Pour l’amour, pas pour la gloire
La suite ? Les chapitres ne manquent pas qu’il conviendrait de développer. Rien qu’en 1985 par exemple, le sacre du Printemps de Bourges, première étape décisive dans la carrière d’Allain : nous étions parmi les très rares, dans la petite salle du « Tremplin », à savoir à qui on avait affaire ; les autres, tous les autres (à commencer par Le Monde mettant dès le lendemain Leprest à sa une !) s’inclinèrent aussitôt devant l’évidence ; la fête des cinq ans de Paroles et Musique avec quantité d’artistes et amis professionnels (hors le souvenir gravé dans le marbre, il nous reste les photos de Jean-Pierre Leloir) parmi lesquels Anne Sylvestre et Allain, encore vierge de tout disque (le premier, Mec, paraîtrait l’année suivante chez Meys), comme un raccourci de l’histoire que je retrace dans ces lignes ; le spectacle La Chanson vivante proposé par Paroles et Musique à Vernouillet (en avant-première du premier passage parisien de Leprest dans une « vraie » salle, le Théâtre de l’Escalier d’Or), réunissant pour la première fois Allain (accompagné par Bertrand Lemarchand) et Romain Didier sur une même scène (ainsi que Claire et Jacques Poustis)…
Arrêt sur image, à propos justement de disque et de chanson vivante : dans le numéro de Paroles et Musique suivant notre compte rendu du Printemps de Bourges (avec une grande photo de Leprest, signée Leloir, en ouverture : « Allain Leprest, grande révélation du Printemps 85 »), le chanteur commentait ainsi le résultat de sa prestation : « On n’a pas eu de réflexion à chaud, si ce n’est qu’on était contents et un peu dépassés par les événements, Bertrand et moi. Bien sûr, il y a les premiers gestes de remerciements à tous ceux qui nous ont aidés : Pierron, Tachan, Maurice Frot. Après coup, on se dit “tiens, c’est marrant” ; je crois que c’est vous (à Paroles et Musique) qui avez remis à l’honneur ce mot de “chanson vivante” et je ne peux m’empêcher d’y penser, même si ça fait sourire : je suis content, pas seulement pour moi, mais pour tous ceux qui pensent que la chanson, c’est d’abord quelque chose qui est interprété, vécu sur scène. C’est vrai qu’on s’est pointés sans disque et que, d’abord, on s’est rendu compte d’une chanson nue, faite pour être poussée devant les gens. Ça remet les pendules à l’heure. »
La chanson vivante : Allain en sera l’exemple incarné, toujours partant pour le partage public. À la ville, à travers des ateliers d’écriture notamment, comme à la scène. Entre autres chapitres supplémentaires partagés avec lui, les longues soirées estivales de Chorus, banquets chantants au clair de lune, dont Allain était l’invité permanent ; la fête des dix ans de la revue, avec pléthore d’artistes de toutes générations, qui marqua la rencontre magique entre Leprest et Jean Corti, l’ancien accordéoniste de Brel…
Et puis la « Chorusgraphie » de 2002 (le dossier-panthéon des « Cahiers de la chanson ») ; le texte qu’il écrivit spécialement pour Chorus à l’attention « d’une jeune chanteuse de vingt ans » ; sa présence fidèle et chaleureuse, en paroles et en musique avec Romain Didier, à cette désormais historique émission de Thierry Lecamp, On connaît la musique fait Chorus, diffusée sur Europe 1 le 10 octobre 2009 ; ses petits mots manuscrits, toujours illustrés – il adorait la peinture et le dessin et s’y adonnait avec bonheur (cf. le clip de Raphaël Caussimon tourné chez lui en juin 2004)…
Tout cela et le reste, comme son don naturel pour l’écriture (une fois, au mitan de la nuit – bien arrosée ! –, il nous fit spontanément la démonstration, en compagnie de son pote Jehan, qu’il était capable d’improviser une chanson en deux coups de cuiller à pot ! Une chanson rien que pour nous, pour « Frédicette » comme il s’amusait à nous appeler, voire à nous croquer en amoureux !), j’aimerais pouvoir le partager le plus largement possible. Pour témoigner encore et encore de la générosité, de la solidarité et de la fidélité sans faille de l’homme (car pour l’auteur, la postérité, c’est sûr, lui donnera la place que les radios et les télés, à de rares exceptions près, lui ont déniée avec constance).
J’aimerais, oui, mais la vie, comme l’écrit Tachan, « Ça s’débine en douce / À la vie-comm’-j’te-pousse », mais le temps, comme le chante Dabadie via Reggiani, « Je l’aime tant, le temps qui reste… » Alors, peut-être plus tard, ici, ou bien dans un livre qui pourrait s’intituler Le Roman de l’araucaria. Pourquoi pas ? Pour l’heure, je me souviens qu’à l’occasion du numéro Piaf de Paroles et Musique (où figurait un portrait de Rémy Tarrier) et d’Édith, la première chanson d’Allain Leprest publiée dans un journal national, j’écrivais ceci : « Croyez-nous sur parole, on n’a pas fini de parler d’Allain Leprest (avec 2 l) ! »
Pourquoi Édith Piaf, au fait ? lui demandait Jacques Vassal dans la rencontre précitée : « C’est une borne chez moi, répondait-il, que j’avoue sans complexes. Un des grands exemples de la chanson réaliste, à laquelle je me rattache. Et puis il y a eu le choc de la vision de sa tombe : j’habite dans le XIe à côté du Père-Lachaise. J’aime m’y promener sans morbidité ; je trouve que c’est un des cimetières où la mort est la moins présente. Et puis la tombe de Piaf, toute sobre, qui résume à elle seule la place qu’occupe la chanson, finalement… une très très grande place dans le cœur des gens, mais qu’on continue à nier, à marginaliser. »
Piaf, la voix par excellence de la chanson populaire, et puis Rimbaud, le poète aux semelles de vent : la chanson vivante et la poésie de haut vol, ça te résumait bien, Allain. « Si t’étais mort au troquet d’la centaine / Faudrait un camion pour louer tes poèmes », écrivais-tu pour regretter son départ hâtif. Mais pour toi aussi, comme pour la Rimbe, on devra se contenter d’un minimum, quantitativement s’entend : une dizaine d’albums seulement. Même Jean d’Ormesson – de l’Académie Française ! – t’associait volontiers au poète de Charleville, au diapason de Jean Ferrat qui t’avait emmusiqué dès 1983 ; c’est dire si, à ton sujet, le consensus des « pros » (à défaut des médias) couvrait un large spectre !
Pour en être convaincus, il n’y a qu’à lister ceux d’entre tes pairs qui se sont déclarés heureux et honorés de te mettre en musique ou de pouvoir te chanter, en un mot d’être accueillis Chez Leprest, sans rien attendre en retour : Adamo, Isabelle Aubret, Agnès Bihl, Alexis HK, Amélie-les-Crayons, Louis Arti, Claire Lise, Clarika, Yves Duteil, Enzo Enzo, Nilda Fernandez, Jean Ferrat, Michel Fugain, Juliette Gréco, Jean Guidoni, Jacques Higelin, Jamait, Jehan, Kent, Gilbert Laffaille, La Rue Kétanou, Loïc Lantoine, Daniel Lavoie, François Lemonnier, Isabelle Mayereau, Mon Côté Punk, Gérard Morel, Gérard Pierron, Olivia Ruiz, Sanseverino, Francesca Solleville ou Hervé Vilard, sans oublier dans cette liste (non exhaustive) Jean-Louis Foulquier, Richard Galliano, Sylvain Lebel, Romain Didier bien sûr… et autre Anne Sylvestre.
« Bien mérité ! », dirait Clarika. D’ailleurs, en 2001, on t’a collé à juste titre l’ordre national du Mérite. Quand, à notre grande surprise, notre tour est venu d’être distingués, ma chère et tendre et moi, je t’ai appelé : « Il faut accepter, m’as-tu dit. Pour la chanson d’abord, et parce que refuser serait faire preuve d’une grande prétention. » En somme, assurais-tu, « c’est pour l’amour, pas pour la gloire »… Quelques mois plus tard, c’est toi qui nous appelais pour nous remercier de t’avoir invité à notre petite fête entre amis choisis, comme autant de symboles de notre parcours : Antoine, Guy Béart, Jean-Michel Boris, Clarika, Patrice Dard (alias San-Antonio junior), Jean-Louis Foulquier, Gilbert Laffaille, j’en passe et non des moindres comme deux des plus grands auteurs francophones de leur génération, sinon les plus grands, dont je rêvais depuis longtemps d’organiser la rencontre : Alain Souchon… et toi. Toi dont un certain Claude, de Toulouse, avait écrit : « Allain Leprest est l’auteur le plus flamboyant que j’ai rencontré sous le soleil de la chanson française. » Mais la maladie…
Absents lors de ton coup de fil, ton message nous attendait sur le répondeur. C’était il y a un an exactement, en septembre 2010. Il nous disait de long en large Je viens vous voir… et s’achevait par un « Je vous aime ! » aux accents à vous arracher des larmes de joie. Tu aurais pu vivre encore, sacré coco ! Mais la maladie, ouais, la fatigue physique, la détresse morale peut-être… « Nu, j’ai vécu nu / Naufragé de naissance / Sur l’île de malenfance / Dont nul n’est revenu […] / Nu, j’ai vécu nu / Aux quatre coins des gares / Clandestin d’une histoire / Qui n’a plus d’avenue… »
Tu réclamais de tes nouvelles, Allain ? Né le 3 juin 1954 à Lestre, dans la Manche, tu as choisi de nous quitter le 15 août 2011 à Antraigues-sur-Volane, le village de Ferrat… « Le temps, chantait Jean-Roger Caussimon, c’est le tic-tac monstrueux de la montre / La Mort, c’est l’infini dans son éternité / Mais qu’advient-il de ceux qui vont à sa rencontre ? / Comme on gagne sa vie, nous faut-il mériter / La Mort ? / La Mort... » Tu reposes aujourd’hui au cimetière Monmousseau d’Ivry-sur-Seine, que tu avais également choisi : dans un message à remettre « le moment venu » au maire de ta cité adoptive, n’avais-tu pas écrit : « Pourrais-je solliciter de la part de ma ville, lorsque l’heure, sans glas, sans tristesse, en sera venue, une petite maison dans le si beau et humble cimetière Monmousseau ? »
Beau et humble… Sur ta tombe, le jour de tes obsèques, tes proches avaient placé en tirage grand format cette photo que tu aimais bien, de la série découverte dans Chorus n° 68 (celui de l’été 2009, oui, le tout dernier…), qui a servi à la pochette du tome 2 de l’album Chez Leprest, enregistré avec tes amis. Chez Leprest, cimetière Monmousseau… « Nu, le torse nu / Je voudrais qu’on m’inhume / Dans mon plus beau posthume / …Pacifiste inconnu. »
Tu es mort, « qui qui dit mieux ? », chantait jadis ton pote Higelin. Toi, bien sûr, qui avais pris les devants : « Quand j’ai eu r’joint / L’grand marchand d’joints / Sur son nuage / Intermittent / Inexistant / À son image... » Quand t’étais mort… Quand j’fus “nambule” / Un seul scrupule / Avoir peut-être / Choisi l’enfer / Sans fermer la / Fenêtre / C’était l’espoir / D’entendre et voir / Chers estropiés / Sur mon caveau / Résonner vos / Cœurs et vos pieds… / Mais soyez sûrs / Je vous rassure / Rien de changé / J’suis resté digne / Dans l’grand parking / Des allongés… » Certes, et crois-moi – je persiste et je signe –, on n’a pas fini de parler de toi et de tes chansons. Du « plus connu des chanteurs inconnus », selon ta propre expression, du plus reconnu aussi.
Car, comme Tachan te l’écrivait déjà il y a trente ans, même si cela n’a pas suffi contre la maladie, la malenfance et la désespérance, on aura été nombreux (à jamais reconnaissants pour l’embellie apportée dans leur vie), on aura été légion – face à face ou devant les feux de la rampe – à pouvoir te dire, à avoir eu la chance de te dire : « je t’aime. »
NB 1 : Ce texte est dédié à Mathieu et Fantine, et bien sûr à Sally, avec affection.
NB 2 : On peut retrouver Allain ici ou là dans Si ça vous chante, notamment dans les articles suivants : « D’Anne Sylvestre à Olivia Ruiz », où celle-ci interprète Six mètres d’Allain ; « Alors… Chante ! », où il figure en photo avec Jamait et Nilda Fernandez ; « Chanson d’automne », qui comprend la chronique de Chez Leprest, tome 2 ; « Y a rien qui s’passe »… sans parler de sa présence récurrente dans les commentaires qui contribuent pour beaucoup à l’intérêt de Si ça vous chante.
NB 3 : Deux livres à recommander en dehors du dossier, très fouillé dans la rédaction et l’illustration, de Chorus n° 41 (automne 2002) : Je viens vous voir, par Thomas Sandoz, Christian Pirot Éditeur, St-Cyr-sur-Loire, 2003 ; Portraits croisés : Francesca Solleville-Allain Leprest, par Véronique Sauger, Les points sur les i, Paris, 2009.