier souffle, il nous a fait le cadeau de ce roman posthume dans lequel son humour, son sens du suspense et son éternelle jeunesse éblouissent notre esprit ! Le Commissaire est toujours là, qu’on se le dise ! En compagnie de Bérurier, Berthe, Marie-Marie et toute la fine équipe ! »

Well, well…

Excellent cru. Dégusté à petites doses. « Le dernier »… Fallait le faire durer. Entre-temps, les bonnes critiques pleuvaient de partout. Beaucoup d’articles « informatifs », surtout. On rappelait que Frédéric Dard, soucieux de rendre au moins un « petit » à paraître à la rentrée 2000, après être tombé malade à la fin de Napoléon Pommier en février, l’avait enregistré durant son séjour forcé à l’hôpital. D’autres disaient qu’il l’avait dicté à [sa femme] Françoise ; d’autres encore qu’il en avait écrit une partie avant que sa santé ne déclinât. C’est vrai que sa priorité allait d’abord à l’écriture, coûte que coûte, justement pour ne pas mourir…

Selon d’autres sources « bien informées », Frédéric avait sollicité lui-même l’aide de Patrice, le temps de traverser cette mauvaise passe. Il lui avait raconté l’histoire, détaillé les péripéties. À charge pour lui, en se calant dans les pas de son père dont il savait pouvoir compter sur la pleine et entière confiance, de tout coucher sur le papier. Les deux hommes, San-Antonio père et fils, avaient opéré leur jonction grâce à l’écriture en commun d’une pièce, Le Massacre de la Saint-Valentin (1997), que Robert Hossein comptait créer au Palais des Sports. Frédéric l’avait confié à ses amis proches : depuis cette expérience, surtout depuis qu’ils avaient travaillé ensemble sur la série télévisée Maître Da Costa [joué par Roger Hanin], il se sentait en harmonie totale avec Patrice. […] Rien de plus normal, dans ces conditions, qu’il pût lui demander d’achever… ou de rédiger de bout en bout Céréales killer.

SAN-ANTONIO PÈRE ET FILS

Quoi qu’il en soit, à l’instar de ses personnages […], les calembredaines habituelles de San-A. étaient au rendez-vous, métaphores, calembours, contrepèteries et autres bons mots. Pas trop de digressions… Mais les apostrophes au lecteur, si […]. L’histoire était bien ficelée, mieux qu’à l’accoutumée peut-être… Et le langage de Béru toujours aussi paronymique, comme à propos du député de sa « circoncision ».

Ce que j’appréciai personnellement, parce que je le voyais venir depuis des lustres et que ça me semblait une excellente idée pour rajeunir et redonner un second souffle à la saga, c’était cette passation de pouvoir latente qu’on devinait entre le père et le fils. Entre le commissaire Antoine San-Antonio, dit Tonio, et le lieutenant de police tout frais émoulu Antoine San-Antonio, dit Toinet [vous suivez ?]… Avant d’être le suspect n° 1 du meurtre de Mélanie Godemiche*, et d’obliger San-A. à prouver son innocence, Toinet venait d’être nommé major de sa promotion de l’École de police ! Ça sentait bon la retraite pour le père ; la place était chaude pour le fils qui pouvait compter sur l’expérience des anciens pour l’épauler : Béru, Pinaud, Jérémie, Mathias le Rouillé… […]

*Avec un nom pareil, son créateur ne pouvait qu’être inconditionnel de Brassens : « Ancienne enfant d’Marie-salope / Mélanie, la bonne au curé / Dedans ses trompes de Fallope / S’introduit des cierges sacrés… » (Mélanie, 1976). Ah ben tiens, page 38 : « Tout est bon, y a rien à jeter, qu’il aurait chanté notre Brassens » !

« Lieutenant Antoine San-Antonio, police criminelle ! Je suis major de ma promo ! »

Te dire que je suis heureux de sa réussite chez les matuches, tu vas pas me croire. […] Eh bien, t’as tort Nestor, un frisson de fierté me parcourt depuis les burettes jusqu’au cervelet. Ce môme cueilli comme une mauvaise plante et que j’ai éduqué à la va comme je te pisse sans même le voir grandir devient soudain l’objet de ma gloriole paternelle. Bravo San-Antonio ! Ça, c’est de la descendance !

Faut que tu réagisses, mec. N’oublie pas que la métamorphose d’un petit d’homme obéit aux mêmes lois que celle des papillons : larve, chrysalide et tchao pantin ! On n’y peut rien. Chez nos embryons la trajectoire est à peine plus sophistiquée : tendre fœtus, joli poupon, charmant bambin, étudiant, militaire, jeune con, travailleur, père, chômeur, gros con, grand-père, retraité, vieux con et puis ce papillon de l’âme qui s’évade un beau jour d’un caisson de bois. Pin, chêne ou acajou… C’est à la couleur finale qu’on reconnaît la richesse d’un homme ou la beauté d’un lépidoptère.

Frédéric ou Patrice ?

Quelle importance, au fond, de savoir à qui revenait la paternité de ces lignes ? C’était du San-Antonio pur jus, tout craché ! Une de ces (ses ?) saillies textuelles qui, vu sa justesse et le contexte, vous prend en flagrant délit de larguer sans autorisation, et sans déclaration préalable, les amarres d’une armada de larmes…

SAN-ANTONIO PÈRE ET FILS

San-Antonio junior prolongeant son paternel ? […]

À vrai dire, je me demandai seulement jusqu’à quel point le fils se dissimulait derrière le père. S’il devait n’y avoir qu’un lecteur informé, c’était bien le Grand Connétable de la San-Antoniaiserie… Je m’abstins cependant de chercher à le vérifier auprès de Françoise ou de mon frangin d’adoption. Pas risquer de les contraindre à se mettre, vis-à-vis de nous, en porte-à-faux… Le jeu n’en valait pas la chandelle. Et puis, la qualité de l’ouvrage se suffisait à elle-même. […] Pour l’homme du Monde et de l’Académie française réunis, pour les critiques qui allaient marcher ensuite dans ses sillons, ce « roman agricole » n’était rien que du bon pain. […] Du reste, le public, le seul qui avait vraiment voix au chapitre, s’était prononcé. Les suffrages furent francs et massifs. On n’aurait pas besoin d’un second tour. Cinq cent mille exemplaires vendus ! Un véritable plébiscite. […]

Frédéric ? Patrice ? San-Antonio père et fils « à quatre mains » ? Mon doute ne procédait pas seulement de la certitude, pour bien connaître notre Frédo, de son incapacité à enregistrer ou dicter un San-A. nourri à ce point d’inventions littéraires, mais aussi de mes accointances affectives de longue date avec Patrice : Si je te dis que mon fils Antoine, San-Antonio Junior… Voilà, pour moi, qui signait clairement la paternité de ces deux cent quarante-deux pages de San-Antonio sans Frédéric Dard. Mais bon dieu, mais c’est bien sûr ! aurait dit le commissaire Bourrel, n’avait-il pas signé ainsi le Livre d’Or du Club San-Antonio*, trente-trois ans plus tôt :

Avec toute la sympathie et les remerciements
d’un membre du Club qui ne peut malheureusement
que signer SAN-ANTONIO JUNIOR…

*La première association des Ami(e)s de San-Antonio, que j’avais créée en août 1965, avec Le Petit San-Antonien, journal trimestriel puis bimestriel, pour organe de liaison.

SAN-ANTONIO PÈRE ET FILS

Comme quoi le « coupable » ne se méfie jamais assez des indices qu’il sème sur son chemin, fût-ce une éternité plus tôt ! Déchiffrable par le premier Hercule Poirot (-Delpech) venu. Sous réserve, bien sûr, de connaître toute l’histoire, et ça, ma foi, y en avait pas beaucoup, pas beaucoup, y en avait pas beaucoup (« peut-être pas du tout ») qui pouvaient la connaître à ce point-là… Avec le temps, l’éditeur, les lecteurs et les médias finiraient malgré tout par apprendre le poteau rose (dixit Béru). Selon ce qu’on voulait bien entendre ou accepter de croire, du moins, Céréales killer s’insérant officiellement dans la saga, une fois réédité au format de poche originel, en mars 2003, sous le numéro 175.

Entre la remise de Napoléon Pommier et le 6 juin 2000, Frédéric fut en proie à de sévères problèmes cardiaques, s’aggravant sans cesse, avec des séjours répétés en clinique. Impossible de s’atteler au prochain qu’il s’était engagé à rendre le 15 octobre. Il essaya bien de s’y mettre, mais en vain, à part quelques notes jetées sur le papier. Plus tard, Françoise, qui connaissait bien les qualités de scénariste et de romancier de Patrice*, les lui montra en lui disant qu’il fallait écrire ce livre : « Ton père a toujours dit que tu étais capable de le faire. » Il était question d’un paysan au volant d’un tracteur, à l’aube, allant décharger discrètement sa cargaison, dans laquelle se trouvait un cadavre, dans une fosse à purin. Sans doute le début de l’intrigue, mais rien de plus. Patrice eut l’intelligence d’en faire le « Dernier chapitre » (… et de le placer en ouverture !), avant d’opérer un retour en arrière.

*Sous les pseudonymes de Vic St Val (avec Gilles Morris-Dumoulin), Patrice Damaisin et Alix Karol, lequel marchait déjà sur les pas de San-A., outre ses adaptations en BD, il ne manquait guère d’expérience. Sans compter qu’il s’était jeté, très jeune encore et sans que son père le sût, bravant même son interdiction, sur tous les San-Antonio de la bibliothèque des Mureaux…

Pour qui en possédait les clés de lecture, Céréales killer marquait le passage évident, et assurément filial, d’un San-Antonio à l’autre…

Doublement attristés par la sortie de scène soudaine de Frédéric, Françoise et Patrice Dard avaient voulu prolonger un peu sa vie d’auteur, d’autant plus que l’éditeur n’attendait que ça. Sans ignorer que son fils n’y était pas totalement étranger, il voulut croire que ce livre était bel et bien de Frédéric. Patrice écrivit Céréales killer « sans se poser de question, comme une thérapie, une manière de deuil express ». San-Antonio fit ainsi de vrais adieux, fussent-ils faussement posthumes, à ses lecteurs.

Bravo et merci.

La suite était moins attendue. Mais sans ambiguïté : « Les Nouvelles Aventures de San-Antonio », par Patrice Dard. Chez Fayard. […] Après l’accueil enthousiaste obtenu par « le dernier San-Antonio », Françoise lui suggéra de poursuivre la série, par crainte que, sans actualité autour de San-A., son œuvre ne finisse par tomber dans l’oubli. Encouragé par sa propre famille, Patrice releva le gant : « Surtout parce que je ne voulais pas qu’on oublie Frédéric Dard. » […]

On s’en doute, la presse ne fut pas spécialement bienveillante. Comme si l’histoire bégayait. Impression de déjà-vu. Après avoir boudé ou raillé San-Antonio dans les décennies 50 à 70, puis volé au secours de son succès, on allait se venger de son rejeton après avoir salué bien bas Céréales killer… Patrice : « Quand j’ai repris le flambeau, j’étais parfaitement conscient de la difficulté comme des risques encourus, mais je l’ai fait pour prolonger mon père, pour contribuer à la survie de son œuvre. Ma plus grande crainte ? Ne pas être à la hauteur du premier livre, sachant que tout le monde penserait qu’il était de lui. Oui, j’ai eu la trouille… Mais ensuite, en accolant mon nom à celui de San-Antonio, j’endossais toute la responsabilité et acceptais par avance toutes les critiques. Ça n’avait plus d’importance, surtout si elles émanaient de journalistes qui avaient encensé Céréales killer sans savoir qu’il était de moi. »

[…] En 2016, peu après le décès de son éditeur*, Patrice choisit de mettre un terme définitif à cette aventure. […] L’histoire, il le savait, le ressentait profondément, devait s’achever là. Mais pas n’importe comment. Par un retour en arrière, aux origines de la série. Il fallait envoyer son héros sur Le Sentier de naguère… « Je me suis lancé dans cette folle aventure pour la simple et bête raison que j’ignorais tout du passé de mon père », écrit San-Antonio au dos du livre…

*Claude Durand, PDG de Fayard, grand admirateur de Frédéric Dard et amateur de San-Antonio, avec qui nous avions créé en 2003 le « Département chanson Fayard-Chorus » ; il n’y a pas de hasard…

Patrice Dard : « Avant même de prendre la décision d’arrêter, j’avais envie de partir en quête des origines de San-Antonio, pour comprendre d’où lui venait son nom, s’il avait un rapport avec la ville du Texas, proche du Mexique. J’ai donc imaginé une histoire d’héritage pour l’envoyer aux States, dans un décor de western, sur les traces de ses ascendants…

— La boucle est bouclée* : San-Antonio revient sur les lieux d’où il tire son nom… à un tiret près !

— Oui. J’ai expliqué d’où il venait… Mais à présent j’ignore où il va. Je sais seulement que San-Antonio ne mourra jamais. »

*Entre 2002 (Corrida pour une vache folle) et 2016 (Le Sentier de naguère), Patrice Dard a écrit 28 épisodes des « nouvelles aventures de San-Antonio », auxquels il faut donc ajouter Céréales killer (2001).

La preuve :
Bouquins vient de publier le tome ultime, le vingt et unième, de la saga intégrale de San-Antonio (intégralement disponible !), dont la publication avait débuté en 2010 (1600 pages environ le volume, faites le compte !). L’intérêt principal de ces œuvres complètes – sa Pléiade à lui – est d’être présentées dans leur « jus d’origine » (les San-A. ayant été réédités à de multiples reprises, au fil des décennies, l’éditeur se permettait de modifier des références de toutes sortes, allusions culturelles, modèles de voiture, marques de publicité, etc., jugées trop datées), et de proposer une pertinente remise dans le contexte par François Rivière (l’auteur de la biographie officielle Frédéric Dard ou la vie privée de San-Antonio, Fleuve Noir, 1999).

À noter que ce tome 21, qui comprend les 11 derniers titres de la saga (dont Ceci est bien une pipe, le spécial 50 ans de San-Antonio où celui-ci se dotait d’un « Grand Connétable de la San-Antoniaiserie »…) s’achève par Céréales killer, qui reste donc (malgré sa véritable histoire ici dévoilée !) « le dernier San-Antonio » officiel de la saga. Soit 175 titres, auxquels il faut ajouter 9 « grands romans » hors-série publiés entre 1964 et 2000 avec les mêmes personnages.

Voilà pour San-Antonio l’immortel.

Pour Frédéric Dard – dont le centenaire de la naissance, ce 29 juin, a déjà donné lieu à nombre d’articles, dossiers, hors-série ou émissions de radio et de télévision, ainsi qu’à des manifestations et rencontres aux Mureaux (où est né San-A.), à Saint-Chef-en-Dauphiné (où repose Frédéric) et même à Sète pour un duo inédit entre Brassens et Dard (nés la même année) –, l’événement, c’est la publication d’un gros recueil (592 pages) chez Fleuve Noir.

Intitulé ­Des nouvelles de moi (en référence au mot retrouvé sur son bureau après sa mort, à côté des notes de son « prochain San-A. », publié en exergue de Céréales killer : « Je suis sans nouvelles de moi »), il propose un aspect de son œuvre méconnu de la critique et de son public populaire : celui d’auteur de nouvelles. Celles-ci, écrites pour la plupart entre 1940 et 1950, collectées dans différents journaux et revues de l’époque, sont commentées par Alexandre Clément qui met l’accent sur « leur style affirmé, reflétant l’intensité des lectures abondantes qu’il n’a cessé de faire depuis son plus jeune âge. […] Ambitieuses, véhiculant des émotions à travers un style aussi incisif que dépouillé, ces nouvelles [près de 90 dans ce recueil] sont la démonstration que le romancier français le plus lu du XXe siècle était un très grand écrivain dont la plume ne semble guère souffrir de l’usure du temps ! » On estime à 200 environ le nombre total de nouvelles et contes divers écrits durant sa carrière (son dernier recueil publié, En voilà des histoires, Fleuve Noir, date de 1992). 

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13 juin 2021 7 13 /06 /juin /2021 09:00

Un dimanche 13 juin… d’il y a 56 ans !

Le récit de cette histoire unique entre un auteur immense (assez vite célèbre sous le nom de sa créature de fiction) et un jeune lecteur anonyme (finalement proclamé « Grand Connétable de la San-Antoniaiserie ») devait débarquer en librairie lundi 7 juin. Les circonstances, avec un report d’un an imposé par la pandémie puis une certaine frilosité éditoriale devant l’importance de l’ouvrage, en ont décidé autrement. En attendant un rebondissement éventuel, voici – anniversaire oblige ! – quelques extraits exclusifs (forcément) de « Faut-il vous l’envelopper ? » : le chapitre où l’on apprend comment et pourquoi, après que San-Antonio eut poussé la porte de mes petites cellules grises, Frédéric Dard est entré chez moi (ou plutôt chez mes parents)... et quelle fut la teneur de notre (première) conversation.

Dimanche 13 juin 1965.

… C’était ridicule, je le savais, mais je sortis bien dix fois dans la rue pour guetter son arrivée à partir de 10 heures… Jusqu’au dernier moment, pourtant, mes parents n’y crurent pas vraiment. Je leur avais montré le mot de Frédéric, ils savaient que j’étais allé l’appeler depuis une cabine téléphonique, mais de là à intégrer le fait qu’il avait confirmé sa venue… C’était littéralement incroyable.

Seule ma grand-mère y croyait ; d’ailleurs elle croyait aveuglément tout ce que je lui disais, la yaya, la mamie en espagnol : ma « Félicie » à moi… San-Antonio à la maison ? Jusque-là mon père le connaissait seulement à travers France-Soir, mais sans plus, n’étant pas sensible a priori à son style populaire et pétulant. Études classiques, goûts classiques, pudeur extrême… Mais d’apprendre dans son journal que l’écrivain qui correspondait avec son fils était le recordman des ventes pour 1964 (avec L’Histoire de France vue par San-Antonio !), ça l’avait impressionné. Un jour je lui avais donné à lire Le bourreau pleure, signé Frédéric Dard. « Ça te plaira, j’en suis sûr ; c’est très différent des San-Antonio, tout est dans l’atmosphère, et puis ça se passe en Espagne… » Bonne pioche, il l’avait captivé. Mais justement ! Grand prix du roman policier 1957 pour ce livre, plébiscité par le grand public pour ses San-A., comment pouvait-il croire que Frédéric Dard se proposait de venir à Dreux… pour me rencontrer ?!

Aujourd’hui, je pense savoir pourquoi mes parents se montraient si dubitatifs. Ils craignaient plus que tout ma déception, forcément ravageuse, pour le cas où Frédéric, forçat du clavier au fol emploi du temps, m’eut fait faux bond. L’idée ne me traversa pas l’esprit un seul instant ; il m’avait annoncé sa venue, je savais qu’il viendrait. Il aurait pourtant pu avoir un empêchement de dernière heure, c’est vrai ; ou se raviser au dernier moment. Qu’étais-je donc pour lui, sinon un lecteur parmi tant d’autres, des centaines de milliers d’autres… Un peu plus intuitif, peut-être, mais sans plus.

Finalement… Épatés (et peut-être un peu fiers de leur fiston), ils durent se rendre à l’évidence : le jour J, à l’heure H, il était là, au volant d’une belle teutonne, une Mercedes-Benz gris clair métallisé, avec sa femme Odette à ses côtés et sa fille Élisabeth à l’arrière, qui se garait à moitié sur le trottoir, le long de la maison. Rarement dimanche de juin avait été plus beau et serein, mais en moi ça battait la chamade… Cette fois, ça n’était pas l’écrivain, dont j’adorais lire le soir au fond du lit les humeurs et les états d’âme, ça n’était pas mon correspondant, que j’aimais à imaginer en train de m’écrire, ça n’était pas la personnalité publique… Non. C’était LUI !

Et il était là POUR MOI !

Il allait sur ses quarante-quatre ans et je venais d’en avoir seize. Il parut légèrement étonné en me voyant l’attendre sur le trottoir. Il s’approcha de moi, un grand sourire aux lèvres et ce regard si clair qu’il en devenait transparent, plongé aussitôt dans le mien…

[Plus tard]

…C’est là, peu avant son départ, que j’osai solliciter une dédicace. Je lui tendis Le Standinge selon Bérurier qui venait de paraître [et que j’avais commandé à la Rose des Vents – voir photo plus haut, d’Olivier Bohin, cinquante-six ans après !]. Il tira un stylo-bille noir de sa poche intérieure et traça ces mots que vous savez déjà : Pour mon ami fidèle […] Avec tout mon cœur… Ma mère m’étonna alors par sa propre audace. Comme Frédéric ne donnait pas le moindre signe d’impatience, elle lui demanda si ça ne le gênait pas qu’elle nous prît en photo, lui et moi… « Au contraire ! » On recula un peu nos chaises jusqu’au mur où, au-dessus de nous, était accroché un tableau de mon oncle Lamolla, et maman sortit son Polaroid… L’optique où elle travaillait faisait également dans la photo. Elle s’y s’était initiée très tôt, avec un Zeiss Ikon à soufflet et jusqu’aux premiers appareils reflex des années soixante, devenant la photographe attitrée de la famille. Tant qu’à immortaliser l’instant, il y avait donc mieux à faire qu’une vulgaire photo à développement instantané. Moins nette, forcément, et sans négatif… Mais je compris aussitôt son choix : elle nous tira le portrait à deux reprises pour donner un tirage à Frédéric qui le glissa dans son portefeuille.
Qu’est-il devenu ?
Le mien en tout cas a traversé le temps, l’espace… et les épreuves.

La question brûlait les lèvres de ma mère : « Quel âge donniez-vous à mon fils, Monsieur Dard, d’après ses lettres ? » Sans le vouloir, j’avais en effet omis de le préciser à Frédéric. Sa réponse surprit mes parents : « Je pensais qu’il était étudiant. Je lui donnais quatre à cinq ans de plus, à peu près l’âge de mon fils Patrice… » D’ailleurs, il était venu avec un cadeau propre à ravir un étudiant érudit et sans œillères : un petit fascicule hors commerce, intitulé Le Phénomène San-Antonio, reproduisant les actes du « séminaire de littérature générale » qui venait de se tenir à Bordeaux, sous la férule d’un certain Robert Escarpit. À sa lecture, plus tard, je serais enchanté de découvrir que d’éminents professeurs avaient su mettre des paroles sur la musique que San-Antonio suscitait en moi et dont je m’extasiais depuis l’automne précédent. Un travail fondateur pour la reconnaissance de son œuvre san-antonienne, dont Frédéric, en me remettant cet exemplaire (« Je viens de le recevoir ! »), semblait lui-même assez content.

Ma grand-mère, elle, ne dissimulait pas sa fierté de voir l’intérêt que me portait cet écrivain dont j’aimais tant les livres. Elle l’assura de sa gratitude, avant de se sentir obligée de justifier ma discrétion : Esscoussé monn pétite-fiss, Messié Dard, éss oune timido… Soit, en sous-titrant son baragouin hispano-français : « Nous garderons un beau souvenir de votre passage, Monsieur Dard, mais moi, un grand regret aussi : que vous n’ayez pas entendu davantage la voix de mon petit-fils ; c’est un timide ! »

Elle me connaissait bien, vous pensez, c’est elle qui m’avait élevé pendant que mes parents travaillaient, elle qui m’accompagnait, enfant, à l’école, qui préparait mon goûter en me chantant des chansons… Ma yaya adorée qui avait eu le courage, en août 1939, d’aller rechercher toute seule, petite bonne femme déracinée et ne parlant pas la langue de l’exil, son fils cadet Bienvenido, à l’agonie à l’hôpital de Perpignan, après sa détention funeste au camp du Barcarès. Vous parlez d’une bienvenue ! Il avait fallu l’accord préalable du préfet des Pyrénées-Orientales après l’intervention du maire de Dreux, Maurice Viollette. Dans ses bras pendant tout le trajet de retour en train, Bienvenido connut quelques jours plus tard le triste privilège, à seulement vingt-trois ans, d’être le premier républicain espagnol à décéder dans le département. Il repose aujourd’hui aux côtés de sa mère au cimetière de Dreux. Pas pleurer*…

_______
*Dans Pas pleurer, prix Goncourt 2014, Lydie Salvayre raconte l’histoire de sa mère au début de la guerre civile, évoquant en parallèle la figure de Georges Bernanos qui séjourne alors à Majorque. D’abord sympathisant du mouvement franquiste, mais rapidement choqué par sa barbarie et révolté par la complicité du clergé espagnol, il écrira Les Grands Cimetières sous la lune, un violent pamphlet antifranquiste qui connaîtra en France un grand retentissement lors de sa publication en 1938.

Ess oune timido… Frédéric n’avait pas besoin qu’on lui fît un dessin : « Ça n’a pas d’importance. Les timides savent parler avec les yeux et souvent ils ont plus de choses intéressantes à dire que les bavards. Je le sais, j’en étais un… et je le suis toujours un peu. On se comprend parfaitement, entre timides. » Puis, s’adressant à mes parents, il sollicita leur autorisation de m’embrasser ! Il se pencha vers moi et m’étreignit très fort, d’un seul bras. Longuement…

Deux ou trois heures plus tôt, j’aurais cru cela non seulement impossible mais impensable.

Avant de sortir tous ensemble dans la rue où patientait sa Mercedes 666 FW 78, la yaya, avec ses yeux pétillants de bienveillance, tendit à « Madame Dard » un panier de grosses cerises noires, qu’elle venait de cueillir dans notre minuscule jardin où s’élevait en majesté un bigarreau burlat unique et généreux. Je revois encore son expression de surprise devant cette offrande aussi modeste que l’intention était chaleureuse, et surtout, dans la fraction de seconde suivante, le sourire attendri d’Odette…

On resta encore un peu à papoter, Frédéric et moi, en se tenant par les yeux. Ma mère, qui avait sans doute ressenti l’intensité de l’instant, s’en alla chercher sa toute nouvelle caméra super 8 et nous filma quelques secondes. Frédéric était rayonnant. Enfin, il me souffla d’une voix vibrante d’affection : « J’ai une faveur à te demander… »

Une faveur ? À moi ?!

« Je voudrais que tu me promettes de ne plus m’appeler Monsieur Dard. À partir de maintenant, pour toi, je suis Frédéric. Seulement Frédéric ! »

Il me prit par l’épaule, comme pour sceller cet accord tacite, pendant qu’Élisabeth et Odette reprenaient leur place dans la Mercedes. Enfin, Frédéric se glissa au volant et démarra…

Quand la voiture parvint au bout de la rue et disparut à nos regards, un grand vide se fit brusquement en moi. Pour la première fois de ma vie, telle une fulgurante douleur, je ressentis la présence intense de l’absence… Par bonheur, elle s’évanouit aussi vite qu’elle avait surgi. Le temps de réaliser, l’espace d’une seconde de toute beauté, que Frédéric Dard, après que San-Antonio eut frappé virtuellement à ma porte quelques mois plus tôt, venait d’entrer pour de vrai et une fois pour toutes dans mon cœur*.

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*En 1984, Frédéric Dard écrira ceci à propos de sa première rencontre avec Pierre Mamie, évêque de Fribourg : « Et il y eut cet échange d’âme entre lui et moi qui rend tout facile. Cette manière mystérieuse de se reconnaître lorsqu’on ne s’est jamais rencontré. Nous nous promîmes de nous revoir. » Un étrange phénomène ressenti, dès 1965, entre un gamin ébloui et un adulte débordant d'humanité…

San-Antonio poussa la porte et Frédéric Dard entra, copyright Fred Hidalgo 2021. Tous droits de reproduction réservés… mais partages vivement conseillés (pourvu que l’on souhaite découvrir un jour la suite), pour le cas où ces extraits auraient l’heur d’attiser la curiosité – … à l’heure où plus grand-chose ne tourne rond sur notre planète (aurait dit Louis Pauwels) – de quelque extraterrestre du monde éditorial. Pour paraphraser San-Antonio, y a-t-il un éditeur dans la salle… avec les clefs du pouvoir (de décider à la place des comptables de son groupe) dans la boîte à gants ?

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