Il ne chantait pas pour passer le temps
Juste en amont de sa parution en librairie, le 1er octobre, l’ouvrage sur Jean Ferrat qui restait à écrire a vu ses « bonnes feuilles » publiées dans l’hebdomadaire Marianne. Et l’introduction à celles-ci, carrément signée du P.-D.G. et directeur de la publication, Maurice Szafran, s’achève ainsi : « …Voilà tout ce que nous rappelle, et tant d’autres choses, le journaliste Daniel Pantchenko dans cette biographie somme de Jean Ferrat, Je ne chante pas pour passer le temps, que nous étions nombreux à guetter. Ferrat ne nous manque pas. Nous écoutons souvent ses chansons. Et nous disposons désormais de ce livre. »
Comme le dit la chanson, Nul ne guérit de son enfance. La mienne fut d’abord bercée, dans la langue de Cervantès, de chants d’exil et de résistance à l’oppression sous toutes ses formes, plus souvent poétiques (Atahualpa Yupanqui, Violeta Parra…) que purement « à message », mais aussi de chansons dites légères, imprégnées surtout d’une nostalgie qui – miracle de la chanson – m’inventait une seconde patrie, magnifiée comme le songe d’une nuit d’été, et réchauffait à la fois le cœur de l’écolier qu’on traitait « d’espingouin » et qui, par réaction, collectionnait les prix de français… Une enfance immergée ensuite, très vite, dans un bain de chansons diffusées par la « TSF », dont l’éclectisme d’inspiration m’éblouissait naturellement, à fleur de peau, sans bien sûr que ce soit réfléchi, mais me touchant au point d’en être marqué d’un sceau à jamais indélébile.
Alors, pensez, quand j’ai entendu Ferrat pour la première fois (c’était en 1960) avec Ma môme et surtout Federico Garcia Lorca… Tout d’un coup, cette chanson – son sujet, sa musique, ses orchestrations, la voix de l’artiste parlant du poète massacré par les franquistes (« Voilà plus de vingt ans, Camarades / Que la nuit règne sur Grenade… ») – réalisait de la plus belle et sensible des façons la jonction entre mes deux univers, jusqu’alors* bien distincts et apparemment imperméables l’un à l’autre. Contrairement à L’Idole à papa ou aux yéyés adolescents qui trustaient les ondes, cet artiste-là ne chantait pas pour passer le temps…
Pourquoi cette digression ? Pour une meilleure compréhension de la genèse de ce livre. Longtemps, en effet, j’ai pensé moi-même à en écrire un sur Jean Ferrat. Avec l’ambition qu’il soit le plus beau et complet possible, le plus proche de lui. Souvent, dès que j’ai eu le bonheur de le connaître, dès notre première rencontre ( pour le dossier du n° 7 de Paroles et Musique), je lui en ai parlé. Tellement souvent même (ayant été, comme l’écrit Daniel Pantchenko, « l’un des rares journalistes à l’avoir régulièrement rencontré depuis 1980 »), que cela en était devenu une plaisanterie récurrente entre nous.
Le jour (près de vingt ans plus tard !), où il a fini par m’expliquer entre quatre yeux, me parlant de Brel (alors que je venais d’évoquer une nouvelle fois avec lui La ville s’endormait : « Et je ne suis pas bien sûr / Comme chante un certain / Qu’elles soient l’avenir de l’homme… »), pourquoi il se refusait à participer à un livre à son sujet (tout en me laissant entièrement libre de l’écrire), j’ai compris définitivement l’extrême pudeur, et la grande humilité, d’un homme qui ne se sentait jamais aussi bien qu’auprès des « simples gens », ses semblables, et ne voulait pas être sacralisé de son vivant, bien qu’étant objectivement l’un des géants de la chanson contemporaine. On me permettra de garder pour moi le détail, fort émouvant et intime, de cette conversation à cœur ouvert.
J’ai donc cessé de l’« embêter » avec cela, me réservant la possibilité de publier un jour « mon » livre sur lui. Et puis la vie, certaines contingences dérisoires et surtout les difficultés à faire vivre en France une revue de chanson de deux cents pages (à laquelle Jean se réabonnait chaque année depuis sa création, comme il l’avait fait auparavant à Paroles et Musique, nous faisant même l’honneur, pour mon 40e anniversaire, de saluer cette « belle aventure » – voir ci-dessous), en y passant le plus clair de notre temps (mais quand on aime, hein, on ne compte pas !), m’ont contraint à admettre que je ne trouverais pas celui de concrétiser mon envie.
J’ai alors proposé à Daniel Pantchenko, membre du comité de rédaction de Chorus, qui avait croisé le chanteur dès les années 70 (où il écrivait sur la chanson à L’Humanité) et surtout appréciait vivement l’homme et connaissait son œuvre par cœur (« Par ses mots, sa musique et sa voix d’humanité profonde, Jean Ferrat a toujours été le chanteur qui me touche le plus, avec lequel je me trouve en accord maximal, tant sur la forme que sur le fond », note-t-il aujourd’hui dans l’avant-propos), de s’attaquer à ce projet. C’était juste après la sortie de Charles Aznavour ou le destin apprivoisé, en 2006, dont Marc Robine avait déjà rédigé près d’un tiers au moment de son décès en 2003 et que Daniel avait accepté avec enthousiasme de mener à son terme.
Le temps de mûrir l’idée dans sa tête, un contrat de coédition Fayard/Chorus fut établi pour une sortie envisagée en décembre 2010, afin de rendre hommage à l’artiste à l’occasion de ses 80 ans (Jean Tenenbaum, de son vrai patronyme, était né le 26 décembre 1930 à Vaucresson, près de Nanterre). Entre-temps, on le sait, Chorus s’est retiré, contraint et forcé, de la coédition (où près de vingt ouvrages sont parus depuis 2003), mais surtout l’auteur d’On ne voit pas le temps passer s’en est allé discrètement, sans prévenir, là où il était étranger… On se souviendra longtemps, toujours, de l’immense émotion populaire suscitée par l’annonce de sa mort, le 13 mars dernier.
Que fallait-il faire de cette Montagne de feuillets déjà écrits après trois ans de réflexion, d’enquête, d’analyse et de confidences recueillies en grand nombre et sans réserve, grâce à la confiance liant l’artiste et le biographe (sans parler de la « caution », si besoin avait été, apportée par la marque « Chorus ») ? Tout arrêter pour d’obscures raisons ? Daniel Pantchenko a choisi au contraire de pousser son hommage (sans que cette « biographie somme », comme l’écrit Marianne, ne soit pour autant une hagiographie, loin de là, c’est une reconstitution extrêmement minutieuse de la vie et de la carrière de Jean Ferrat, avec un travail complémentaire et absolument unique d’analyse des chansons) jusqu’au plus loin possible. C’est-à-dire en recueillant d’autres témoignages, depuis la mort de l’artiste, d’amis et de proches qui se sont confiés, pour certains, comme jamais ils ne l’avaient fait auprès de quiconque.
On lit ainsi avec émotion les souvenirs de Véronique Estel (à qui ce livre est dédié), la fille de Christine Sèvres qui n’avait que quatre ou cinq ans lorsque Jean et Christine se sont rencontrés ; des nièces et du neveu du chanteur ; des amis proches d’Antraigues, comme bien sûr Francesca Solleville, mais aussi Jacques Boyer et Odile Ezdra, qui arrêtèrent la chanson pour ouvrir le café « La Montagne » sur la place du village, ainsi que de leur fille Natacha (qui sort d’ailleurs cette semaine un album de son spectacle, Ezdra chante Ferrat – on en reparlera). Les maires des deux villes où Ferrat a vécu pendant un demi-siècle, Ivry et Antraigues, parlent également des relations étroites qu’ils entretenaient avec lui, tout comme les musiciens qui l’accompagnèrent en tournée, Allain Leprest et Jack Ralite signant chacun un texte émouvant. « Il y avait quelque chose qui vibrait intensément entre Jean Ferrat et la population, conclut ce dernier. Quand on pense qu’il avait cessé la scène depuis 1973, il y avait comme un mystère solidaire et affectueux entre cet homme inoubliable et ceux qu’une minorité ne veut même plus appeler peuple. Jean Ferrat était une conscience. »
Enfin, un « chapitre » de ces annexes, intitulé « Paroles de chanteurs », nous fait découvrir l’admiration a priori inattendue portée à Jean Ferrat par Dominique A et par Akhenaton (du groupe IAM). « Quand on écoute Nuit et brouillard, on voit les images, assure Akhenaton. J’ai d’ailleurs une petite anecdote à propos de cette chanson : je devais avoir huit ans, je partais souvent en vacances en colonie à cette époque-là, et pour le premier radio-crochet auquel j’ai participé avec les moniteurs, j’ai chanté Nuit et brouillard. »
Témoignage éloquent du fait que Jean Ferrat avait vu juste en écrivant : « Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez. » Et Akhenaton de poursuivre : « Dans notre société, on formate les gens. On dit : “Ces gamins-là, ces gens-là, ils ne peuvent pas écouter ça !” Et tout le monde est rangé gentiment dans des boîtes. J’étais très jeune, mais je comprenais très bien ce qui était dit dans les paroles. Comme quoi, les arguments qu’on a fait valoir à l’encontre de grands chanteurs comme Jean Ferrat, ces arguments commerciaux selon lesquels on donne aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre, c’est parfaitement faux. Les gens, ils écoutent ce qu’on leur donne… »
Pour le « reste » (570 pages !), quatre parties divisées en vingt-neuf chapitres : du « Crépuscule de l’aube » (qui ouvre le livre de façon fort originale sur le second Palais des Sports de Ferrat, en octobre 1972, « lieu où seul s’est alors risqué Johnny Hallyday », qui sera son ultime apparition scénique à Paris), jusqu’à « L’émotion populaire » de 2010. Dans l’intervalle, rien ne manque, tout y est : l’enfance heureuse, la mauvaise « étoile », la scène, les chansons, les démêlés avec la censure, Cuba, Mai 68 (car ce livre, ce qui ajoute énormément à son intérêt, raconte aussi la grande histoire en parallèle à celle d’un artiste qui a su saisir à la perfection ses soubresauts, jusqu’à prendre sèchement ses distances en 1980 avec « le Parti » à propos du Bilan), Aragon bien sûr… « et tant d’autres choses » (comme dit l’hebdo déjà cité) dont cette mémorable rencontre avec Brassens, dans L’Invité du dimanche, le 16 mars 1969 sur la deuxième chaîne, autour de Jean-Pierre Chabrol et de l’engagement dans la chanson.
Une discographie exhaustive, un index et un cahier hors texte de seize pages (une trentaine d’illustrations et deux courriers de 1973 adressés à l’auteur par Ferrat et… Aragon !) complètent ce qui restera, à n’en pas douter, la biographie de référence de ce monstre sacré de la chanson. Si je me permets de l’affirmer ici, bien que j’en aie été le « directeur d’ouvrage », c’est non seulement parce que j’en suis convaincu, mais aussi – pour en revenir à ma « digression » de départ – parce que ce livre ressemble vraiment à celui que j’imaginais, à la hauteur de son sujet, en osmose avec lui, ce qui n’est pas peu dire en l’occurrence.
Toujours en avant-propos, Daniel Pantchenko rappelle qu’il s’est lancé dans l’aventure en sachant « que Jean Ferrat aurait refusé d’y participer », avant de préciser : « Je me préparais à lui écrire pour l’en informer le premier, voire en parler avec lui, lorsque j’ai appris la nouvelle de sa mort. La conception de ce livre était déjà un parcours d’émotion ; affecté par ce même deuil qui a touché des milliers et des milliers de personnes, j’ai éprouvé d’autant plus le désir d’aller jusqu’au bout en donnant le meilleur de moi-même. » Dernière chose : la très belle photo de couverture, prise en octobre 1994 pour le dossier du n° 10 de Chorus (réalisé par Daniel Pantchenko, votre serviteur et son épouse**), est signée Francis Vernhet. Quand même, Jean, tu aurais pu vivre encore un peu…
• Jean Ferrat – « Je ne chante pas pour passer le temps », par Daniel Pantchenko, biographie, Fayard, 570 pages, 20 € 90 (plus d’infos sur le site des éditions Fayard).
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*J’en compte aujourd’hui plein d’autres, étant « Citoyen du Monde » dans l’esprit et dans les faits (carte d’identité n° 174 640), depuis que j’ai eu la chance, adolescent, d’assister à une conférence de Jean Rostand et de discuter un peu avec lui à bâtons rompus. Je conserve d’ailleurs précieusement le 25 cm, dédicacé, du discours formidable qu’il avait prononcé au Congrès du MCAA (Mouvement contre l’Armement Atomique pour le désarmement général et la paix par le désengagement), « Un cri d’indignation et d’espoir »… dont je m’étais souvenu (il n’y a pas de hasard) à la création de Paroles et Musique, au moment de trouver un titre à l’édito du premier numéro : « Un cri dans le silence ».
**Laquelle mena un jour, à titre personnel, une joute oratoire extrêmement pointue et malicieuse avec Jean, à propos du rôle de la femme dans La Matinée (magnifique chanson enregistrée en duo avec Christine Sèvres), qui poussa son auteur dans ses derniers retranchements, au grand étonnement d’abord puis au grand plaisir de celui-ci (et du nôtre, donc !).