Ne me quitte pas (épilogue 3/3)
Et aujourd’hui ? Que sont les amis devenus ? Ceux d’Hiva Oa, des Marquises et de Tahiti. Quels souvenirs essentiels garde-t-on du Grand Jacques à Atuona ? Et la Doudou ?...
Maddly Bamy a vécu longtemps entre l’Europe et Atuona, hébergée sur place par des amis après que la propriétaire de leur case de location eut repris possession des lieux pour y construire une autre maison en dur (voir « Brel-6 ») ; puis ses voyages se sont espacés et il semble qu’elle ne soit plus revenue à Hiva Oa depuis un départ précipité en 2003. « Alors qu’elle allait bien, a raconté sœur Rose, d’un seul coup elle a décidé de ne plus s’alimenter, ni de boire. Un jour de juillet, alors qu’elle se rendait au cimetière, Maddly s’est effondrée sur le bord de la route. » Emmenée au centre médical d’Hiva Oa, on l’évacua à l’hôpital de Nuku Hiva d’où, après huit jours de soins, elle dut être rapatriée sanitaire en métropole… Elle vit désormais dans le Sud de la France et reste attentive à la mémoire de son compagnon d’aventures, comme on l’a vu en 2008 (voir « Brel-10 ») lorsqu’elle s’est rendue à Anvers pour retrouver l’Askoy, récemment sauvé des eaux ; là même où, trente-quatre ans plus tôt, Jacques et elle en avaient largué les amarres pour un voyage au bout de la vie.
Tout comme Paul-Robert Thomas, le copain toubib de Jacques qui l’hébergeait lors de ses séjours à Tahiti (voir « Brel-4 »), Marc Bastard, son meilleur ami d’Atuona (celui dont France Brel, lors de sa première venue en juillet 1999, s’avouera frappée par sa ressemblance physique avec Jojo…), est aujourd’hui décédé. Le fils qu’il a eu avec une Marquisienne, dont il était séparé, vit toujours à Atuona. Voici comment il décrivait sa dernière rencontre avec Jacques Brel dans les premiers jours du mois de juillet 1978.
« Je devais m’absenter plusieurs semaines. Je suis monté lui dire “au revoir”.
Le soir était tombé. Assis sur la terrasse, il lisait. Maddly, devant son chevalet, dessinait. J’eus vraiment le sentiment d’être un intrus. Maddly me fit un sourire accompagné d’un signe d’amitié. “C’est bien ton bouquin ?” demandai-je bêtement.
Avec un vague sourire, il ferma le livre et me montra la couverture. Le titre était Changer la mort, du professeur Schwartzenberg. “Tu vois, j’apprends à mourir…”
Nous parlâmes d’autre chose ; mais je savais que depuis plus d’un mois, il souffrait de nouveau. Le poumon sain était atteint par le mal. Je lui fis part de mes projets immédiats et lui indiquai la date de mon retour prévu à la fin du mois d’août. Notre conversation fut brève. Il me raccompagna jusqu’au chemin où était garée ma voiture. Tandis que je partais, je le vis une dernière fois s’éloigner dans la nuit. Il me fit de grands gestes : on aurait dit qu’il cueillait des étoiles… »
Beaucoup d’autres amis ou simples témoins d’un moment partagé de la vie de Jacques Brel en Polynésie sont encore vivants et présents soit à Hiva Oa, soit ailleurs dans l’archipel soit à Tahiti : certaines des sœurs, des pilotes, l’ancien maire, l’infirmière, Henriette, l’homme qui traçait les pistes, d’anciennes pensionnaires du collège Sainte-Anne… Le postier aussi, Fiston Amaru – si important dans la destinée de Brel (voir « Brel-2 ») –, qui après avoir été muté à Tahiti, est revenu passer deux jours ici, en 2004, après vingt-quatre années d’absence. C’est son successeur à la Poste d’Atuona, Georges Gramont, qui nous a communiqué le petit mot que Fiston lui a laissé, signé « Le vieux Pédé, ami de J. Brel » !
C’est Georges aussi qui nous a fait connaître Jean Saucourt ; jamais encore, celui-ci n’avait accepté de témoigner sur Brel. Il vit à présent en louant quelques petits bungalows aménagés aux voyageurs de passage, réticents aux séjours organisés, tout en étant l’aîné et probablement le plus connaisseur (et enthousiaste) des guides culturels de l’île. Jean et Georges, comme bien d’autres ici, se souviennent que l’auteur de Quand on n’a que l’amour déploya toute son énergie et soutint une foule de projets pour sortir l’île de son isolement. À commencer par le pont aérien qu’il maintenait à lui seul pour que les populations de l’archipel reçoivent chaque semaine leur courrier et soient approvisionnées en médicaments, en livres, en vivres et même en films à Atuona. Alors, son langage fleuri et ses blasphèmes, qui choquaient beaucoup au départ (les Marquisiens usant d’un français très châtié), sont vite passés au second plan. « Les enfants l’ont accepté sans réserve, nous a raconté Georges. Souvent, les jours de congé scolaire, ils allaient le réveiller en jetant des cailloux sur le toit de sa maison. Jacques Brel sortait, l’air furieux, en criant après eux : “Bande de petits salopiaux !” Oui, oui, il parlait comme ça et pire encore… Il utilisait un langage cru, mais cru ! Mais aussitôt, il les faisait entrer et leur offrait des paquets de bonbons qu’il avait achetés exprès à Papeete. Et puis il les chassait brusquement en criant : “Fichez le camp, petits vauriens !” C’était comme un rite entre les enfants et lui. »
Georges Gramont a pris sa retraite de la Poste et tient aujourd’hui une pension de famille avec son épouse Gisèle, dite Gigi. Quant à Georges, personne ne l’appelle ainsi, mais tout le monde le connaît ici sous le diminutif de… Jojo ! Eh oui, il n’y a pas de hasard, rien que des rendez-vous.
Cette fois, il est temps de dire vraiment adieu au Grand Jacques. Mais pas avant de le saluer une dernière fois, une fois encore... Et Gauguin par la même occasion. En grimpant le sentier qui mène à leur dernière demeure, s’impose brusquement à moi la merveilleuse chanson de Barbara : Gauguin (Lettre à Jacques Brel)... La plus belle et déchirante qui soit. Surtout sachant qu’il ne s’agissait pas de vains mots lorsque la longue dame brune l’a écrite, de simples mots désincarnés de poète, tant Jacques et Barbara étaient proches. Ces deux-là s’aimaient d’amour tendre et jamais entre eux L’amour est mort... Par bonheur, il nous reste Franz, le film qu’il avait imaginé sur mesure pour elle (voir vidéo ci-dessus). Il jouait le rôle de Léon, elle de Léonie. Elle y est éblouissante « et on sent bien à travers les images, écrit Charley Marouani dans ses mémoires, toute la tendresse que ces deux-là éprouvaient l’un pour l’autre. »
En arpentant ce chemin qui mène au bout de la vie, j’entends littéralement la voix de Barbara, qui s’élève fragile et authentique :
Il pleut sur l’île d'Hiva-Oa […]
Il pleut sur un ciel de corail
Comme une pluie venue du Nord
Qui délave les ocres rouges
Et les bleus-violets de Gauguin […]
Il a dû s’étonner Gauguin
Quand ses femmes aux yeux de velours
Ont pleuré des larmes de pluie
Qui venaient de la mer du Nord
Il a dû s’étonner, Gauguin,
Et toi, comme un grand danseur fatigué
Avec ton regard de l’enfance
Bonjour, monsieur Gauguin
Faites-moi place
Je suis un voyageur lointain
J’arrive des brumes du Nord
Et je viens dormir au soleil
Faites-moi place
La chanson se poursuit ainsi : « Tu sais / Ce n’est pas que tu sois parti / Qui m’importe / D’ailleurs, pour moi tu n’es jamais parti / Ce n’est pas que tu ne chantes plus / Qui m’importe / D’ailleurs, pour moi, tu chantes encore / Mais penser qu’un jour / Le vent que tu aimais / Te devenait contraire / Penser / Que plus jamais / Tu ne naviguerais / Ni le ciel ni la mer / Plus jamais, en avril / Toucher le lilas blanc / Plus jamais voir le ciel / Au-dessus du canal / Mais qui peut dire ? / Moi qui te connais bien / Je suis sûre qu’aujourd’hui / Tu caresses les seins / Des femmes de Gauguin / Et qu’il peint Amsterdam / Vous regardez ensemble / Se lever le soleil / Au-dessus des lagunes / Où galopent des chevaux blancs / Et ton rire me parvient / En cascade, en torrent / Et traverse la mer / Et le ciel et les vents / Et ta voix chante encore… »
Et puis, se faisant plus intime encore, comme pour bien marquer toute l’importance personnelle qu’elle accorde à ce message d’outre-vie et d’outremer, comme on lance une bouteille à la mer, Barbara appose sa signature :
Souvent, je pense à toi
Qui a longé les dunes
Et traversé le Nord
Pour aller dormir au soleil
Là-bas, sous un ciel de corail
C’était ta volonté
Sois bien
Dors bien
Souvent, je pense à toi
Je signe Léonie
Tu sauras qui je suis
Dors bien...
(© Famille Barbara, 1990)
Nous arrivons, ma brune et moi, au pied du calvaire. Après cette évocation de Barbara si prégnante en ces lieux, une belle surprise nous y attend. Juste à côté de la sépulture de Jacques, si joliment fleurie et entourée de végétation luxuriante qu’on dirait tout sauf une tombe, un petit monticule : ce sont des galets recueillis sur la grève par des « passants » venus de Tahiti ou de l’autre côté du monde, sur lesquels, tracés au feutre, on a écrit de petits mots adressés au poète et à l’homme. Ça n’est souvent qu’un nom et celui d’une ville, parfois s’y ajoute un simple « merci », on trouve aussi des titres de chansons : Quand on n’a que l’amour… Je m’en saisis délicatement l’un après l’autre, les lis avec bonheur, en photographie quelques-uns… et puis je découvre celui-ci signé d’un certain… Brassens ! « De Georges Brassens, Sète » !
P… de D… ! se serait écrié le Grand Jacques. Trois grands B de la chanson réunis ici, à trois pas de l’endroit où dort Gauguin ! Barbara, Brassens, Brel. Dans ma vie, j’en ai vu des récitals, des tours de chant, des concerts, des spectacles de chanson, j’en ai connu des artistes... et j’ai engrangé de l’émotion pour « dans dix mille ans » encore, aurait dit Léo Ferré ; mais là, là… c’est indicible. Oui, Léo, Il n’y a plus rien... il n’y a plus rien à dire.
Un ultime rappel, simplement, avant de tirer le rideau sur ce voyage aux Marquises. Cela se passait à Punauuia chez Paul-Robert Thomas, l’ami médecin de Jacques, durant leurs conversations nocturnes. En l’occurrence, foin de dialogue, rien qu’un monologue en forme de bilan : Jacques parle de son pays, commente son parcours, raconte son île au trésor. « La terre est territoire, la mer est méritoire », lâche-t-il cette nuit-là avec cet art de la formule juste qui n’appartenait qu’à lui. Et l’air de rien, comme dans ses chansons, en parlant des autres il parle de lui, et c’est franchement superbe : « Une île est un rocher, immense et dense masse de terre que le marin espère. Il y retrouve ses rêves d’enfant, celui de Robinson. Car c’est l’enfant qui fait grandir les îles et s’y repose quand il est prêt. L’île est un espoir sorti de l’eau. C’est l’oasis des océans. C’est aussi un berceau. C’est là qu’on pose l’ancre. C’est là qu’on se repose. Qu’on regarde le vent, et peut-être le temps. » Jacques Brel était-il prêt ? Une chose est sûre : Hiva Oa était son espoir sorti de l’eau. Son berceau. Et c’est là qu’il repose.
Quant à votre serviteur, qui a eu le grand bonheur, ces cinq derniers mois, de vous emmener sur ses traces, dans son sillage et dans ses pas, sachez que c’est le Grand Jacques lui-même qui l’a finalement décidé à se lancer dans cette périlleuse mais passionnante aventure au long cours. Les quelques réticences que je nourrissais encore en revenant des Marquises se sont en effet dissipées en totalité en découvrant ce que l’intéressé, en 1978 à Tahiti, avait demandé à Paul-Robert de rendre public… et qui, aujourd’hui, résonne en moi comme un assentiment d’outre-tombe : « Tant que je serai vivant, vous fermerez vos gueules ! Une fois mort, je ferai peut-être un peu partie de l’Histoire ; alors, vous pourrez leur dire ce que vous aurez à raconter. Elle mérite au moins ça, l’Histoire : ce quelconque de vérité. »
« SUR LES TRACES DE JACQUES BREL », récit de Fred Hidalgo (illustrations sauf mentions contraires de F. et Mauricette Hidalgo) : 1. Le Voyage aux Marquises (18 novembre 2011) ; 2. Sa nouvelle adresse (26 novembre) ; 3. Si t’as été à Tahiti… (3 décembre) ; 4. Touchez pas à la mer ! (8 décembre) ; 5. Aux Marquises, le temps s’immobilise (13 décembre) ; 6. Si tu étais le bon Dieu… (9 janvier 2012) ; 7. De l’aube claire jusqu’à la fin du jour (29 janvier) ; 8. Et nous voilà, ce soir… (20 février) ; 9. Je chante, persiste et signe… (25 mars) ; 10. Jean de Bruges et « Le voilier de Jacques » (29 mars) ; 11. Quand je serai vieux, je serai insupportable... (3 avril) ; 12. Et tous ces hommes qui sont nos frères... (4 avril) ; 13. Ne me quitte pas, épilogue 1/3 (15 avril) ; 14. Ne me quitte pas, épilogue 2/3 (16 avril) ; 15. Ne me quitte pas, épilogue 3/3 (16 avril).