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  • : SI ÇA VOUS CHANTE (le blog de Fred Hidalgo)
  • : Parce que c’est un art populaire entre tous, qui touche à la vie de chacun et appartient à la mémoire collective, la chanson constitue le meilleur reflet de l’air du temps : via son histoire (qui « est la même que la nôtre », chantait Charles Trenet) et son actualité, ce blog destiné surtout à illustrer et promouvoir la chanson de l’espace francophone ne se fixera donc aucune limite…
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  • Fred Hidalgo
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.
  • Journaliste depuis 1971, créateur de plusieurs journaux dont le mensuel « Paroles et Musique » (1980-1990) et la revue « Chorus » (1992-2009). Editeur depuis 1984 et créateur en 2003 du « Département chanson » chez Fayard.

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30 mars 2012 5 30 /03 /mars /2012 09:00

Jean de Bruges et « Le voilier de Jacques »

 

…« L’Askoy, dont il s’est débarrassé, comme on se délivre d’objets devenus inutiles et trop chargés, surtout, de souvenirs pénibles, à la fin de l’année 1976 » : étonnante histoire, au demeurant, que celle de cette « cathédrale de clinfoc et de grand-voiles », qui vaut bien un épisode en soi. Le temps d’une pause marine – comme un volet supplémentaire de Jean de Bruges (attention, documents !) –, avant de retrouver Jacques Brel œuvrant à ses nouvelles chansons. « Un voilier “dévoilé” / Est à vendre aux îles Marquises / La nuit, le ciel est étoilé / Le jour, tendre est la brise… » (Jean-Roger Caussimon, Le Voilier de Jacques, 1979.)

 

 

 

Automne 1976, retour à Punaauia (Tahiti), chez l’ami toubib qui les héberge, lui et la Doudou : après avoir revalidé sa licence de pilote et s’être mis en quête d’un appareil, Jacques Brel a jeté son dévolu sur un bimoteur qu’il va acheter au nom de Maddly Bamy. L’air après la mer, tout en ayant choisi sa terre… À Paul-Robert Thomas qui l’interroge sur le sort de son bateau, maintenant qu’il s’est tourné vers l’avion, l’ancien navigateur parti pour un virtuel tour du monde de trois ans répond : « Je vais le vendre dès que j’aurai changé un guindeau que j’ai commandé chez Sin Tung Hing, le concessionnaire de Papeete. Ce ne sera pas facile de le vendre aux Marquises, mais je ne me sens pas trop le courage de le rapatrier ici pour le moment. De toute façon, je ne le vendrai qu’à un homme qui aime la mer, à un vrai marin… »

 

Brel-a-la-barre.jpg

 

En fait, tout va aller très vite, beaucoup plus vite que Jacques ne l’imagine. Et c’est non pas à un homme mais à un couple qu’il vendra l’Askoy, une fois de retour dans son île, quelques semaines seulement plus tard. De jeunes mariés américains, Lee Adamson et Cathy Cleveland, arrivés depuis peu à Hiva Oa sur un navire qui les avait embarqués comme coéquipiers à Panama. L’histoire veut qu’il les ait jugés sympathiques au point de leur céder son voilier pour le tiers de son prix d’achat, à peine trois ans auparavant. « Jacques l’a vendu à un prix symbolique, dira Maddly en 2008, parce qu’il voulait donner la possibilité de parcourir le monde à deux jeunes tentés par l’aventure. »

C’est sans doute la réalité mais c’est aussi une façon, pour lui, de solder un pan de son passé. Car le rêve du marin en partance, du capitaine en quête d’île au trésor, ce rêve d’enfance est désormais accompli, et l’Askoy qui patiente depuis un an en baie de Tahauku n’est plus synonyme pour lui que de contraintes, d’entretien obligatoire et de rappels douloureux au plan physique. « En bateau, dira-t-il à Maddly, il faut être heureux pour partir. Autrement il devient un château hanté de mille bruits désagréables et lancinants, et longs. Plus humide que les prisons, on vit alors dans une soupe infecte et collante, navrante. Un bateau n’est pas grand, il devient minuscule. Il n’est pas fatigant, il devient harassant, c’est le bagne. »

AskoyII_1.jpgIl faut se remettre dans le contexte de leur traversée du Pacifique : celui d’un homme opéré d’un cancer il y a moins d’un an, auquel on a ouvert la poitrine, scié les côtes et retiré la majeure partie d’un poumon. Se lancer dans une telle équipée, rien qu’à deux, sur un voilier beaucoup trop lourd à manier (à titre comparatif le Pen-Duick VI avec lequel Éric Tabarly remporta en 1976 sa seconde Transat en solitaire pesait seulement dix-sept tonnes, contre quarante-deux pour l’Askoy pourtant moins long de quatre mètres et demi), relève déjà de l’exploit. Le chanteur semblait l’avoir pressenti dès 1968 : « Il y a deux sortes de temps / Y a le temps qui attend / Et le temps qui espère / Il y a deux sortes de gens / Il y a les vivants / Et ceux qui sont en mer… » (L’Ostendaise). Mais aller jusqu’au bout, cela tient du miracle ! La tâche est trop éprouvante, les souffrances de Jacques trop évidentes. « Ce bateau t’use plus que je ne peux le supporter », lui souffle sa compagne (cf. De l’amour à vivre, Christian Pirot, 2006) en arrivant aux Marquises.

Étonnante histoire, en effet, que celle de ce yawl (1) lancé en mer le 19 mars 1960 par son constructeur, Hugo Van Kuyck, un architecte belge bien connu. Ainsi appelé en référence à une île norvégienne, mais second du nom (d’où le chiffre II que Brel supprimera, au risque d’attirer sur lui et ses passagers les foudres de la malédiction, à en croire la superstition selon laquelle on ne touche pas impunément au nom d’un bateau), l’Askoy II devient la propriété du chanteur en mars 1974. De retour de sa croisière de formation sur le Korrig, il vit alors momentanément chez son épouse, à Bruxelles (tout en entretenant depuis 1970 une liaison avec une certaine Monique qui vit à Menton, et maintenant avec Maddly à Paris…). Le soir même de son achat, il place une photo du bateau (voir « Brel-8 ») dans la chambre de sa fille France : « C’est lui ! » écrit-il dessus, enthousiaste, en signant « Ton vieux ».

Décembre 1976, Atuona : Jacques le cède sans regret à ces jeunes mariés, Lee et Cathy, visiblement fort amoureux. Est-ce le mauvais œil de l’Askoy ? Toujours est-il que leur périple océanien, achevé sur l’île d’Hawaï, se solde par un divorce. Vendu (après la mort de Brel) à un marchand de surfs d’Hawaï, Harlow Jones, le bateau passe ensuite entre les mains d’un Allemand, Helmut Rutten, qui s’avère être un trafiquant de drogue ! Arrêté aux Îles Fidji, celui-ci voit son bateau placé sous séquestre par la justice, puis oublié au port de Suva avant d’être mis en vente publique. Il sera adjugé un an plus tard, dans un triste état, avec un mètre d’eau à l’intérieur, à un journaliste néo-zélandais spécialiste des questions maritimes, Lindsay Wright, qui décide de regagner son pays, seul à son bord…

 

 

Mais à l’approche des côtes de Nouvelle-Zélande, il essuie une terrible tempête qui va sceller le sort de l’Askoy : on se croirait dans L’Ouragan, de Jean de Bruges ! L’une des trois histoires extraordinaires (La Baleine : voir en début d’article, La Sirène et L’Ouragan) écrites par Jacques sur une musique de François Rauber. L’ensemble, qui fait plus de treize minutes, constituait un « poème symphonique » récité d’une façon délibérément emphatique jusqu’au crescendo final. Recherché désespérément par tous les amateurs, c’est un document exceptionnel qui n’a jamais été réédité depuis sa sortie en 1963 sur un 25 cm non commercialisé et à tirage limité : un disque, Jacques Brel chante la Belgique, conçu par la municipalité de Bruxelles pour être offert exclusivement à deux cents maires et bourgmestres du pays réunis en congrès (et dont le premier intéressé demanda cinq cents exemplaires pour les offrir de son côté). « À moi, à moi, Jean de Bruges / Grand quartier-maître sur “la Coquette” / Trente ans de mer et de tempêtes… »

Tudieu, tudieu, c’était un ouragan
D’abord le vent, un vent méchant […]
Et puis la pluie, la pluie
Qui vient, qui va
Qui cogne, qui mord, qui bat
Une vraie pluie de Golgotha

Et plus noire qu’un péché, plus longue qu’un voyage
Une vague bâtie et de roc et d’acier,
La forge qui avance comme l’animal blessé.
Soudain, elle s'est dressée sur ses vagues de derrière
La tête dans le ciel et les pieds dans l’enfer
Et puis en retombant la vague a tout brisé.
(© Éditions Pouchenel, 1965)

 

askoy_maquette_freres.jpg

 

Pris dans la tourmente, Lindsay Wright ne peut éviter le naufrage et l’Askoy s’échoue brutalement sur le sable de Bayly’s Beach. Nous sommes alors en 1994. L’histoire du yawl de Jacques Brel aurait pu et dû s’achever là, définitivement abandonné aux éléments. C’était sans compter sur la volonté de deux Flamands, deux frères, Piet et Gustaf (dit Staf), fils du fabriquant de voiles Johan Wittevrongel auquel Brel s’était adressé en 1974, à Blankenberge, après l’achat de son bateau : « Quand j’ai demandé à ce client son nom et son adresse, afin de pouvoir lui envoyer un devis, se souvenait Johan en l’an 2000 (pour le documentaire de Claude Val, Askoy II, le voilier de Jacques Brel, réalisé pour la Télévision Suisse Romande), il m’a regardé, étonné : “Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis celui que tous les Flamands veulent tuer ! Mon nom est Jacques Brel.” » Un regrettable malentendu s’est en effet instauré entre le chanteur et une partie de la communauté flamande depuis qu’il a écrit Les Flamandes, en 1959 Malgré toutes les chansons où il célèbre la Flandre d’une façon ou d’une autre (souvenez-vous par exemple de Marieke : « Le ciel flamand / Couleur des tours / De Bruges et Gand… »), d’aucuns – qui n’ont rien compris aux Flamandes – ont la rancune tenace. Mais c’est là une autre histoire.

 

carte-postale.jpg

 

Au printemps 74, les Wittevrongel, père et fils, sympathisent avec Brel et le revoient régulièrement : « Il s’asseyait sur le plancher pour bavarder avec mon père, précise Piet, pendant que celui-ci travaillait à ses voiles. […] Après plusieurs visites, mon père s’est cru permis de lui donner un avis : “l’Askoy est un beau bateau, mais il n’est pas pour toi. Beaucoup trop grand ! Beaucoup trop lourd ! Ou alors il faudrait que tu fasses des transformations.” Il n’a rien voulu entendre et il est parti ainsi. » En arrivant à Hiva Oa, fin 75, sans doute fier en son for intérieur d’avoir accompli l’impossible, Jacques Brel s’empressa d’envoyer une carte postale à la famille Wittevrongel, ainsi libellée : « Vous voyez, j’avance ! » Le point d’exclamation est éloquent… Et il annonçait qu’il passerait les voir en janvier ou février 76, ayant prévu de revenir à Bruxelles pour une deuxième visite de contrôle (la première avait eu lieu en mai précédent, après sa rencontre avec les Perret aux Grenadines : voir « Brel-8 »).

 

askoy_echoue.jpg

 

Quatorze ans durant, l’Askoy demeura échoué, pourrissant, sur cette plage de Nouvelle-Zélande, jusqu’à ce que Piet et Staf, en mémoire du Grand Jacques, décident d’entamer une incroyable opération de sauvetage. Créant une association (au nom curieusement anglophone : Brel aurait-il apprécié ?), Save Askoy II, les frères partent en quête de financements et c’est ainsi que le 22 janvier 2008, l’épave est sauvée des eaux ! Ou plutôt extraite du sable où elle s’est enlisée. Le beau voilier de Jacques est méconnaissable : aucune partie en bois ne subsiste, il n’en reste plus qu’une coque rouillée. Mais ce n’est que le début d’une renaissance aussi fantastique qu’improbable : le 16 mai 2008, transporté sur un autre navire, l’Askoy retrouve le port d’Anvers d’où il était parti, barré par Brel, trente-quatre ans auparavant… Et le dimanche 29 mai – séquence émotion –, Maddly y revient également… en compagnie de Cathy Cleveland, invitées toutes deux par Piet et Staf ! « Aux Marquises, nous avons dû nous en séparer, rappelait alors Maddly, mais il est toujours resté dans mon cœur. »

 

Maddly-Cathy.jpg

 

Le « Maritime Site d’Ostende » accueille ensuite l’épave où sa restauration commence « dans le cadre d’une insertion sociale par des jeunes qui en profiteront pour apprendre leur métier » ainsi qu’avec des chômeurs de longue durée. Le but, précisait Piet Wittevrongel à la presse belge, « est de refaire l’extérieur du bateau et la cabine principale exactement comme il étaient du temps de Brel. Nous disposons de tous les plans qui se trouvent au Musée maritime d’Anvers. Mais pour le reste, nous voulons y placer plus de cabines, pour permettre à plus de gens de voyager avec le bateau. L’idée est de respecter le souhait de Brel et de permettre, grâce à l’Askoy restauré, à des gens simples, des jeunes en difficulté, des adolescents moins valides, de naviguer et de réaliser un rêve ». Rêver un impossible rêve : nul doute, là, que le Grand Jacques aurait applaudi sans réserve.

 

coque-askoy-camion.jpg

 

Deux ans plus tard, en avril 2010, l’Askoy est transporté à Rupelmonde, sur la rive gauche de l’Escaut, pour une restauration en profondeur. Mais contrairement aux espoirs des sauveteurs (« Maintenant que l’épave est en Belgique, nous pouvons entreprendre des démarches afin de la faire reconnaître comme “héritage flottant”, ce qui nous permettrait d’obtenir quelques subsides… »), la Région flamande refuse de considérer ce bateau, pourtant immatriculé à Anvers, comme appartenant à son patrimoine flottant… Et comme par hasard – le destin a de ces clins d’œil, parfois ! – le ministre flamand à l’origine de cette décision se nomme Geert… Bourgeois ! « Brel n’aimait pas les bourgeois... et vice versa », ne manquera pas de titrer un grand quotidien du Plat Pays.

 

 

Conclusion : le coût des travaux, évalué à huit cent mille euros, reste entièrement à la charge de l’association (voir ICI l’ensemble du dossier), laquelle peut heureusement compter sur le concours de sponsors privés et de recettes propres grâce, par exemple, à l’organisation de soirées autour de l’histoire de l’Askoy et de concerts de soutien. Après une telle histoire – un vrai roman, même –, on a le droit de rêver que l’Askoy (qui a retrouvé son chiffre II, comme pour conjurer le mauvais sort qui semblait l’accompagner) soit prêt à reprendre la mer pour le quarantième anniversaire, en juillet 2014, du jour où Jacques Brel a levé l’ancre au port d’Anvers. Maddly : « Jacques avait le trac, comme avant d’entrer en scène. Moi, j’étais plus confiante... »

« Le droit de rêver », c’était le titre d’une exposition organisée en 2003 à Bruxelles par la « Fondation Jacques-Brel ». C’est là que les frères Wittevrongel ont appris par France Brel que l’épave de l’Askoy gisait sur une plage de Nouvelle-Zélande… Il n’y a pas de hasard, tout se tient, tout s’enchaîne… De là à rêver qu’un jour, filant toutes voiles dehors, l’Askoy mette à nouveau le cap sur les Marquises, il n’y a qu’un pas, qu’une affaire de vents porteurs : « Hissez le petit pavois / Et faites chanter les voiles / Mais ne vous réveillez pas / Ne vous réveillez pas… » J’en connais maintenant, là-bas, à qui cela ferait tout drôle de revoir ce long voilier noir, battant pavillon belge, entrer en baie de Tahauku… Émotion garantie.

Reste à le « sauver » pour de bon, comme on l’a fait avec le Jojo, dont je reparlerai bientôt. Pas fous pour un sou, Piet et Staf ne manquent pas de le rappeler, à juste titre et non sans humour, sur le site de l’association : « À titre d’anecdote révélatrice et encourageante, nous mentionnerons l’intervention bénévole de la firme française de construction aéronautique Dassault, qui a financé la restauration complète de l’avion (“Jojo”) de Jacques Brel, un Beechcraft, aujourd’hui abrité par le Musée Jacques-Brel aux Marquises. Si une entreprise française sauve l’avion américain d’un chanteur belge, qu’attendent donc les entreprises belges pour se manifester ? » La question est posée. En attendant la réponse concrète qu’elle mérite, les amateurs de marine à voile et/ou admirateurs d’un homme que les feux de la rampe n’ont jamais aveuglé parce qu’il « voyait » bien plus loin que l’horizon, peuvent découvrir une très belle et grande maquette du yawl de Jacques Brel au Royal Yacht Club d’Anvers.

 

 

Des voiliers vogueront
Sur les vagues du Pacifique
Des voix, bientôt, rechanteront
Le ciel de la Belgique...
Ce seront d’autres voix
Et d’autres voiles blanches
La vie ne se joue qu’une fois
Les jeux sont faits
Pas de revanche
Seuls, des regrets...

Il ne faut pas aimer « bien » ou « un peu »
Et, à tout prendre
Mieux vaut ne pas aimer du tout…
Il faut aimer de tout son cœur
Et, sans attendre
Dire « Je t’aime » à ceux qu’on aime
Avant qu’ils ne soient loin de nous…
(Jean-Roger Caussimon)

[À SUIVRE]

_______ 

(1) Ni goélette ni ketch, donc, qui sont également des deux-mâts mais placés différemment : le ketch a son grand mât dans le premier tiers avant du bateau et le second, beaucoup plus petit (le « mât d’artimon »), en avant de la barre ; la goélette possède soit deux mâts égaux soit le grand à l’arrière et le petit (le « mât de misaine ») à l’avant. Sur le yawl, le grand mât est à l’avant et le petit (appelé familièrement « tapecul ») est situé en arrière de la barre. (Source : Grand Jacques, le roman de Jacques Brel, Marc Robine, coéd. Anne Carrière-Chorus, 1998.)

__________ 

« SUR LES TRACES DE JACQUES BREL », de Fred et Mauricette Hidalgo ; rappel des chapitres précédents : 1. Le Voyage aux Marquises (18 novembre 2011) ; 2. Sa nouvelle adresse (26 novembre) ; 3. Si t’as été à Tahiti… (3 décembre) ; 4. Touchez pas à la mer ! (8 décembre) ; 5. Aux Marquises, le temps s’immobilise (13 décembre) ; 6. Si tu étais le bon Dieu… (9 janvier 2012) ; 7. De l’aube claire jusqu’à la fin du jour (29 janvier) ; 8. Et nous voilà, ce soir… (20 février) ; 9. Je chante, persiste et signe… (25 mars).

 

 
 
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25 mars 2012 7 25 /03 /mars /2012 12:10

Je chante, persiste et signe…

 

Quand il a quitté l’Europe, après sa période cinéma et le réenregistrement d’anciennes chansons de l’époque Philips (pour donner un coup de main à Eddie Barclay, après la signature de son « contrat à vie » : voir « Brel-8 »), Jacques Brel envisageait de sortir un album tous les dix-huit mois. Si les circonstances ne l’ont pas permis, il n’a pas arrêté pour autant de songer à la chanson et de noter sur ses cahiers d’écolier des idées, des phrases de nature à lui servir un jour. Cette fois, dans cette terre escarpée à l’exact opposé du Play Pays, le processus est engagé : neuf ans après son dernier 33 tours original (J’arrive…), les chansons du prochain sont en chantier. En règle générale (n’oublions pas qu’il se rend une semaine par mois à Tahiti pour faire son marché), notre homme écrit et compose le matin et « vit » l’après-midi.

Avant même d’arrêter la scène, dix ans plus tôt, le Grand Jacques ne nourrissait aucune illusion quant à son métier d’interprète : il savait qu’il pourrait continuer de vivre sans chanter (« Oh oui ! Facilement… ») ; en revanche, il ressentait de façon vitale le besoin d’écrire : « Je ne pourrais pas vivre sans écrire », précisait-il spontanément chaque fois que la question de la scène lui était posée. Alors, aux Marquises comme jadis à Bruxelles, à Paris ou sur la route, il écrit. Mais comme il a d’autres passions, d’autres envies et le temps de vivre, il s’organise. Chez lui, une fois fini le travail du jour, il prépare les repas comme un chef, s’occupe de son jardin, barbote dans la piscine, écoute de la musique, lit (ou relit) beaucoup, offre l’apéro, passe des soirées en smoking (mais No Smoking, SVP !) à refaire le monde avec ses invités… Le dimanche, se mêlant volontiers à la population locale, il participe régulièrement aux pique-niques qui continuent d’être organisés au fond de la baie de Tahauku.

On est loin du temps où il chantait presque chaque jour de la semaine, dix ou onze mois par an (il a longtemps été le recordman du nombre de spectacles, avant que Serge Lama ne s’évertue à marcher sur ses pas), mais il ne reste pas immobile pour autant, au contraire il est toujours en mouvement : « C’est ma nature profonde : j’ai envie de bouger et je crois aux vertus de la mobilité ; quand on est immobile on devient très fragile, j’aime mieux être mobile : c’est fatigant mais c’est passionnant ! » Il sillonne l’archipel aux manettes du Jojo, parcourt Hiva Oa au volant de son 4x4 et arpente les rues d’Atuona, où, deux fois par semaine, il assure les séances de cinéma. Tel va être grosso modo l’emploi du temps de Jacques Brel entre janvier et juillet 1977.

 

cocotiers

 

Sans parler des projets, car il en a, oh oui ! Comme celui de construire sa propre maison, sur les hauteurs d’Atuona où l’air est plus respirable : un an plus tard, il obtiendra enfin du maire un bail (de 99 ans – c’est tout dire des intentions du Grand Jacques) pour un terrain d’une vaste superficie offrant une vue imprenable (sur le village, sa côte découpée en deux baies et son rocher Hanakee, dernier rempart avant l’infini de l’océan) et l’avantage, à la fois, de le rapprocher considérablement du terrain d’aviation. Jacques demandera à deux architectes de Tahiti de lui dessiner les plans (sur le modèle, selon Paul-Robert Thomas, de son faré de Punaauia, avec un bungalow attenant) et on s’attaquera bientôt aux travaux de viabilité, le temps de défricher au bull le chemin d’accès qui donne directement sur la route de l’aérodrome… Et puis, il y a ce projet fabuleux de spectacle(s) nocturne(s) en plein air ! Là même où « passent des cocotiers qui chantent des chants d’amour / Que les sœurs d’alentour ignorent d’ignorer… »

Voici ce que Jean Saucourt, l’homme qui traçait les pistes d’Hiva Oa du temps de Jacques Brel, qui l’a connu et a été invité chez lui (voir « Brel-7 »), a pu nous en dire :

« Il en a parlé à plusieurs personnes. C’était dans la même optique que toutes les actions qu’il menait ici, pour rendre service. Pour améliorer le sort des habitants de l’île. Il intervenait auprès des officiels pour obtenir la venue d’un dentiste, d’un oculiste… Avec son avion il effectuait des évacuations sanitaires, il lui arrivait de ramener dans leur île d’origine des pensionnaires de Ste-Anne lors des vacances scolaires, il se chargeait du transport du courrier, des médicaments, de livres aussi ; et en plus, il prenait gratuitement des passagers à chaque voyage… Il voulait développer la culture, d’où les séances de cinéma et ce projet de spectacle vivant…
– Ça ne pouvait pas être un projet de récital… Lui qui appréciait tant le fait d’être inconnu, ici, comme vedette et qui, déjà, prenait soin de ne projeter aucun de ses films… Et puis, il lui manquait un poumon…
– Non, bien sûr, mais peut-être aurait-il présenté lui-même le spectacle… Il parlait de faire venir spécialement des amis artistes, mais pas forcément des chanteurs ou pas seulement… Il rouspétait sans cesse parce que tout était réservé à Tahiti, la culture, les soins, etc., et que les Marquises étaient oubliées. Alors, il voulait offrir aux habitants d’Hiva Oa un vrai spectacle, leur faire découvrir la scène… Il devait avoir son idée, peut-être même envisageait-il un spectacle périodique... Mais depuis qu’il s’était remis à écrire et qu’on l’entendait chanter dans le village, les gens savaient bien qu’il était chanteur. Quand ils parlaient de Maddly, d’ailleurs, ils l’appelaient “Vehine Himene”, c’est-à-dire “la femme du chanteur”… »

 

portrait barbu

 

À ce sujet, l’intéressée rapporte un souvenir personnel, raconté par Brel, un soir, à des pilotes d’Air Polynésie invités chez lui : quand Maddly donnait des cours de danse au collège Sainte-Anne (encore une initiative de Jacques, qui avait suggéré aux sœurs d’accepter le concours bénévole de sa Doudou, ex-danseuse et chorégraphe de métier), « un garçon en troisième scolaire est venu lui dire : “Je connais ton mari, je l’ai rencontré dans les livres.” Ce qui est une jolie expression. » Très jolie, en effet : le garçon avait dû tomber de façon fort improbable, dans ce village au bout du monde, sur une anthologie de la chanson française, traînant quelque part à l’école, ou ailleurs, à la Mission peut-être…

À Jean Saucourt, nous avons demandé s’il savait à quel point était avancé ce projet de spectacle avec Brel pour organisateur. S’il savait par exemple où et comment, techniquement, il se déroulerait. Et même si, par hasard, le responsable des Travaux publics d’Hiva Oa qu’il était alors n’avait pas été sollicité par Jacques en vue de dégager un terrain, préparer une scène…

« Non. Mais faute de salle sur Atuona, ce spectacle aurait eu lieu en plein air, comme les projections de films. Jacques Brel parlait avec enthousiasme d’illuminer la montagne…
– De quelle façon ? Avec quels moyens ?
– Il disait avoir demandé au directeur de l’Olympia de lui envoyer son matériel réformé…
– C’était à quel moment de son séjour, à peu près ?
– Après la sortie de son disque, une fois revenu ici. »

Pas avant la fin 1977, donc. Après l’enregistrement à Paris, en septembre-octobre (et avant la sortie de l’album, le 17 novembre), Jacques et Maddly sont en effet rentrés aux Marquises en empruntant le chemin des écoliers, via Bangkok, Hong-Kong, Singapour et Nouméa. Un « petit » tour du monde en longs courriers. À commencer par un séjour en Tunisie, pour se reposer des fatigues du travail en studio, d’où Jacques a envoyé la carte postale à Jean et Alice Saucourt (reproduite dans « Brel-7 ») : « On vous dit bonjour de loin avant de revenir au calme d’Hiva Oa… » Vérification faite depuis notre propre retour de Polynésie, cette demande de Jacques au patron de l’Olympia aurait eu lieu lors d’un dîner à Paris, chez Charley et France Marouani, auquel étaient conviés Brel, Maddly Bamy, Bruno et Paulette Coquatrix. Jean-Michel Boris, neveu de Bruno et directeur artistique de l’Olympia : « Charley nous avait également invités, ma femme et moi, mais un contre-temps nous a empêchés d’en être. Je ne me souviens pas de ce détail précisément, j’ignorais même ce projet de spectacle aux Marquises, mais il est fort possible que Jacques ait demandé à Bruno ce soir-là de lui fournir ce qu’il appelait le “matériel réformé” de l’Olympia, car cela coïncide avec l’époque où notre régie son et lumières est devenue obsolète du fait que les artistes se produisaient désormais à l’Olympia avec leur propre matériel… »

 

Fred-et-Jean

 

À Hiva Oa, pendant que Jean Saucourt nous fait découvrir, commentaires pointus à l’appui, le plus beau et le plus reculé de l’île, le plus ancien aussi, du premier cimetière d’Atuona, envahi par la végétation, aux vestiges ancestraux des Marquisiens (à noter que ce sont les tikis d’Hiva Oa qui ont inspiré les sculptures extraterrestres d’Hergé dans Vol 714 pour Sydney – on a retrouvé des photos le démontrant dans ses archives personnelles ; coïncidence : Tintin est né la même année que Brel… – et peut-être aussi, en tout cas ça y ressemble fort, le fameux ET de Spielberg…), je cherche à obtenir des précisions :

 « Que veux-tu dire par “Illuminer la montagne” ?
– Jacques Brel voulait monter une scène devant la montagne d’Atuona, qu’elle soit éclairée en pleine nuit… Il disait que, pour une fois, les gens viendraient de Tahiti pour assister au spectacle… »

 

tiki-tombe

 

On n’en saura guère plus, mais c’est bien la preuve que Jacques Brel ne s’est jamais avoué vaincu face au mal. D’ailleurs, le 8 avril 1978 – six mois seulement avant sa mort, quasiment jour pour jour ! –, il disait à Maddly : « Aujourd’hui, jour anniversaire de Brel, note que nous avons enfin un terrain, note que c’est magnifique, que c’est une île sur une île et que nous avons 360 degrés de vue et que nous sommes les plus heureux. J’ai quarante-neuf ans, alors je te donne quarante-neuf baisers. Nous allons enfin avoir une maison. Ce sera ma première maison. Tu imagines cela ! » (Tu leur diras, op. cit.) De toute évidence, il lui restait des rêves à accomplir (ne serait-ce que d’accueillir enfin son ami Lino Ventura !), des projets fous à concrétiser – mais tout ce qu’il a fait de tangible, pour améliorer le sort des insulaires, ne relevait-il pas au départ d’un impossible rêve, d’une forme de folie propre à l’Homme de la Mancha ? Jamais égoïste, toujours altruiste. Ce que Sœur Maria – la sœur espagnole que Jacques appréciait particulièrement et qu’il ne manquait pas de taquiner à propos de Franco – confirmait à sa manière à une équipe de la RTBF venue réaliser un reportage sur Hiva Oa : « Nous avons de la chance de l’avoir ici aux Marquises, il a son petit avion, c’est une assurance s’il y a un accident grave pour les malades, il peut les emmener là où il y a un docteur… Et puis il essaie aussi de relever le niveau des Marquisiens, il s’intéresse aux Marquisiens… Et puis Monsieur Brel, il est amusant ; voilà, il fait rire ! Les Marquisiens disent même “Jacques Brel” comme si c’était leur cousin… »

Autre projet tout aussi inconnu ou presque, dont Jean Saucourt nous a également parlé : Jacques avait demandé de façon réitérée à différents responsables de l’archipel de déposer le nom d’Air Marquises. « Il avait des idées derrière la tête, pour aider au développement des îles. Cela ne veut pas dire qu’il aurait fondé lui-même une compagnie d’avions-taxis, mais il aurait pu en être le conseiller, et l’un des pilotes bien sûr. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, il n’existait qu’un seul vol régulier par semaine depuis Tahiti… » Et encore, il ne faisait escale, le lundi, qu’à Ua Huka et Hiva Oa (où la propriétaire de la maison de Jacques et Maddly, Hei Teupua, se chargeait de loger les pilotes d’Air Polynésie pour la nuit), nulle part ailleurs aux Marquises. Projet pas si « fou » que ça, puisque aujourd’hui, si Air Marquises n’existe toujours pas, une compagnie d’avions-taxis a été spécialement créée en Polynésie française, sous l’appellation d’Air Archipels, pour assurer les évacuations sanitaires d’urgence.

 

Avion iles

 

En attendant de voir ces différents projets se réaliser avec le temps (et jusqu’à cette lettre adressée à Eddie Barclay, le 15 juillet, confirmant son planning : « Bloque des dates en studio pour septembre ou octobre. Je serai là. »), tous les matins ou presque du premier semestre 77 sont consacrés à l’écriture du nouvel album. Maddly : « Jacques travaillait le matin jusque vers onze heures, puis s’occupait de nous faire à manger. Parfois, tandis qu’il épluchait ses légumes pour le déjeuner, il m’envoyait noter quelques vers qui lui trottaient dans la tête. Son orgue et sa voix portaient dans tout le village. Mais sur le moment il n’y faisait pas attention. Il chantait comme s’il était le seul dans la nature. » (E. et M. Bamy, Deux enfants au soleil pour deux monstres sacrés, Pirot éd., 2003). Un orgue électronique est venu en effet s’ajouter à la guitare qu’il avait emportée sur l’Askoy (et à l’accordéon dont on ne sait ce qu’il est advenu une fois l’ancre jetée à Hiva Oa), en vue de la composition du nouvel album : un orgue Bontempi à double clavier et boîte à rythmes intégrée permettant de reproduire le son de divers instruments, que Jacques s’est fait livrer de Papeete par la « goélette ».

Ce sera son dernier disque mais sur le coup, l’auteur-compositeur pense qu’il s’agit seulement du suivant, car il se sent en verve, depuis tout ce temps passé en mer, et il compte bien ne pas en rester là. On l’ignore en Europe, encore aujourd’hui, d’autant plus qu’on voit dans ce disque-là un album-testament (huit chansons sur douze y parlent de la mort), mais en 1977 une chose est sûre : Jacques Brel a la ferme intention de continuer à écrire de nouvelles chansons et de les enregistrer après cette première fournée d’outre-mer. Plusieurs de ses relations d’Hiva Oa l’ont vu et entendu travailler en 1978 ; c’est-à-dire après le disque des Marquises dont la sortie à grand renfort de marketing, en contradiction totale avec ses souhaits de discrétion, semblait pourtant l’avoir dégoûté à jamais du show-business… Mais visiblement pas de la création.

 

valleePlage

 

Ces témoignages, sur le souvenir de Brel poursuivant son travail d’écriture, sont corroborés (au moins) par une lettre qu’il adressa à son ancien pianiste et compositeur Gérard Jouannest. Quatre mois après la sortie des Marquises, en mars 1978, il lui écrit depuis Atuona, pour lui dire d’abord, et sans détour, son dépit vis-à-vis d’Eddie Barclay suite au lancement de l’album : « Alors, comment vas-tu, jeune crapule ? Tu as vu le bordel que ce con de Barclay a réussi à faire avec la sortie du disque ? C’est honteux. J’ai pris ma plume méchante et je lui ai expliqué ce qu’il ne fallait pas faire. » Puis il en vient, à sa façon caustique, à l’objet principal de sa missive : ses prochaines chansons ! « Je t’écris pour te dire que j’attends toujours de toi quelques musiques, des nerveuses, des huit pieds et autres, de manière à pouvoir répandre mon génie fatigant sur des foules ahuries, car j’écris encore quelques litanies sincères » (cf. Olivier Todd, Jacques Brel, une vie, op. cit.).

L’idée d’un double album ayant été abandonnée durant l’enregistrement, obligeant l’artiste à ne retenir que douze chansons (n’oublions pas que c’est encore l’époque du vinyle) sur dix-sept mises en boîte, outre deux monologues (Histoire française et Le Docteur), ce rappel à Jouannest montre bien l’intention de Brel de sortir un autre disque aussitôt que possible. C’est d’ailleurs en sachant qu’il pourrait les remanier bientôt en studio qu’il écarta trois des cinq chansons non retenues (Avec élégance, Sans exigences et L’amour est mort), jugeant avec Gérard Jouannest et son arrangeur et directeur d’orchestre François Rauber que celles-ci n’étaient pas tout à fait abouties.

En revanche, Mai 40 (incroyable, quand on y pense, d’écrire à Hiva Oa en 1977 une telle chanson au thème aussi éloigné dans l’espace et dans le temps : « Moi de mes onze ans d’altitude / Je découvrais éberlué / Des soldatesques fatiguées / Qui ramenaient ma belgitude… ») et La Cathédrale sont deux titres qu’il aurait parfaitement pu garder tels quels dans cet album… en lieu et place de deux autres. Mais lesquels ? Il faut bien faire un choix et ça n’est jamais évident quand on est le premier intéressé et qu’on ne dispose encore d’aucun recul. Alors, mauvaise pioche ? Sans aucun doute, car la qualité majeure de ces deux chansons-là, deux bijoux dans le fond et dans la forme, n’est pas comparable à celle, tout à fait mineure, des F…, du Lion et des Remparts de Varsovie qui, malgré d’évidentes fulgurances d’écriture (« Nazis durant les guerres et catholiques entre elles / Vous oscillez sans cesse du fusil au missel… », par exemple) sont, restent et resteront de l’ordre de l’anecdote.

On peut comprendre les motifs qui l’ont poussé à écrire ces trois chansons ; peut-être, pour les deux dernières, comme on exorcise un cauchemar récurrent : Le Lion, sur la crainte d’être mis définitivement en cage par une lionne ; Les Remparts de Varsovie, sur une autre lionne dispendieuse, « gonflée » et « pressée »… Réalité ou fiction, invention ou transposition, là est la question. Quant à la première, qui vise seulement les extrémistes flamands (« Je ne parle pas des Flamands, expliquait l’auteur à ses invités nocturnes en leur faisant écouter des bribes enregistrées de son album en cours, je parle des Flamingants, ce qui n’est pas la même chose ; je vais d’ailleurs dire “Les F…” parce qu’on n’écrit pas de grossièretés »), elle relève de blessures bien réelles, celles-ci, aussi répétées qu’insupportables depuis l’enfance pour qui aimait tant le Plat Pays. C’est-à-dire la Flandre : « Vous salissez la Flandre mais la Flandre vous juge / Voyez la mer du Nord elle s’est enfuie de Bruges / […] Et si mes frères se taisent eh bien tant pis pour elle / Je chante, persiste et signe, je m’appelle Jacques Brel. »  

Ce que l’on comprend moins, c’est le manque de lucidité du créateur (ou son entêtement !), lorsqu’on lui proposera, un an plus tard, de publier une anthologie de ses textes de chansons, en édition de luxe illustrée (124 sur plus de 180 enregistrées) : contre toute attente, il conservera en effet ces trois titres. À noter qu’il retiendra aussi Avec élégance, l’une des cinq chansons écartées du dernier album ; ce qui donne à penser que c’était sa musique ou plus vraisemblablement son orchestration qui était jugée inaboutie par le trio Brel-Jouannest-Rauber, et non son écriture. Du Brel de haute volée, il est vrai, sur un thème qui lui est cher, la prudence castratrice : « Se sentir quelque peu romain / Mais au temps de la décadence / Gratter sa mémoire à deux mains / Ne plus parler qu’à son silence / […] Être désespéré / Mais avec élégance / […] N’avoir plus grand-chose à rêver / Mais écouter son cœur qui danse / Être désespéré / Mais avec espérance… »

 

moretti gresivaudan

 

La sélection pour cette anthologie aura lieu chez lui, en 1978, Jacques Brel acceptant de recevoir l’éditeur en personne à Hiva Oa, comme un test. Si ce dernier tient à son idée au point d’effectuer le déplacement, se dit-il à la réception du courrier lui soumettant ce projet, « on verra » ; par contre, s’il se contente de contacts épistolaires, il opposera un refus. L’éditeur n’hésite pas, il fera le voyage aux Marquises. Il faut dire que c’est le fondateur des Éditions du Grésivaudan, où est déjà parue une édition de luxe des chansons de Brassens. Un homme de l’art, donc, qui apprécie au plus haut point la belle chanson. Accueilli dans les meilleures conditions chez Jacques et Maddly, il sera le seul Européen, avec Arthur Gélin, à leur rendre visite et à loger chez eux (ils vivaient encore à bord de l’Askoy quand Charley Marouani est venu, le tout premier, en décembre 1975).  

Ensemble, ils arrêteront le choix des textes, dont les trois cités ci-dessus… mais pas La Cathédrale, curieusement, qui est pourtant d’une tout autre tenue. Avec cette chanson – sorte de journal de bord de son voyage au bout de la vie, d’Anvers à Hiva Oa (voir « Brel-8 ») –, le Grand Jacques s’amuse « à rêver une église “débondieurisée” qu’il pourrait gréer en voilier et traîner à travers prés “jusqu’où vient fleurir la mer”… » (Robine, op. cit.) Et c’est du Brel pur jus, du Brel de la plus belle eau : « Prenez une cathédrale / Et offrez-lui quelques mâts / Un beaupré, de vastes cales / Des haubans et halebas / Prenez une cathédrale / Haute en ciel et large au ventre / Une cathédrale à tendre / De clinfoc et de grand-voiles… » Sa cathédrale ? L’Askoy, bien sûr… dont il s’est débarrassé, comme on se délivre d’objets devenus inutiles et trop chargés, surtout, de souvenirs pénibles, à la fin de l’année 1976.

(À SUIVRE)

_________ 

« SUR LES TRACES DE JACQUES BREL », texte et photos (sauf mentions contraires) de Fred et Mauricette Hidalgo ; rappel des chapitres précédents : 1. Le Voyage aux Marquises (18 novembre 2011) ; 2. Sa nouvelle adresse (26 novembre) ; 3. Si t’as été à Tahiti… (3 décembre) ; 4. Touchez pas à la mer ! (8 décembre) ; 5. Aux Marquises, le temps s’immobilise (13 décembre) ; 6. Si tu étais le bon Dieu… (9 janvier 2012) ; 7. De l’aube claire jusqu’à la fin du jour (29 janvier) ; 8. Et nous voilà, ce soir… (20 février).

 
 
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20 mars 2012 2 20 /03 /mars /2012 14:48

Au printemps, de quoi rêvais-tu ?

 

oiseauJe vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns. Je vous souhaite d’aimer ce qu'il faut aimer, et d'oublier ce qu’il faut oublier. Je vous souhaite des passions. Je vous souhaite des silences. Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil et des rires d’enfants. Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence, aux vertus négatives de notre époque. Je vous souhaite surtout d'être vous...

Ces paroles ne m’appartiennent pas, elles sont de Jacques Brel (merci à Odile de me les avoir rappelées), mais je fais miens ces vœux bien actuels qu’il avait formulés à l’aube de… 1968. Comme une profession de vie. Pour ne parler que de ce blog qui n’existe que… si ça vous chante, mon silence de ces dernières semaines, personnellement nécessaire (« je vous souhaite des silences »…), est dû au fait qu’après la « petite mort » (salut la Souche !) que m’a valu la disparition d’une certaine revue (« On arrive parfois aux confins de soi-même / Solitaire et glacé pour un dernier baptême / Debout démaquillé par l’ennui du voyage / On ne sait plus très bien déchiffrer son visage… »), j’ai toujours plein de rêves en moi et surtout une envie plus que furieuse d’en réaliser et d’en faire partager encore quelques-uns. 
 

 

Survivre de silence et crier et se taire
Un grand cœur éclaté dans ce corps à colère
Survivre de couleurs et de mots attendus
Survivre à la blessure qui dure tant et plus

 Survivre de musique dans l’ombre et la maigreur
Les doigts nus et cloués au clavier des douleurs
Survivre à mains tendues et si vivre nous ronge
Laisser fleurir enfin le chant qui nous prolonge…
(Jean Vasca, Survivre, 1968)

J’essaie donc d’oublier ce qu’il faut oublier, de résister à l’enlisement, à l’indifférence… et de rester moi-même, âme et vent debout, un « passeur » avant tout ; mais aussi un témoin privilégié, ayant vécu de près et de l’intérieur plusieurs décennies de l’histoire de la chanson francophone… Une expérience dont je n’ai guère eu l’occasion de parler, ayant été tout ce temps accaparé à corps perdu et cœur battant par la découverte et le partage, par le bonheur de porter voire de susciter et même d’accompagner la parole (et la musique) des autres. fleurPeut-être le temps est-il venu de partager maintenant ma petite musique à moi ? Ne serait-ce que pour donner à la suite de ce blog (si ça vous chante ?) une portée définitivement complémentaire de tout ce qui existe déjà de pertinent sur la toile... 

On en reparlera après la fin (prochaine) de ma saga sur Brel aux Marquises : celle-ci tarde d’autant plus que j’ai beaucoup de mal à me résoudre à le quitter… Né en 1929 (comme Nougaro), le 8 avril prochain il aurait eu 83 ans… Imagine-t-on le Grand Jacques en « vieillard tonitruant », lui qui a tiré sa révérence à l’âge de 49 ans ?! Pas son genre, non, de « Cracher sa dernière dent / En chantant “Amsterdam” »… Mais il reste pourtant bien présent dans la mémoire collective, dans le cœur des gens : après deux ou trois épisodes, une lectrice a laissé un commentaire souhaitant que ce sujet se prolonge sur sept, huit, neuf volets… voire plus ! L’ensemble de vos réactions poussant dans le même sens, je me suis pris au jeu… et « nous voilà, ce soir », au seuil, déjà, du neuvième épisode ! Mais aujourd’hui, je me rends compte que continuer sur cette lancée nous mènerait trop loin. En tout cas pour un blog sur « la » chanson et non seulement sur Jacques Brel. D’avance, donc, je prie ceux et celles qui ont apprécié tel quel mon récit de bien vouloir m’excuser de précipiter sa fin. Je vais en effet griller les étapes pour achever ce qui, au départ, devait être un « simple » reportage sur les souvenirs que le Grand Jacques a laissés à Hiva Oa et qui est devenu, au fil des épisodes, un carnet de voyage au bout de la vie. J’aurais bien plus, beaucoup plus à écrire sur le sujet que vous n’en lirez finalement, mais je vous promets néanmoins de belles surprises. « Survivre à mains tendues et si vivre nous ronge / Laisser fleurir enfin le chant qui nous prolonge… » 

 

 

À propos de chant partagé, il y a exactement vingt ans qu’avec ma chère et tendre (qui renaît à chaque printemps nouveau : bon anniversaire, ma douce !) nous rêvions à une revue improbable qui, à la fois, revisiterait le patrimoine, défricherait le terrain des talents en herbe et rendrait compte de l’actu de la chanson francophone sous toutes ses formes… et ceci à chaque saison nouvelle et – marque de fabrique assumée – dans l’éclectisme de qualité le plus total. Et l’on nous traitait de rêveurs indécrottables... Mais si Les rêves sont en nous, chantait Pierre Rapsat, « Il suffit d’une étincelle / Pour que tout à coup / Ils reviennent de plus belle / Au plus profond de nous » en attendant de s’incarner pour de bon. Justement, puisque le printemps est là et qu’il n’est jamais trop tard, pas plus en 2012 qu’en 1992, pour que le rêve devienne réalité (pas vrai, Grand Jacques ?), je vous renvoie à la question que posait Jean Ferrat en 1969 (plus précisément, ici, le 16 mars 1969, dans L’Invité du dimanche, une émission qui ne fut pas sans conséquences sur la suite de sa carrière fantomatique à la télévision : voir « Jean Ferrat : la bio » où il discute avec Brassens de l’engagement dans la chanson) : Au printemps, de quoi rêvais-tu ?

 

Muguet.jpg

 

Mon ami Jean Vasca, grand poète s’il en est (et grand ami lui-même de Jean Ferrat avec qui j’eus plusieurs fois l’occasion de discuter en privé de Jacques Brel, notamment à propos d’Orly et de La femme est l’avenir de l’homme…), l’a écrit (et chanté) mieux que quiconque : rêve… ou meurs. Car « On déracine en vous des arbres à venir / On ausculte vos nuits avec des computeurs / On vous démâte on vous muselle on vous déglingue / Ô tous mes frères-bombes qu’on a désamorcés / Mais bientôt nous serons cette pure transhumance / De cris de chants d’images de gestes de musiques / Voyageurs-voyagés ondes parmi les ondes / De mouette en mouette monte en nous la marée… » Oui, « Rêve ou meurs ! »

J’en profite pour saluer la mémoire d’un rêveur de Liberté, messager de tous les printemps, Claude Vinci, grand ami des deux Jean cités ci-dessus, qui nous a quittés mercredi 7 mars à Paris (ses obsèques ont eu lieu mardi 13 mars au crématorium du Père-Lachaise). Une nouvelle « partagée » aussitôt sur ma page Facebook avec ce commentaire : Tristesse… Vinci.jpgAu-delà de l’artiste (et du syndicaliste) dont il y aurait beaucoup à dire, je me souviens surtout aujourd’hui de l’homme. Celui-ci nous a accompagnés, fidèlement, durant trente ans. Deux images de sa présence chaleureuse et enthousiaste à nos côtés me reviennent spontanément : près de Brezolles, lors de notre fête des cinq ans de Paroles et Musique en juin 1985 (en compagnie de Graeme Allwright, Guy Béart, Louis Arti, Leny Escudero, Allain Leprest, Anne Sylvestre, Gilbert Laffaille, etc.), et à Paris, lors d’une réunion préparatoire à la création de Chorus au printemps 1992 (bientôt, « Ça fera vingt ans / Quand j’y pense… »).

Je n’oublie pas non plus qu’il collabora à Chorus dès le n° 1 (!), puisque c’est lui qui me proposa de rédiger le compte rendu de la première édition du festival de Barjac… On le voit d’ailleurs dans cet article aux côtés de Francesca Solleville, Marc Ogeret, Jean Vasca, Jean Ferrat, le maire Édouard Chaulet et Bernard Haillant. Sa conclusion était comme une profession de foi envers la chanson : « À Barjac, la Chanson conserve sa majuscule qu’on ne devrait pas lui enlever. Il y aura assurément un Barjac n° 2 en 1993. Puisse ce festival être suivi en exemple ! »  Merci et au revoir, Claude.

Pour mémoire (et pour ceux et celles qui ont le privilège de posséder la collection complète des « Cahiers de la Chanson »), je rappellerai enfin qu’un « Chant des artisans » lui fut consacré dans le n° 46 de l’hiver 2003-2004 (avec François Béranger et Lynda Lemay en dossiers) à l’occasion de la sortie d’un double CD intitulé Quarante ans de chansons. C’est pour cet article (signé Daniel Pantchenko) que fut prise (par Francis Vernhet) la photo ci-dessus. Salut l’artiste !

 

 

 

« Où vont les rêves quand on les oublie ? » chante Michel Jonasz qui, lui, fut à la Une du n° 1 de Chorus. « Tous ces désirs inassouvis qui s’amoncellent » ? Réponse : « Ils se baladent au cœur de la nuit / Derrière la lune suspendue / Gardant l’espoir que l’on se souvienne / Entre deux étoiles ils dansent / Et ils attendent qu'une mémoire ancienne / Leur accorde une dernière chance… » La dernière et la « première », à en croire le Grand Jacques saluant le sacre du printemps : « Vois ce miracle / Qui devait arriver / C'est la première chance / La seule de l’année. » 

 

 

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